L’animal. Non pas le film animalier, mais les relations entre l’Homme et l’animal travaillées par le cinéma. Avec Alain Cavalier, Frederick Wiseman, Werner Herzog et Barbet Schroeder, c’est une très riche matière documentaire que se propose d’analyser la revue. Présentation de l’ouvrage avec son introduction signée Catherine Blangonnet-Auer.

IMAdocC’est le regard calme de Nénette, l’orang-outan du Jardin des Plantes filmée par Nicolas Philibert [1], que nous avons choisi pour figurer en couverture de ce numéro. « Ce regard, écrivait Jean-Michel Frodon à la sortie du film, est riche de l’indécidabilité de ce qui s’y joue, de la puissance d’interrogation de ce qui est partagé, et de ce qui ne l’est pas, entre animaux et humains » [2]. Quelle meilleure ouverture à un questionnement sur ce que le cinéma peut donner à voir, à sentir et à penser de la relation humains/non-humains ?

 «Trop de dévorations et de dépeçages, trop de morts…». Comme Jean André Fieschi le notait en 1996 lors d’une vaste rétrospective de la représentation animalière au cinéma [3], Arnaud Hée fait état lui aussi de sa lassitude de sélectionneur de festival face aux images de morts animales. Il s’interroge sur ce poncif du cinéma documentaire, héritage sans doute du cinéma ethnographique. Que ce soit dans le cinéma documentaire ou dans la fiction, la mort animale a une fonction métaphorique largement exploitée. L’animal vivant est par ailleurs « une figure spéculative et interrogative » et Arnaud Hée souligne la « dimension métaphysique et méditative » de ce cinéma, lorsque le regard de l’animal croise le nôtre par l’intermédiaire de la caméra. Il pose enfin l’hypothèse de l’animal comme vecteur de réenchantement d’un monde épuisé, que ce soit avec le bestiaire des Mille et une nuits de Miguel Gomes ou avec le chien Roxy, dans Adieu au langage de Godard.

Le silence de Nénette. Aucun son ne nous parvient de l’intérieur de son habitacle. Le contraste est saisissant avec le bavardage incessant des visiteurs de la ménagerie, dont on n’aperçoit que le reflet indistinct sur la vitre qui les sépare d’elle. C’est aussi dans le silence des mots que Cavalier filme Le Caravage, le magnifique cheval de Bartabas. Un silence auquel Cavalier ne nous avait pas habitués dans ses derniers films, comme le rappelle ici Charlotte Garson. Elle décrit la manière dont Cavalier fait corps avec sa caméra pour cadrer cette masse de 800 kg et suivre ses déplacements; comment il maintient « une longe invisible » entre lui et le cheval.

Adieu au langage (Jean-Luc Godard
Adieu au langage (Jean-Luc Godard)

Le montage du film est conçu sur la figure de la répétition, de la « reprise », que ce soit dans les séances d’entraînement ou dans les soins rituels prodigués au cheval par les palefrenières. Il s’agit en effet pour Cavalier de « voir ce qui se trame dans la concentration extrême qui relie l’homme à sa monture et de susciter chez le spectateur une semblable concentration ». A l’opposé de la tension du dressage, Cavalier filme une étrange scène de nuit entre Bartabas et ses chevaux : « La pénombre et le silence ajoutent à la texture presque fantastique de ce moment d’intimité ensommeillée ». Cet accord paisible filmé par Cavalier est peut-être le plus beau cadeau cinéphilique que nous offre le cinéaste. Un moment rare où l’homme et l’animal apparaissent « selon leurs logiques propres, mais reconnus dans leur appartenance commune » [4].

Raphaëlle Pireyre a choisi d’analyser deux films qui représentent des postures/limites dans la conception des relations homme/animal : Koko, le gorille qui parle de Barbet Schroeder (1978) et Grizzly Man de Werner Herzog (2005). Les cinéastes y font apparaître ce « trouble des frontières » entre humains et non-humains, trouble qui surgit « chaque fois que le continuisme biologique et l’anthropomorphisme se télescopent un peu vivement » [5]. Dans le film de Schroeder qui rend compte de l’expérience d’une chercheuse américaine, Penny Patterson, avec une jeune gorille, il s’agit de « chercher à parer un animal de la spécificité humaine par excellence, le langage » ; dans celui d’Herzog, à l’inverse, il s’agit pour Timothy Treadwell, dont les images qu’il a filmées seul en Alaska ont fasciné Herzog, de « tenter de vivre à l’état sauvage parmi les ours ». « Etrangement, souligne Raphaëlle Pireyre, tous deux cherchent chez l’animal ce qui leur ressemble, et non ce qui diffère ». Alice Leroy analyse enfin avec clarté et une très grande précision les trois films que Frederick Wiseman a consacrés aux animaux : Primate (1974). Meat (1976) et Zoo (1993). L’observation minutieuse de Wiseman s’applique à trois lieux – le jardin zoologique, l’abattoir et le laboratoire – où l’animal a été réduit par l’homme à l’état de spécimen, de bien de consommation ou de cobaye.

Alice Leroy souligne que Primate trouve « un écho puissant dans la société américaine à un moment où les discours politiques se mobilisent autour du sort réservé aux animaux et promeuvent des militantismes anti-spécistes et végétariens ». Mais Wiseman n’est « le porte-drapeau d’aucun de ces mouvements ». Il ne dénonce rien. Mais son observation met en évidence à la fois l’absurdité des comportements humains et l’« indécidable ambiguïté » des rapports humains/animaux.

Catherine Blangonnet-Auer

 

[1] Nénette. Réalisation : Nicolas Philibert. Production: Les Films d’Ici, Forum des images, 2010. 70 min.
[2] http://blog.slate.fr/projectionpublique
[3] Jean André Fieschi, « Poulpe au regard de soie », in L’Animal écran, Paris, Centre Pompidou (Supplémentaires), 1996, publié à l’occasion de la manifestation Animalia cinematografica, décembre 1995.
[4] Jean-Michel Frodon, ibidem.
[5] Patrick Lacoste, in L’Animal écran, ouvr. cit.
Citons également un film, non analysé dans ce numéro, qui se situe dans cette zone frontière entre humain et animal : Dans le regard d’une bête, de Dominique Loreau (2011, 73 min).

Plus loin

– Alain Cavalier et « Le Caravage » de Bartabas – entretien avec le filmeur

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