C’est un film au destin assez miraculeux… « Les Yeux Brûlés » (Laurent Roth, 1986) retrouve une seconde jeunesse après une restauration numérique effectuée par le laboratoire du CNC de Bois d’Arcy, à partir de la numérisation en 2K des négatifs 35 mm et celle des éléments originaux. Cette nouvelle version a été présentée au Festival de Cannes dans le cadre de Cannes Classics et retrouve le chemin des salles de cinéma ce 11 novembre 2015. L’avant-première aura lieu la veille au Forum des Images. Analyse.

yeux-brules-affiche« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Le ton est donné à l’ouverture du film de Laurent Roth par cette maxime de La Rochefoucauld. Comment regarder le soleil sans se brûler les yeux ? Comment céder à cette tentation risquée de s’aveugler en s’approchant trop près de ce qu’on veut trop voir ?

Les Yeux Brûlés sort en 1986, du temps où le service militaire est toujours obligatoire pour les hommes. A travers ce film de commande pour l’ECPAD, c’est à ceux qu’on appelle les « soldats de l’image » que Laurent Roth s’intéresse, ceux dont la mission spéciale est de rendre compte de la guerre. Par un détournement d’images d’archives et à travers la forme de ce que l’on appelle aujourd’hui « docu-fiction », ce film tente ici avec subtilité d’exprimer ce que les clichés de guerre racontent de la vie et de l’état d’esprit de ces hommes envoyés au front. Au delà des images elles-mêmes, c’est dans l’acte de naissance des photographies que nous sommes immergés, dans la dure posture de l’observation figée et dans le temps hors-temps de la guerre.

Présenté comme une fiction-documentaire – mais dans quel sens devons nous placer les termes ? – le film fait un détour nécessaire par la fiction pour donner vie à une mise en scène performative. C’est sans doute grâce à ce dispositif que pouvaient être amenés et révélés les angles morts d’un sujet difficile, qu’une immersion documentaire n’aurait peut-être pas su retranscrire avec la même acuité. La volonté de ce film inclassable est clairement de provoquer le réel, de le faire advenir dans un cadre, en l’immergeant dans des dispositions narratives. Comme s’il s’agissait de révéler une photographie dans un bain d’arrêt.

Guidés par l’actrice Mireille Perrier, jouant le rôle mystérieux d’une jeune femme venue récupérer la cantine militaire de feu Sergent Jean Péraud, soldat photographe, sur les tapis roulants de l’aéroport de Roissy, six anciens reporters de guerre prennent le risque d’exposer leurs états d’âme. On les écoute raconter à travers les volutes de leurs fumées de cigarettes, leurs souvenirs et les récits des aventures humaines qui ont été les leurs à Diên Biên Phu. André Lebon, Daniel Camus, Pierre Ferrari, Raoul Coutard, Marc Flament et Pierre Schoendoerffer sont des hommes de l’image, photographes et cinéastes pour certains. Le défi pour le réalisateur était grand face à eux : il fallait en l’occurrence les rendre inaptes à contrôler leur propre image. Les amener à se révéler au delà des discours officiels. Assis tour à tour auprès de la comédienne sur ces sièges orange criard des années 1980, ils répondent aux questions improvisées de Mireille Perrier, impertinente mais bienveillante, pleine d’ingénuité envers un objet qui la trouble et l’émeut. Car il s’agit de parler à des hommes endurcis, d’une pratique d’hommes – la guerre – et de ses paradoxes. Cette femme, mise en scène par Laurent Roth, agit en contrepoint, comme pour faire émerger les zones de friction. Déboussoler des hommes confortablement installés dans des certitudes rassurantes, pour ne pas céder à l’angoisse insupportable du doute. Mireille Perrier dit ne rien connaître de la guerre, de cette sphère masculine tournée vers la stratégie et l’endurance combative. Et c’est précisément ce qui motive la mise en scène fictionnelle imaginée par Laurent Roth, où elle se retrouve comme envoyée en éclaireuse recueillir les failles et les contradictions d’une profession qui n’a cessé de représenter un fantasme de l’aventure et de l’héroïsme.

Les séquences d’entretiens, tout à fait improvisés, sont de véritables rencontres entre cette femme énigmatique, fiction que l’on aurait plongée dans le bain du réel, et ces hommes non moins mystérieux, qui reviennent et se souviennent, racontent et expriment en mots des marques que leurs clichés ne cessent de dire en formes. Laurent Roth a voulu à travers la confrontation des genres donner à une femme, Mireille, la primauté de la parole, dans une quête de sens sur un terrain où précisément les femmes sont souvent absentes mais toujours symboliquement présentes. Car ce sont des noms de femme – Huguette, Isabelle… – que l’on donne aux différentes sections militaires en Indochine. Ce sont symboliquement les femmes qui sont aux mains de l’ennemi lorsque les troupes sont « prises ». Les mots de Pierre Schoendoerffer sont d’ailleurs parlants vis-à-vis des représentations de l’époque : « nous filmions une femme nue », métaphore de la guerre.

Le personnage de Mireille est en soi une énigme. Cette figure qui incarne « la féminité » ou la « pureté » et qui interroge, éhontée, ces hommes, en s’interrogeant inévitablement sur elle-même. On se demande qui on voit de l’actrice ou de la véritable personne lorsque des larmes perlent à ses yeux ou lorsqu’elle baisse la tête l’air songeur. Laurent Roth explique d’une façon très sensible qu’il « aime la rime de son visage avec la guerre filmée en noir et blanc ». Au jour succède la nuit. A la douceur, la poigne. Au féminin, les mâles. On peut penser que cette binarité est un peu forcée, mais lorsqu’aux entretiens conduits par Mireille se succèdent des archives de guerre, montées comme de véritables scènes poétiques, on y voit la profondeur du questionnement qui anime le film dans son entièreté. Comment représenter la guerre, son effroi impensable et son inexplicable tragédie ? Laurent Roth choisit de faire jouer ensemble le noir et blanc des images de guerre avec les couleurs du temps présent, comme pour nous raconter quelque chose dans l’espace de ces transitions chromatiques. Est-ce pour souligner la prégnance d’images mythiques dans nos imaginaires contemporains ? La vulnérabilité des actions humaines face au temps ? Les lieux de combat s’alternent avec le lieu transitif de l’aéroport, à la manière d’une évocation de l’instabilité humaine dans l’inconstance du temps et de l’espace.

De ces images de guerre puisées dans le fond de l’ECPAD, on voit des hommes qui courent les uns après les autres, des nuages ronds dans des images de ciel récurrentes, de la fumée qui s’y mêle, des hommes qui dégringolent d’une colline, des hommes qui trébuchent, qui se débattent. Devant la caméra, des regards fixes, parfois amusés, des hommes toujours en groupe. Ces images nous donnent l’impression contradictoire d’une petitesse, d’une fragilité et d’une finitude, dans ces gesticulations répétées. Laurent Roth assume avoir travaillé ces archives comme si elles avaient été du found footage. Les contextes sont mélangés, aucun n’est particulièrement souligné, cela n’a pas d’importance. L’essentiel est ailleurs. Il est dans la l’équation vertigineuse que pose l’image de guerr e: son esthétique, son éthique et sa lisibilité.

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Que vit celui qui est derrière les images ? Celui qui est notre œil, qui invente la guerre dans la performance de son regard, et nous la renvoie pour qu’on s’en empare, nous qui avons besoin de voir pour croire. Il n’est ni dedans, ni dehors, sa place est comme suspendue en l’air. Mais il ne flotte pas au milieu des hommes, même s’il n’a de légitimité qu’à travers cette mission qui lui incombe. Il appartient bel et bien au corps de ces hommes. Pourrait-il se tenir au milieu d’eux sans les côtoyer, partager leur vie et leur corvées ?

Les évocations des six reporters sont presque nostalgiques : le sentiment de fraternité et de partage dans les troupes représente un souvenir précieux. Partager la faim, la soif, l’attente, le lot quotidien des tensions face au vide et au guet. Car la guerre n’est pas seulement faite de tirs d’armes, elle est aussi tout ce qui passe entre les images. Elle est aussi composée de longs moments d’attente et d’une certaine communion dans cette expérience, humaine malgré tout. On pourrait penser en les écoutant que ce qui les trouble le plus n’est pas la mort qu’ils affrontent, mais la vie dans son intense et bouleversante fragilité.

Pour chapitrer les récits des reporters, des interludes sont formés par des images saturées de silhouettes d’hommes au maquis, ralenties comme pour montrer chaque micro-seconde de ces actions, et décomposer cette attente, cette marche inéluctable vers l’ennemi. Quels sont les risques dans cette quête d’images ? Loin d’être seulement des documents historiques, elles impliquent toujours ceux qui les prennent. Elles trouvent leur sens à travers le regard de chaque photographe. Les clichés de Jean Péraud, mort à 29 ans, sont des condensés intenses d’hommes au combat. Pierre Schoendoerffer qui était son compagnon d’armes dira de lui qu’« il s’est évaporé comme un nuage ». Mireille pose la question de la beauté : comment voir de la beauté dans toute cette fumée ? Jean Péraud, pour tous, n’était autre qu’un artiste qui la cherchait, inexorablement.

La fonction des images, telle que la pense le Service Cinématographique de l’Armée est d’informer et rendre compte de l’action de l’armée. La propagande n’est jamais loin. N’oublions pas qu’il s’agissait d’une époque où la participation à la guerre correspondait à des valeurs nationales et à un devoir moral qu’il n’était pas simple de défier. Les hommes ne pouvaient être que conditionnés dans ce contexte coercitif. Comment informer sans être soi-même pris dans le cercle que la guerre institue, dans sa routine et ses gestes fraternels ? Que s’agit-il de dire de la guerre ? Que montrer ? Que cacher ? N’est-ce au fond qu’une tentative de retranscrire cette malédiction de l’homme qui jaillit de sa « fascination pour la mort » ?

Dans la fiction des Yeux Brûlés, on aperçoit un photographe qui traque de loin Mireille. Quelques plans tout au long du film nous le montrent, tentant vainement de se cacher pour qu’enfin Mireille s’en rende compte dans une scène finale rocambolesque où elle s’échappe en taxi de l’aéroport, laissant l’homme à l’appareil derrière elle. Il y a dans cette échappatoire une correspondance avec ce qui caractérise la disposition d’esprit, proche de l’animalité, du reporter sur le terrain, et par extension du soldat même : l’attente, le guet, la traque.

La photographie est, au même titre que la guerre, constituée d’attente et de traque. Le photographe doit composer avec un réel en mouvement dans lequel il est lui-même acteur et metteur en scène. Son regard et sa position sont probablement aussi stratégiques que les gestes physiques d’un combattant. A l’image de l’effort que nécessite un tir bien visé, saisir un instant sur le vif ou composer la représentation d’une scène sont les défis d’un cliché victorieux. La posture ingrate du photographe, a fortiori du reporter de guerre, l’amène à vivre parfois des dilemmes moraux. Dans une séquence intense qui constitue le cœur du film, Mireille demande à Marc Flament s’il a déjà photographié l’agonie. Question rhétorique : ce fût en effet le cas pour lui, engagé dans l’armée « pour en finir avec la vie », espérant mourir tué par les autres. C’est finalement lui, dans un revirement ironique, qui assiste à la mort d’un autre. Plusieurs clichés de ce moment suspendu sont pris. Cet homme était un ami. Le photographier était un acte d’amour. Rien de ce qu’on peut appeler le voyeurisme. « Mais vous n’avez rien ressenti ? ». Silence. Le photographe a les yeux dans le vague. « On peut couper ? ».

Se trouver à la bonne distance nécessite une prise de risque indispensable. Cette distance est éprouvée, elle est comme pour le cinéma documentaire, celle de l’écoute. Quelle distance avoir devant un corps qui agonise ou qui s’apprête à mourir?  On ne peut s’empêcher de penser à Kevin Carter, auteur de cette photo déchirante d’une petite fille qui meurt de faim, prise en proie par un vautour qui la fixe. Ou à la photo d’Eddie Adams, Saigon Execution, qui saisit les derniers instants de vie d’un prisonnier vietcong, le pistolet sur la tampe. Trop loin, trop près, d’où faut-il regarder pour voir ? Faudrait-il parfois refuser de voir ? Comme l’affirme Serge Daney dans une réflexion sur le film, « il n’est d’image que faite en ‘coproduction’ avec la mort ». Une mort symbolique pour le regard du photographe qui s’en brûle les doigts, les ailes ou les yeux….

yeux-brulLaurent Roth aime cette idée de se mettre, pour ce film de commande, dans la même position que les reporters qu’il met en scène. De la même manière qu’eux, il se demande ce qu’il faut dire de la guerre et comment. Que pourrait-on bien dire ? La contrainte de la commande impose un rendu mais devant un sujet aussi épineux, mettre en forme un point de vue à travers l’exercice formel paraît évident, et même salutaire. En guise de prolongement aux entretiens, on lit sur un écran noir la définition du mot « pithiatisme », suivie d’images d’archives d’hommes traumatisés atteints de cette phobie des objets liés à la guerre. Cela fait aussi partie du propos de Laurent Roth qui tente de poser les termes d’une question complexe, mais qui assume dans ces plans une position plus directement critique.

Il nous amène en tout cas vers un retournement des images de guerre et de notre fascination pour elles : que cherche-t-on en les regardant ? Intemporel, ce film donne à penser sur une profession qui soulève souvent des questions éthiques, lourdement responsable dans ce qu’elle génère comme représentations visuelles et imaginaires collectifs. L’image n’est jamais seulement informative. Trente ans après le film, l’heure est finalement à la surproduction d’images. Quitte à remettre en cause la valeur et l’essence même de la photographie de guerre. La propagande par l’image nous fait malgré nous assister à des décapitations, des pendaisons, des lapidations, à travers des images exhibant des exécutions sommaires de journalistes, de dirigeants aux visages tuméfiés, ou à travers d’innombrables photos de corps anonymes gisant sur le sol. Ces images nous heurtent parce qu’elles nous forcent à assister à la pire des déshumanisations. Doit-on tout voir ? Et si c’était le cas, ces images nous disent-elles autre chose que l’horreur sans transition ?

Aujourd’hui, c’est en fait une toute autre question que l’on se pose. Peut-on croire ce que l’on voit ? Qu’en auraient pensé les six reporters de guerre du film de Laurent Roth ? Nous sommes-nous déjà brulés les yeux dans notre obstination à vouloir voir au-delà du soleil  ?

Rym Bouhedda

Bonus

La critique de Serge Daney parue dans Libération en 1986

Le point de vue de Mireille Perrier sur le film

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