Alors que s’ouvre le FIPA à Biarritz et que s’apprête enfin à débarquer In Limbo sur Internet, Le Blog documentaire a choisi de revenir sur… Corto Maltese (Secrets de Venise). L’une des dernières publications du département des Nouvelles écritures de France Télévisions, produite par Kids Up Hill et (feu) Lexis Numérique, est un jeu qui plonge l’internaute dans les ruelles de Venise, à coups d’énigmes en tous genres.

corto-malteseD’abord, une précision : je ne connais pas, ou très peu, l’univers de Corto Maltese. Cette mention liminaire obèrera peut-être d’emblée l’intérêt des aficionados d’Hugo Pratt pour cette analyse, mais je ne voyais pas vraiment comment ne pas le préciser, tant elle influe ma perception du jeu. Il manquera donc à ce qui suit les habituelles analogies dont toute adaptation a droit dans la critique qu’on en fait. Pas de « c’est plus ceci » ou « c’est moins cela » ; simplement, quelle fut ma manière d’entrer de plain-pied dans l’univers de Corto Maltese ?

Il y a d’abord une sorte de folie à s’engager dans un récit en 6 chapitres dont la durée semble excéder tous les standards de la narration interactive. Pas de doute, on se situe davantage dans les codes du jeu que dans ceux de l’expérience web. Cependant, sitôt cette donnée enregistrée, j’en viens vite à considérer les Secrets de Venise comme un accompagnement, une fenêtre web ouverte que je délaisse aussi allègrement que j’y replonge, notamment grâce au fait que l’on ne perd pas le fil de notre progression dans le jeu (j’ai eu très peur, un jour que je fermais l’ensemble de mes onglets, de devoir tout recommencer – ce qui heureusement me fut épargné grâce au système de reconnaissance mis en place).

Et il y a déjà ici un premier élément de mon ressenti : peu porté sur les jeux vidéo (mais progressivement initié, notamment par l’inénarrable Florent Maurin), celui-ci me donne la sensation d’un agréable boulet au pied. La réponse à une énigme se refuse à moi ? Qu’à cela ne tienne, si ma patience est entamée, je quitte le jeu et le laisse me reprendre, la volonté intacte, plus tard. Peut-être est-ce le cas de tous les jeux, toujours est-il que les panoramas dessinés sur lesquels on s’arrête n’ont pas l’air d’avoir été abandonnés ; simplement désertés provisoirement. On rêve parfois de pouvoir apercevoir un autre joueur passer au même endroit que nous, s’y arrêter ou nous dépasser. Mais cette fonction n’est pas développée par le jeu, qui reste une aventure entre soi et les personnages que l’on croise. Cette solitude mise à part, le jeu recèle de beaux moments.

Détaillons d’abord rapidement l’histoire : vous incarnez un voyageur crédule pris pour cible par un restaurateur vénitien qui souhaite récupérer des émeraudes. Vous n’aurez de toutes façons pas le choix de vous opposer à votre mission forcée, puisque le bougre a versé du poison dans votre verre qui vous oblige à fouiller les rues de Venise pour obtenir l’antidote… En 6 chapitres, rythmés par la rencontre d’une femme plus ou moins vénéneuse, l’internaute progresse en caméra subjective au gré des canots et des magasins antiques, entre ruelles inhabitées et rencontres impromptues. Le style de dessin tranche franchement avec celui de Corto : aplats de couleurs et peinture numérique, le procédé semble avoir été choisi pour se situer à l’autre bout du spectre pictural incarné par le noir et blanc crayonné d’Hugo Pratt.

Je réitère ma méconnaissance initiale : si les connaisseurs ont pu être choqués par cette intention visuelle, je décide à titre personnel de la prendre comme étant la proposition principale, et non un pâle succédané de l’univers de Pratt. Ce n’est pas extraordinaire, les dessins sont parfois un peu trop figés pour nous plonger dans un rythme mais les transitions et les fondus, comme rarement vus dans des œuvres interactives, ainsi que le découpage en planches de l’écran sur certaines séquences, me font forte impression. Rien de plus agréable que de se laisser porter, simplement en cliquant pour faire advenir le dialogue suivant ou déclencher une animation scénarisée comme une séquence cinématographique. De part en part, Corto Maltese apparaît « en chair et en os » grâce à des – j’imagine – véritables planches animées, avec un léger mouvement de parallaxe, qui me donnent envie de me plonger un jour dans les vénérables BD originales. La dimension interactive, elle, se niche dans des points lumineux à cliquer dans chaque tableau : objet ou ingrédient à ramasser, porte à ouvrir, statue à reconstituer… autant d’actions (ainsi que les énigmes, que nous aborderons plus bas) que permett l’utilisation du langage Unity, moteur de jeu que l’on installe en plug-in sur son navigateur, et qui se fait une place de plus en plus grande dans les options de développement de programmes interactifs auprès des chaînes de télévision (ce qui n’est pas sans poser des problèmes, nous y reviendrons prochainement).

1Bien sûr, je ne comprends pas grand-chose aux références à l’univers ésotérique de Corto Maltese, formalisé par les femmes de chaque chapitre (dont certaines sont belles à se damner, mais c’est une autre histoire). Des références inscrites dans le journal à notre disposition tout au long de l’enquête enrichissent ce qui constitue le mélange alchimico-légendaire de la série originale qui, aux yeux d’un profane, oscille (fans, ne lisez pas la phrase qui suit, vous allez bondir !) entre le lyrique et le grandiloquent, entre le mystérieux et le pompeux. Sur ce point, le jeu ouvre la voie aux ignorants comme moi, tout en les tenant à distance avec un mélange savant et franchement… mélangé entre l’histoire du jeu et les extraits tirés de l’oeuvre.

Les ressorts du jeu, eux, sont matérialisés par la boussole à laquelle l’internaute peut accéder là aussi à tout moment, de manière à savoir où aller, mais aussi à débloquer des portes ou à éviter des traquenards. Toute notion de temps (« dépêche-toi de quitter cette pièce », « vite, le poison commence à faire effet »), reste purement narrative. Vous pouvez très bien partir vous faire un café ou prendre un bain, le personnage vous dira la même chose au retour, même s’il s’est passé une heure. Cette absence de logique de « temps réel » procède certainement d’un souhait de ne pas laisser les internautes au bord de la route. Cette décision de ne pas faire perdre le joueur confère aux Secrets de Venise une force et une limite : privilégiant la narration linéaire mais fragmentée, le jeu procure un sentiment de confort, voire de sécurité. Difficile d’être totalement en dehors du coup, tant l’investissement demandé est aussi important en temps qu’il est faible sur le plan cognitif. On sait où l’on se situe, ce qui nous reste à parcourir, le type d’énigmes auxquelles on sera soumis… Mais cette force se heurte aussi à une limite, précisément dans l’immersion. Sans sensation d’urgence ni de sollicitations de ma singularité de joueur, le jeu s’en trouve comme désincarné, livré à la seule beauté des visuels et à l’astuce des énigmes, dans une narration qui, quoique habile, ne me touche pas vraiment.

cortomaltesePourtant, et c’est un dernier point non négligeable, les énigmes proposées pour avancer tout au long des chapitres m’ont plu. Paradoxalement, leur dimension purement ludique a rapproché en moi leur résolution du plaisir du Sudoku : trouver le bon chemin dans un labyrinthe de couleurs, trouver un code secret ou répondre à un improbable questionnaire sur des barbus et des porteurs de chapeau (je vous laisse découvrir la chose)… Autant de petits plaisirs parfaitement inutiles qui, intégrés à la narration, m’ont fait dire : que vont-ils inventer comme nouvelle contrainte ? Si la manière de répondre à ces énigmes (grâce à un côté de la boussole) n’est pas très évidente de prime abord, on se pique de réussir et d’accéder aux niveaux suivants, avec le petit indicatif caractéristique du déblocage en récompense. Par deux fois, il m’est arrivé de demander au producteur, Mathieu Détaint, de me tirer d’un mauvais pas, d’une énigme qui ne me parlait pas. J’ai pensé à ceux qui n’avaient pas forcément la possibilité de le faire : aurais-je été cherché la réponse quelque part ? Probablement pas, mais c’est ici mon côté non-joueur qui ressort !

Quelle sensation à la fin des quelques 4 heures de jeu et de visionnage ? L’impression d’avoir pénétré un univers, dont j’ai conscience qu’il hybride une création originale et les dessins d’Hugo Pratt. Le goût des énigmes et le challenge qu’elles opèrent sur moi ont fonctionné et je me suis laissé porter « mécaniquement » par l’histoire, même si celle-ci souffre d’une dimension utilitariste qui ne lui confère qu’une existence « relai », un prétexte pour les différents tableaux (graphiques et ludiques). Visuellement, je garde principalement en tête ces fondus-enchaînés, ces moments de réalisation à plusieurs cases se superposant, disparaissant, le tout sans interaction. Peut-être que le jeu souffrira d’être à la lisière du narratif et du ludique et d’être, pour les puristes, en deçà dans chaque domaine. Ils n’ont pas tort, mais il faut rendre grâce aux essais, volontiers casse-gueules, et aux quelques fulgurances qu’elles recèlent. En ce sens, et en tentant une hybridation jeu/BD, Secrets de Venise se place dans la lignée de Fort McMoney.

Nicolas Bole (@Nicolasbole)

Plus loin

– Bande dessinée et documentaire pour raconter le monde

– BD interactive : Dessine-moi un webdocumentaire…

– Portrait : « Kids Up Hill » (E. Lamothe et M. Détaint)

No Comments

  1. Super projet que je viens juste de tester. J’étais très impatient puis très vite déçu. Le projet est en effet bancal, bizarrement calé entre narration et jeux vidéo où ni l’un ni l’autre ne sont parfaitement maitrisé. Mais ne boudons pas notre plaisir. Une oeuvre aussi vaste, distribuée gratuitement, c’est déjà génial !

    D’ailleurs, je n’ai pas compris le business model. Sur le site, on peut trouver le jeu gratuit pour Mac & PC (à installer). Alors que sur steam, le jeu est à 10€. Est-ce le même jeu ?

    Au final, un seul gros problème pour moi : la difficulté est très mal gérée. Dès les premiers niveaux, je me suis retrouvé bloqué. Sans aucune aides pour m’orienter. Je clique partout dans le décors jusqu’à trouver la bonne réponse. C’est vraiment dommage. Le jeu manque de pédagogie.

    • Mathieu Détaint

      Bonjour Gaylord,

      Il y a deux voies pour résoudre chaque énigme ; et il y a des indices pour chaque énigme de l’aventure (le dernier indice est parfois même quasiment la réponse).
      Par ailleurs, en cliquant/glissant dans les décors, les éléments interactifs sont mis en évidence.
      J’espère que ça pourra t’aider.

      Quant à la narration, l’idée est justement de tirer partie des mécaniques du jeu vidéo pour découvrir l’univers d’Hugo Pratt et de son personnage emblématique Corto Maltese. On n’est pas dans une logique de gamers purs 😉

  2. Pingback: Bloc-notes : L’actualité du (web)documentaire #4 | Le blog documentaire

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