C’est l’été, et ça sent un peu les vacances sur les internets… Alors débranchez tout si vous le souhaitez, mais gardez toute de même une petite connexion car la saison est idéale pour dévorer quelques BD interactives !
Nouveaux supports, nouveaux usages. L’exploration des nouvelles narrations a précipité la bande dessinée sur les supports digitaux. Tandis que les éditeurs “papier” tergiversent sur leur transition numérique, les équipes numériques des chaînes de télévision multiplient les productions intégrant le 9ème art. Analyse d’un secteur en pleine mutation, par Edouard Gasnier et Martin Morales.

 

phallaina

 

Connaissez vous la bande dessinée numérique ? Les auteurs du présent article avaient déjà eu le plaisir de vous parler de bande dessinée documentaire en ces pixels. Nicolas Bole vous avait présenté les liens entre bande dessinée et webdocumentaire… il y a 3 ans tout de même ! Depuis nombre d’expériences ont vu le jour et les acteurs de la télévision en particulier ont multiplié les initiatives. On peut penser aux publications, début 2016, de Phallaina ou du Dernier Gaulois. Dressons donc un petit panorama de l’année, et projetons-nous sur le potentiel de cette nouvelle forme d’expression, ainsi que sur ses nouveaux acteurs.

*

Capture*

Petit panorama en dehors des cases

Ponctuellement, certains médias ont ainsi exploré des formes de bande dessinée interactive.

Canal +, pour sa série d’animation Les Kassos, s’est fait un devoir de produire un “turbomédia” par saison, par Malec et Balak – ce dernier étant aussi auteur sur le format court. Si son nom est sur toutes les lèvres depuis le lancement de Lastman, projet dont nous reparlerons, Balak s’est fait connaître pour avoir créé le format de bande dessinée numérique le plus abouti, support historique de bien des expériences : le turbomédia. Repris entre autre dans la plateforme de Marvel, Infinite Comics, il s’agit d’un player universel et open source qui fonctionne en accord avec les modes de lecture de la bande dessinée. Simple d’utilisation pour le lecteur, il dispose d’une réelle profondeur pour les auteurs qui s’en sont emparés.

leskassos01D’autres groupes médias se sont aventurés du côté du 9ème art numérique : dans le milieu du webdocumentaire, en 2013, France 24 sortait Iranorama. Plongée dans la peau d’un journaliste pendant la présidentielle iranienne, l’expérience oscille entre bande dessinée et jeu vidéo. Le projet imaginé par Yann Tuxeda et dessiné par Ulysse Gry, primé meilleur webdocumentaire au Webprogram festival alors sis à La Rochelle, a donné le ton pour beaucoup d’autres projets de webdocs orientés bande dessinée, comme Climat Sous Tension, récemment apparu chez TV5 Monde. France Inter a de son côté développé une expérience mobile autour d’Affaires Sensibles où des auteurs comme Hugues Micol, Nadja ou Stéphane Trapier illustrent les histoires les plus noires de l’émission de radio éponyme.

affaires-sensibles
Affaires sensibles

Explorations régulières

Depuis 4 ans, France Télévisions et le département des Nouvelles Écritures produisent et diffusent environ un projet de bande dessinée interactive par an. Lorsqu’il ne s’agit pas d’œuvres à part entière, ces dispositifs accompagnent des documentaires. Cette affinité avec la bande dessinée s’affirme avec les années, tant et si bien que France 4 prépare une série animée, Lastman, dans l’univers de la BD du même nom, qui s’annonce dantesque.

En 2013 est sorti Moi, J’attends. Adaptation du roman graphique de Serge Bloch, cette application a été écrite par Camille Duvelleroy et Claire Sichez et produite par Les Films D’Ici 2. Le lecteur est invité à « toucher l’histoire » pour la faire avancer. Une oeuvre graphique interactive qui devrait connaître une suite avec l’adaptation de La grande histoire d’un petit trait. Sortie prévue en septembre 2016.

Jeu d'influences
Jeu d’influences

2014 est l’année de Jeu d’Influences. Julien Goetz et Florent Maurin (The Pixel Hunt) nous plongent dans le monde des spin doctors et brouillent les frontières entre roman graphique et serious game. Vous y incarnez un chef d’industrie et votre plus proche collaborateur vient de se suicider… Petit problème : c’est sûrement de votre faute. À l’heure des explications, il vous faudra choisir entre votre éthique ou votre réputation.

Le Dernier Gaulois (2015), co-produit chez Red Corner et Program 33, a bénéficié non seulement de l’expertise de Benjamin Hoguet, mais aussi de celles Lucy Mazel au dessin et du duo Emilie Tarascou & Simon Kansara au découpage (auteurs du turbomédia MediaEntity). Cette « bande dessinée à scroller » permet de découvrir la civilisation gauloise à travers les souvenirs d’Apator, un grand chef Eduen. Cette oeuvre immersive est l’accompagnement web du documentaire du même nom diffusé sur France 2 en décembre 2015.

Le Dernier Gaulois
Le Dernier Gaulois

Dernier fait d’arme en date : Phallaina, bande dessinée de Marietta Ren et produite par Pierre Cattan (Small Bang). Un succès critique au rendez-vous pour cette application mobile, qui mélange parallaxe et baleines blanches sur boucles sonores. Cette bande dessinée numérique a poussé le scroll dans de nouveaux retranchements.

ARTE créatif

ARTE Creative est l’autre moteur majeur de la bande dessinée numérique hexagonale.

Que de chemin parcouru depuis 127, rue de la Garenne, par Laurent Maffre et Thomas Gabison, une fresque interactive qui mettait en scène les témoignages des habitants du Bidonville de Nanterre ! Citons encore Anne Frank au Pays du Manga (2013), une BD documentaire interactive sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale chez les Japonais ; ainsi que Je vous ai compris de Magnificat Films, une e-bd pour tablette adaptée du film éponyme, et qui retraçait le destin de cinq jeunes Algériens à l’aube de la guerre d’Algérie.

Plus récent, la série Trepalium sortie en janvier 2016, a été précédée d’une expérience transmédia, À l’Ombre du Mur, écrite par Thomas Cadène (auteur de Les Autres Gens), et portée par Grégory Trowbridge d’Upian. Un prequel sous forme de journal de bord interactif qui retrace, dans les pas de son narrateur, l’histoire de la chute d’une société – la nôtre – pour mieux introduire l’univers de la série.

Anne Franck au pays de mangas
Anne Franck au pays du Manga

Enfin, la revue du Professeur Cyclope est peut être un des projets les plus ambitieux dans le monde de la bande dessinée numérique, tant sur le plan artistique que sur son modèle économique. Nombre d’auteurs reconnus y ont écrit ou imaginé de nouvelles formes de fictions. Menée par la bande de Silicomix (Gwen de Bonneval, Brüno, Cyril Pedrosa, Hervé Tanquerelle, Fabien Vehlmann), la revue a d’abord existé sous une forme mensuelle pour ensuite devenir trimestrielle et s’inscrire dans une logique événementielle en correspondance avec le calendrier de la chaîne. En trois ans, la revue a exploré la bande dessinée numérique sous toutes ses formes avec une soixantaine d’auteurs incontournables. On espérait de prochaines parutions, mais le rideau vient de tomber sur cette belle aventure…

TanguiJossicCyclope1CouvertureIPadÀ noter que cette fibre « bande dessinée », particulièrement prononcée chez ARTE, s’est déclinée dans de nombreux projets d’animation (Tu mourras moins bête de Marion Montaigne, Silex and the City de Jul’, ou Salaire net et monde de brutes)… Et l’arrivée de la réalité virtuelle comme nouveau médium laisse espérer de nouveaux mariages ! Sens VR, un projet de Charles Ayats, Armand Lemarchand et de l’éternel défricheur de supports innovants Marc-Antoine Mathieu, est un voyage labyrinthique dans un univers aux formes changeantes. Ce jeu interactif produit par Red Corner devrait bientôt sortir chez ARTE.

La télévision française, l’éditeur de bande dessinée de demain ?

Sous cette question aux accents “troll” se cache un réel problème de perspective. La bande dessinée numérique est une forme d’expression encore récente, dont on pensait que les éditeurs traditionnels seraient les chefs de file. Si ce nouveau format ne remplacera très certainement jamais le tirage “papier”, il représente tout de même l’avenir, en ce sens qu’il ouvre de nouveaux horizons narratifs. Mais en l’absence de modèle économique, la quasi totalité des initiatives des acteurs hexagonaux sont au point mort.

Alors, avec autant d’œuvres produites en peu de temps par les plateformes web des chaînes de télévision, se demander s’il s’agit d’un mouvement de fond est une question légitime. La petite lucarne est-elle l’éditeur providentiel dont avait besoin la bande dessinée numérique ?

Des éditeurs 1.0

Du point de vue des éditeurs traditionnels, indépendants ou non, la question de la bande dessinée numérique a fait l’objet de tentatives sporadiques, mais a vite été écartée. Bien sûr, quelques initiatives sont à noter, et elles viennent dans leur grande majorité des auteurs… Ils sont les premiers à avoir saisi l’intérêt et le potentiel du medium.

Nous vous parlions du turbomédia… Après quelques années d’expérimentations, il offre désormais beaucoup de possibilités dans sa structure narrative : scénario à embranchements, utilisation d’animations bouclées, enrichissements hypertextes, voire sonores… Le “turbo” a permis l’éclosion d’un nombre important d’œuvres et l’émergence d’auteurs comme Balak, Malec, ou Mast et Geoffo. Et bien sûr, certaines productions ont été portées au format papier, tel MediaEntity chez Delcourt, mais on ne peut guère parler d’innovation dans le monde de l’édition ici. Supporté par la blogosphère BD, le turbomédia n’a malheureusement pas débouché sur l’explosion d’un genre nouveau, d’un marché émergeant, mais grâce à lui des auteurs ont pu expérimenter la narration pour les écrans.

Il y a eu d’autres expériences ponctuelles : chez Delcourt, Marc-Antoine Mathieu (déjà lui) avait frappé avec l’adaptation numérique de 3 secondes… en 2011. Ave Comics, un distributeur numérique, a lancé le reconnu Lewis Trondheim sur la série Bludzee. Gallimard a soutenu La Revue Dessinée… qui s’est depuis recentrée sur le papier. Spirou a sorti un Spirou Z sur tablette, avec certains strips pensés pour les écrans. Seul Delitoon, adossé à Casterman et soutenu par les sorties de Lastman, propose régulièrement de nouveaux contenus.

Couverture MediaentityReste que, globalement, le secteur économique de la BD n’est pas au mieux. Les gros éditeurs ne se portent pas trop mal, surtout grâce à des valeurs sûres en termes de licences : celles qui se vendent depuis des décennies (Astérix, Blake et Mortimer, Tintin, etc.), et celles, importées (USA, Asie), qui ont connu le succès sur d’autres marchés. Côté indépendant ? Une génération de jeunes auteurs talentueux ont fait exploser l’offre de bulles sur les linéaires… elles-mêmes victimes d’un turnover d’enfer ! Il y a globalement plus de bandes dessinées éditées, mais les tirages sont très limités, et les échecs commerciaux nombreux. Conséquence, les auteurs se paupérisent, leur condition devenant franchement précaire.

Aujourd’hui, les éditeurs se tendent à l’évocation de nouvelles aventures numériques, onéreuses, ne générant pas ou peu de revenus, sans compter que, peu présents sur le web, ils peinent à les promouvoir et à rencontrer leurs publics. Sans soutiens institutionnels, la bande dessinée numérique aurait donc pu se limiter à l’initiative de quelques auteurs, codeurs et blogueurs curieux.

C’était sans compter sur la politique d’exploration de nouveaux formats menée par la télévision.

Anouk Ricard / Professeur Cyclope
Anouk Ricard / Professeur Cyclope

La télévision, actrice incontournable des nouveaux médias

Entre le 8ème et le 9ème art, la filiation n’avait rien d’évidente. Mais plusieurs facteurs ont fait du petit écran le leader naturel de la bande dessinée numérique : 1/ le développement de départements « nouveaux médias » au sein de différents groupes audiovisuels, souvent publics, combiné à l’envie d’explorer de nouvelles formes de narration, 2/ une structure économique qui se porte mieux que celle de l’édition et 3/ le vide laissé par ces acteurs traditionnels. Cette quête de nouveaux contenus a donc porté cette nouvelle forme de création ; et à court et moyen terme, on peut imaginer que l’histoire de la bande dessinée numérique s’écrira sur les plateformes web des diffuseurs TV.

Ce qui pose de nouvelles questions : quelles stratégies numériques adopter ? Quelle place doit-on laisser à ces nouvelles écritures ? Doit-on les centraliser sur une plateforme spécifique ? Les systématiser en accompagnement des programmes ? “Signer” des talents ? Visiblement, aucune des chaînes n’a de stratégie ferme pour l’instant. Mais ces premiers pas dans un monde de bulles donne un nouvel essor à la bande dessinée numérique, et elle en avait bien besoin.

Un soutien « gagnant/gagnant » et extrêmement séduisant pour les diffuseurs. En impliquant la bande dessinée dans son offre de contenus, ils s’assurent le soutien d’un auteur qui maîtrise une grammaire numérique, et se positionnent comme incontournables sur cette vague, émergente, de contenus inédits.

Phallaina
Phallaina

Pour quel résultat, et quel potentiel ?

Le constat reste pour l’instant en demi-teinte. Exception faite pour un petit cercle de projets (Phallaina, Professeur Cyclope, etc.), la grande majorité des expériences créées sont des programmes d’accompagnement. Enfin, quoi de plus normal dans une stratégie transmédia ? L’économie des “nouveaux medias” a encore des pieds d’argile, et reste intrinsèquement liée à la programmation télévisuelle.

Surtout, certains de ces projets n’ont guère eu de visibilité… ce qui n’est pas propre à la seule bande dessinée. Trop nombreuses sont les bonnes œuvres “nouveaux médias” à passer sous le radar. Vous-mêmes en lecteur averti de ce site, en défricheur de nouveaux formats, nous espérons que vous avez découvert quelques références qui vous étaient inconnues en parcourant ces lignes… N’hésitez pas à pousser plus loin votre exploration, cliquez sur ces liens, tonnerre de Brest !, vous avez de la lecture sur la planche…

Sens-VR-cover-760x390Mais la qualité indéniable de nombre de ces œuvres et leur caractère novateur laisse entrevoir un avenir radieux. Surtout, avec les nouveautés développées par les médias sociaux ou encore l’arrivée de la réalité virtuelle, les formes narratives de la BD numérique s’adapteront à ces nouveaux usages, à ces nouveaux formats, comme elle l’a toujours fait.

Reste donc à découvrir un continent nouveau, créatif et vierge, peuplé de formes inconnues, de mondes à rêver, à dessiner et à écrire, et qui n’attendent que de nouveaux explorateurs…

Edouard Gasnier
Martin Morales

Vous aimerez aussi…

– BD interactive : Dessine-moi un webdocumentaire…

– Bande dessinée et documentaire pour raconter le monde

L’histoire de la bande dessinée numérique, par Julien Baudry,

About Digital Comics, théorisant le turbomedia, par Balak, en 2009, et la plateforme de ses héritiers, Turbointeractive

L’Art Invisible, lecture indispensable à qui veut réfléchir sur la bande dessinée.

> Enfin, Bigger Than Fiction produit l’auteur Malec sur un tout autre genre, les Rap-Battles, n’hésitez pas à passer voir le fruit de son travail !

 

 

6 Comments

  1. Rectification : l’application « Moi, j’attends », inspirée du livre de Davide Cali et Serge Bloch, a été réalisée non pas par eux mais par Camille Duvelleroy et Claire Sichez. 🙂 Merci pour cet article et pour votre travail au Blog Documentaire. Bien cordialement

  2. Bravo pour cet article très complet !
    Bises

  3. Ah mais ?… Il manque dans les liens, un gros site: les Auteurs numériques !!
    C’est une excellente plateforme de BD numérique et turbomédias gratuits ! Y’a même un logiciel fourni pour aider les auteurs à faire leur turbo et le diffuser gratos !
    C’est là: https://les-auteurs-numeriques.com/bd/

  4. Pingback: Juillet en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium | Phylacterium

  5. Pingback: Août-septembre en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium | Phylacterium

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *