Comment va le cinéma documentaire ?

Vaste question sur laquelle s’est penché le ROD (1) qui a publié, en ce mois de mars 2011, une intéressante et inquiétante étude sur la place de la création dans le documentaire entre 2000 et 2010.

Le genre se porte apparemment bien : il est parfois diffusé en prime time, recueille de temps en temps des succès de fréquentation en salles, et les festivals qui lui sont dédiés fourmillent d’initiatives et d’audaces – en France et dans le monde. Voilà pour l’arbre.
Vu de la forêt, le sentiment est tout autre, notamment quand on réfléchit à la place de la création documentaire à la télévision : moyens financiers exsangues, tensions accrues sur les durées de fabrication, pressions croissantes des diffuseurs pour imposer leurs « lignes éditoriales », libertés de fond et de forme rétrécies à une portion telle que le « formatage » (journalistique) devient monnaie courante… etc.
C’est pour confronter toutes ces impressions à la froide objectivité des chiffres que le ROD a mené cette étude. Les conclusions sont effrayantes quant à la diversité des cinémas documentaires proposés aux (télé)spectateurs. Le hiatus s’avère grandissant entre la vitalité de la création des auteurs, réalisateurs et producteurs indépendants – tous fragilisés – et les politiques mises en œuvre par des diffuseurs tout puissants.

Le poids des mots

Qu’entend-on par « cinéma documentaire » ? Toute réflexion doit effectivement passer par ce préalable tant ces deux termes sont devenus « fourre-tout ».
Le rapport rappelle avec justesse que la Commission Nationale de la Communication et des Libertés avait, en 1987, défini le documentaire de création comme « caractérisé par la maturation du sujet traité, la réflexion approfondie et la forte empreinte  de la personnalité d’un réalisateur et/ou d’un auteur« . Définition désavouée en 1990 par le Conseil d’Etat…
Depuis, le flou est de rigueur, et il avantage tout ce qui ressemble au documentaire sans en être. Certaines porosités tendent à dévoyer les mécanismes d’aides à la création. On pense notamment aux reportages journalistiques qui peuvent prétendre à certains financements dont il furent un temps exclu.

Serge Lalou rappelle avec justesse qu’il reste impossible d’aboutir à une définition objective d’un film documentaire, mais « le reportage se reconnaît par son rapport à l’illustration ou l’absence de mise en jeu« . Rappelons avec lui que le « sujet » ne fait pas le film. Les œuvres documentaires relèvent d’abord d’une démarche artistique qui structure la représentation du Réel. Toute catégorisation est, dès lors, impossible.

Panorama de la création documentaire sur 10 ans

Cette décennie a été marquée par un indéniable essor quantitatif du cinéma documentaire, porté par la création de la Sept en 1986 (puis Arte en 1989) et du Cosip (4) en 1986.L’émergence de nouveaux acteurs, publics et privés, petits et grands (La Cinquième, Planète Odyssée, TV 10 Angers, Images Plus-Epinal) a également permis une certaine diversification de la production. 2 225 heures de documentaires ont ainsi été produites en 2009.

La liberté des formes et la légèreté des lignes éditoriales des chaines locales ou thématiques ne sont toutefois aujourd’hui plus qu’un lointain souvenir. TV 10 Angers, par exemple, a cessé d’émettre alors que les conditions d’accès au Cosip s’étaient durcies. Sur le câble et le satellite, les acteurs se sont recentrés sur une identité plus marquée, réduisant d’autant le spectre des possibles.

Même phénomène pour la TNT venue prendre le relais du câble : les chaînes veulent imposer leur marque et resserrent leurs cibles. « Cette politique, centrée sur une demande supposée et une logique de marketing s’affirme et se diffuse dans un environnement concurrentiel« , indique le rapport du ROD. De plus, les moyens financiers de la TNT demeurent faibles, ce qui tend à diminuer le coût horaire des films produits, qui se focalisent par ailleurs trop souvent sur des « sujets » similaires.

Le constat ne saurait être complet sans la mention de la prédominance d’Arte et de France 5 dans le paysage documentaire télévisuel français. Les deux chaênes ont diffusé 72 % du volume horaire de documentaires des 15 chaînes de la TNT. Les chaînes hertziennes (publiques, surtout) se concentrent de leur côté sur de très grosses productions diffusées en prime time. Elles s’en contentent, rassurées par les audiences et la plus-value culturelle dont elles peuvent se targuer.

Offre et demande, création et façonnage

Le coût horaire moyen d’un documentaire s’établit aujourd’hui à 160.000 euros environ. C’est un maigre rattrapage par rapport à ce qu’il a été dans les années 90. « La hausse du volume horaire entre 1997 et 2002 est inversement proportionnel à la baisse du coût de production : les deux phénomènes sont probablement corrélés« , note le rapport.

On pourrait penser que la baisse des coûts techniques (caméras numériques, montage virtuel) a eu une incidence sur ce coût horaire, mais leur part reste stable dans les budgets généraux. Le ROD explique : « la baisse des coûts de production est en grande partie le fait de l’intégration de l’économie documentaire dans l’économie plus ‘concurrentielle’ de la télévision« . Les nouveaux entrants, notamment, ont trouvé dans cette forme un moyen de disposer de programmes propres à bas coûts. Or, une fois installées, ces chaînes n’ont pas augmenté leur participation financière, ni rattrapé leur retard par rapport aux chaines hertziennes. Notons également que les diffuseurs apportent en moyenne près de 50 % du coût de production d’un documentaire. Le pourcentage avoisine 75 % quand on parle de fiction.

Objectivement, près de la moitié de la production documentaire est aujourd’hui sous-financée, ce qui fragilise les sociétés de production, tend à faire baisser les salaires et les moyens concédés à chaque film (en temps, notamment).

Le ROD constate par ailleurs que le secteur est enlisé dans une situation d' »oligopsone ». On compte en effet plus de 600 producteurs de films en France (ce qui recouvre, certes, des réalités très contrastées : moins de 10 % des sociétés produisent plus de 40 % des films) et une poignée de diffuseurs (France Télévisions, Arte et Canal + essentiellement). Dès lors, « cette situation permet à des réalisateurs clefs de se trouver en situation hégémonique et conduit à un resserrement dans les choix des sujets. Le pouvoir de négociation est très défavorable aux acteurs et producteurs, dans un rapport de quasi sous-traitance« .

Il reste significatif que les dix plus importantes sociétés de production aient changé de nature au fil de la décennie. Elles étaient jadis des entreprises indépendantes produisant des films d’auteurs. Elles sont souvent, aujourd’hui, des agences de presse ou des filiales de grands groupes.
Cette mutation est finalement une réponse aux exigences des chaines de télévision, toutes lancées dans une aveugle course à l’audimat. Les producteurs se sont adaptés à ce critère de jugement quantitatif exclusif. Les décideurs ont adopté cette « vision d’investisseur public au détriment d’une politique de service public ».

Cette trop méticuleuse attention portée à l’audimat est d’autant plus pernicieuse qu’elle s’applique case par case, programme par programme. Une vision plus générale, à l’échelle d’une grille de programmes prise dans son ensemble et sur un temps long, permettrait de ne pas tomber dans les facilités qui sont celles du service public en 2011. Au final, cela se traduit, dans l’ensemble du PAF, par une « tendance au mimétisme généralisé et à la marginalisation de l’originalité« .

Cette logique de case appauvrit dramatiquement la diversité de la création documentaire. Les diffuseurs pensent d’abord « sujet », « marketing éditorial » et « ton ». Ils estiment que le spectateur est habitué à une certaine forme (formatée), et que d’autres propositions pourraient le faire fuir. Dès lors, ces cases sont avant tout remplies en fonction des commandes des chaines, et non grâce aux propositions des producteurs indépendants. L’initiative a changé de camp. Les réalisateurs qui ambitionnent des diffusions télévisées doivent se conformer aux directives, d’autant plus prégnantes quand il s’agit de collection. Le « traitement » des « sujets » y est très précisément détaillé. Les effets d’écriture ont aussi des effets de sens.
Le ROD explique : « On voit de moins en moins d’œuvres en immersion, suivant sur une longue durée des personnages dans leur quotidien, et donc nécessitant une longue période de montage, au « profit » d’œuvres avec plans fixes des personnes racontant le sujet, et avec voix off liant le sujet et « imposant » le point de vue de l’auteur, que l’image seule n’exprime plus« .

Il est désormais nécessaire de livrer les images avec leur mode d’emploi. La concurrence d’Internet n’arrange rien : il faut toujours plus de rapidité, de didactisme et de simplicité. L’écriture journalistique contamine tous les programmes, ce qui exclut la vaste diversité des possibles documentaires à la télévision. Les diffuseurs sont en outre en position de force étant donné la structure actuelle du secteur.

Deux pistes d’amélioration sont toutefois envisageables. Le recours au « Qualimat », d’une part, qui mesure l’appréciation d’un programme d’une manière plus fine que le simple décompte quantitatif (Canal + en est très content). D’autre part, l’essor des technologies numériques pourrait permettre un allongement de la durée d’exploitation des oeuvres  au-delà de leur simple diffusion télévisuelle. Il conviendrait, dès lors, de comptabiliser toutes ces projections.

Le cinéma, d’abord en salles et en festivals

Face à la dégradation des relations au sein du trinôme réalisateur-producteur-diffuseur, les aides à la création et le foisonnement des festivals soutiennent heureusement toujours la création documentaire, même si celle-ci peine à accroître sa visibilité.
Les chaînes de télévision tendent à se désengager du financement des œuvres documentaires, mais les collectivités territoriales – régions en tête – ont pris le relais avec une efficacité certaine. La bourse « Brouillon d’un rêve » de la Scam, créée en 1992, va également en ce sens. Ces films aidés au niveau local fleurissent en festivals, où ils trouvent une exposition privilégiée.

Signe des temps : la part des films documentaires autoproduits est en constante augmentation en festivals. Ils représentent même 44 % de la sélection du FID à Marseille. La tendance est inverse pour les films aidés et soutenus par les chaines de télévision qui se raréfient dans ce type de manifestation. Certains expliquent ce phénomène par la part trop belle que les festivals accordent à la forme au détriment de l’intérêt des sujets. Pas sûr que l’examen attentif de la dernière sélection du festival « Cinéma du Réel » résiste à cette explication…

71 films documentaires ont bénéficié d’une sortie en salles en 2009, totalisant 2 984 000 spectateurs. Ce sont généralement des films que la télévision ne veut plus, ne peut plus produire. Ces diffusions sont toutefois régulièrement marginales (moins de 10 copies), mais elles permettent à certains films au budget modeste de trouver une couverture médiatique (presse) inespérée compte tenu de leurs moyens. La durée de vie des documentaires en salles est souvent plus longue que pour les œuvres de fiction, et les frais de distribution bien moindres. Un travail d’accompagnement et d’action culturelle est également régulièrement mené pour accompagner la rencontre entre ces films et le pubic. Tout cela reste fort peu rémunéré, ce qui ne permet pas encore de parler de modèle alternatif au modèle (télévisuel) dominant.

Les cinéastes peuvent cependant trouver au cinéma un moyen de diffusion qui sied à leur démarche. Ainsi, Nicolas Philibert : »Quand je fais un film, moins j’en sais sur le sujet, mieux je me porte. Bien entendu, c’est absolument contraire à ce que prêchent les télévisions, qui demandent aujourd’hui de plus en plus de garanties aux cinéastes, qui demandent des scénarios de plus en plus précis. (…) Il y a là quelque chose de très contradictoire avec la portée cinématographique d’un projet qui a partie liée avec cette partie d’invisibilité, avec cette part d’inconnu, avec ce désir de faire le chemin en marchant, de faire son film sans chercher à prendre trop d’avance sur le spectateur, ou à le surplomber par un étalage de savoir préalablement engrangé« .

Perspectives (numériques)

Pour finir, le ROD avance quelques propositions pour « refonder le cercle vertueux d’une télévision novatrice et respectueuse de ses créateurs comme de ses spectateurs« . Il serait nécessaire de redynamiser la politique éditoriale des chaines publiques (en privilégiant la logique patrimoniale sur la logique de marque), de renforcer le rôle incitateur et régulateur de l’Etat (en favorisant les prises de risques éditoriales, les créations de nouvelles « cases » et les financements de projets peu aidés) et de favoriser une meilleure exposition des oeuvres aidées par le CNC (par la création d’un rendez-vous hebdomadaire de documentaires non formatés en écriture et en sujet sur le service public).

Pour autant, si « le dialogue entre diffuseurs, producteurs et réalisateurs a permis des prises de risques, des « tentatives », des exceptions, un accompagnement de regards libres, corrosifs, voire impertinents« , faire le pari d’une réforme des pratiques de France Télévisions semble audacieux, si ce n’est naïf tant le groupe public peut paraître, à bien des égards sclérosé (cette dernière assertion n’engage pas le ROD). Certains changements sont souhaitables, mais ils risquent de s’effectuer à la marge.

D’autres  diffuseurs, Arte en tête, ont fait le pari d’Internet pour diversifier leur offre et encourager la création. Rien de véritablement révolutionnaire n’est récemment apparu dans le domaine du webdocumentaire, mais la piste mérité d’être explorée. Encore faut-il en avoir les moyens. Et encore faut-il pouvoir se départir d’une écriture calquée sur les codes journalistiques. Du reste, la multiplication des supports complémentaires permet de penser différemment les oeuvres en amont, d’en diversifier le financement et d’en accroître l’audience tout en modifiant la temporalité de leur réception.

Les perspectives qu’offre potentiellement les technologies numériques n’ont pas encore été défrichées. Elles intimideront les moins audacieux, et réjouiront les plus téméraires. A long terme, le cinéma documentaire peut, en dehors des salles obscures, trouver sur le Net un formidable espace de développement. La diversité des formes, des discours, des regards et des écritures y est permise, si ce n’est encouragée. Reste à en bâtir un modèle économique viable pour attirer les meilleurs talents. Une étude sur ce sujet reste à écrire…

Cédric Mal

Les précisions du blog documentaire

1. Le ROD, Réseau des Organisations du Documentaire, a été créé à la fin de l’année 2007. Il regroupe notamment ADDOC (Association des cinéastes documentaristes), le C7 (Club du 7 octobre), le SPI (Syndicat des producteurs indépendants), la SRF (Société des réalisateurs de films) et l’UPSA (Union syndicale de la production audiovisuelle).

2. Parmi les réalisations du ROD, il est à noter la création, par le CNC en 2008, d’une Aide au Développement Renforcé destinée avant tout aux projets de films ne bénéficiant pas de l’appui matériel et financier d’un diffuseur. Cette aide a été reconduite en 2010 pour appuyer le tournage et le pré-montage des initiatives les plus créatives, et ceci pour tenter de convaincre ensuite lesdits diffuseurs..

3. Vous pouvez télécharger ICI l’intégralité du rapport du ROD.

4. Le COSIP (Compte de soutien à l’industrie des programmes audiovisuels) est un système du CNC qui permet de « mutualiser et redistribuer des ressources pour favoriser le développement d’une création audiovisuelle indépendante« . Il est alimenté par une partie des recettes des chaînes de télévision, des éditeurs vidéo, des salles de cinéma et des fournisseurs d’accès à Internet.

5. Une mission d’étude et de réflexion sur le documentaire de création a été mise sur pied par le ministère de la Culture. Des propositions sur le financement du secteur sont attendues au mois de juin. Les rapports entre producteurs, diffuseurs et auteurs devraient également être abordés, nous indique Télérama.

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