Des ordinateurs, des poèmes lancés au monde, des caleçons « Dada-Data », 80 participants, de la charcuterie et… 104 tweets pour refaire vivre l’événement ! Dans le célèbre Cabaret Voltaire, le hackathon Dada, boutiqué en cabaret digital par Anita Hugi et David Dufresne, a tenté le week-end dernier de réintroduire l’esprit des pionniers réunis à Zurich il y a un siècle. Avec en point d’orgue quelques détournements Dada où les GAFA en prennent pour leur grade.

01_hub_without_urlTout a commencé par un manifeste rétro-dada lancé en quatre langues par Ken McKenzie Wark, le théoricien et sociologue qui a accolé hacker et manifeste pour dire au monde que le web devait aussi, comme les glorieux aînés Dada, détourner le langage. C’était il y a presque 15 ans et ce web des origines a aujourd’hui laissé sa place à l’appétit glouton des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon, NDLR]. Qu’à cela ne tienne ! La bande de « Dada-data », dont nous avons longuement parlé il y a un mois lors de la sortie de cette « fabrique documentaire » sur ARTE, conviait quelques esprits frondeurs au Cabaret Voltaire pour créer, expérimenter et, si possible, tout exploser de ce web honni. Alors Ken McKenzie, secondé par Anita Hugi, David Dufresne et Paolo Pedercini, a déclamé ce manifeste rétro-dada auquel on n’a pas compris grand-chose mais qui posait déjà les auspices sous lesquels les 30 prochaines heures allaient se passer : le spectacle serait idéalement loufoque, bruyamment rieur et aurait lieu dans l’assistance autant que sur scène.

© Nicolas Bole
© Nicolas Bole

Avant la nuit, deux conférences rythment le début du hackathon dans un désordre délinéarisé où chaque table commence à imaginer des petites oeuvres analogiques. Papier, carton, colle et même feuilles de tomates cerises ou mie de pain : tout est bon pour lancer l’esprit d’initiative créatrice de Dada. Le sociologue en communication visuelle Joël Vacheron et le « game-maker » Paolo Pedercini subissent quelque peu l’indiscipline des groupes, qui n’écoutent que d’une oreille. Paolo, qui dirige Molle Industria, donne quelques idées en forme de slogan pour réactiver Dada à l’ère numérique : « Comment peut-on être anti-guerre quand la guerre est invisible ?« . Puis, celui qui dit « faire des jeux parce qu’il n’aime pas les jeux » introduit la figure de Donald Trump, « Dada sans le vouloir » dont il faut pouvoir rire. Tout sauf un hasard, l’assistance commence à bricoler idées farfelues sur hommages plus ou moins directs… notamment à Ubu, le très dadaïste roi d’Alfred Jarry.

© Nina Hubinet
© Nina Hubinet

Des Ubus, il y en avait trois dans l’assistance, et ils ont rafraîchi l’esprit Dada en lançant leur manifeste à coups de pétards : les artistes numériques français Albertine Meunier, Julien Lévesque et Bastien Didier portent la casquette comme personne, sauf quand ils décident d’arriver sur scène tout de rose vêtus. Dans un éclat de rire, le bruit des pétards fuse au son du manifeste que voici :

c’est ma data là
mais ceci n’est pas de votre ressort
la data c’est GAFA
la datum c’est Badaboum
ma data est une poule aux oeufs d’or
Lucky la Data qui ne peut être vendue
Pâquerettes à Gogo
quand la data se manifeste, 
cela fait à Dada 
à hue et à dia !
quand la data se vide de sens
elle change de direction
je répète
la data c’est GAFA
la datum c’est Badaboum
la data, c’est comme un ange
Unisex et pur esprit
c’est la data là
c’est la data là
qu’on se le dise !

© Nicolas Bole
© Nicolas Bole

Sitôt présenté, sitôt utilisé : le pétard devient, à la table des trois artistes numériques, une arme de détournement massif : messages enveloppés sur eux-mêmes, destinés à se faire exploser. Ailleurs, on s’active, entre la charcuterie et le fromage, pour produire des manifestes que le micro ouvert recueille alors que minuit approche.

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Quand la nuit enveloppe le Cabaret Voltaire et que les passants interloqués ne passent plus devant la fenêtre où les équipes sont réunies…

© Nicolas Bole
© Nicolas Bole

… c’est un public plus clairsemé qui continue à créer dans la lueur bleutée des écrans d’ordinateur. La presse, d’Amaëlle Guitton de Libération à Annick Rivoire de Makery, confectionne des articles. Les étudiants de l’école d’art zurichoise ZHDK continuent de live-streamer la soirée, entourés de leurs caméras décorées comme des collages. Ils ont aussi confectionné une curieuse machine à « dire au monde ce qu’on veut », en se risquant à confier sa tête à une… cuvette de toilettes. Homme-orchestre, David Dufresne ne coupe pas à l’exercice…

© Nicolas Bole
© Nicolas Bole

Dada dormait-il le matin ? Un siècle plus tard en tout cas, les nuits prolongées laissent le champ de bataille sémantique sans combattant : à 10 heures, on n’entend guère que le doux bruit de l’imprimante 3D. Mais très vite, les participants reprennent leurs places : il s’agit de finir un manifeste dada d’ici à la restitution de 18 heures. 5 projets plus ou moins fous, plus ou moins numériques, sont sur les rails : le générateur d’impression de texte par lecture des pensées (via Arduino) du trio Albertine Meunier / Julien Lévesque / Bastien Didier est certainement le plus barré de tous… Mais sur une autre table, on bricole, sans un bout de code, un protocole destiné à utiliser l’écriture prédictive de nos smartphones pour générer des mini-manifestes Dada ! Et ailleurs, le collage cher à Dada, n’a pas dit son dernier mot…

A 11 heures, on fait de Google un bouffon. Albertine Meunier, Julien Levesque et Bastien Didier, décidément sur tous les fronts, proposent au public de recréer au micro les cris d’animaux que Google enregistre. Performance et éclats de rire : il y a même des cadeaux à la clé, sagement rangés dans une valise antédiluvienne. Casquettes à message, caleçons brodés Dada-Data : à chaque partie du corps son message Dada. Une petite dizaine de personnes s’y essaie : du canard à la baleine à bosses, le cabaret Voltaire se transforme en ménagerie numérique

Buffet froid, machine à café et le retour de Donald Trump : l’assistance se remplume à quelques heures de la fin du hackathon. A 14 heures, les suisses de W3rkHof Media Arts occupent la scène pour présenter des comptes Twitter de personnalités que tout un chacun peut incarner. Leurs points communs ? Des individus dont les réelles sorties médiatiques n’ont rien à envier à une bouffonnerie qu’on espèrerait factice…

Le projet @TheRealNovella regroupe @eTheRealTrump, @eThe RealAdolf : pour conjurer les paroles de ces tristes individus, les internautes dadaïstes sont invités à sévir sur Twitter en leur « vrai » nom. Un compte @eTheRealMarionMérachal-LePen attend même d’être activé sur le réseau. Une « haktion » très politique, accompagnée du témoignage d’une réfugiée syrienne, qui tranche avec le reste des manifestes en préparation…

Pendant que le groupe des Dead Brothers commence à installer la scène pour leur concert conclusif, le dispositif d’Albertine Meunier, Julien Levesque et Bastien Didier s’est trouvé un nom : le Mentalisto Manifeste Dada. C’est par la force de la pensée (et une histoire d’ondes alpha captées par l’Arduino) qu’une phrase préalablement préparée parmi d’autres sera imprimée… Sur la table d’à côté, un poème Dada est en préparation. D’autres s’activent autour de lignes de code… difficilement décodables à l’œil profane.

© Nicolas Bole
© Nicolas Bole

En fin de journée, une fois le soundcheck du groupe de country-punk réalisé, chaque équipe propose sa restitution : un final orchestré manu militari par Ken McKenzie qui fait passer chaque manifeste Dada digital comme un élève au tableau. Certains grognent de ce que les trois minutes laissées à chaque équipe ne permettent pas de comprendre la nature du geste artistique. C’est notamment le cas pour un jeune codeur qui a transformé des tweets en sélections d’images issues de la SRF, la télévision suisse partenaire de Dada-data.

Le film aléatoire ainsi crée laisse un peu sur sa faim, de même que la moulinette avec laquelle une jeune femme a codé son manifeste permettant de voir une image d’elle se déformer et s’effacer à mesure qu’elle lit un texte. Plus analogique et franchement réussi, les messages aléatoires dictés par le langage prédictif de nos Smartphones (essayez donc par vous-même !) et le poème très dadaïste d’un trio franco-allemand qui faisait écho au manifeste d’Albertine Meunier, Julien Levesque et Bastien Didier la veille.

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Et le trio de bidouilleurs français justement ? Dans un joyeux brouhaha, ils obtiennent un silence d’or : et pour cause, c’est Bastien qui officie au détecteur d’ondes alpha pour parvenir un imprimer un message sur une petite imprimante maison, reliée à un Arduino. Concentré, presque méditatif, le jeune homme déclenche par la pensée le geste de la machine. Une belle parabole de l’interaction homme-machine, qui constitue certainement la frontière paradigmatique sur laquelle les nouveaux Dadas version 21ème siècle se heurtent…

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C’est l’heure de la musique, après 30 heures en courant alternatif qui auront contribué à conclure d’une touche de créativité le foisonnant Dada-data. David Dufresne, entouré d’Anita Hugi et des coproducteurs (fragment.in, DocMine, Akufen…), remercie des participants qui, pour la plupart, étaient déjà sensibilisés à la démarche du hackathon. 7.000 visites ont été enregistrés sur le site Dada-Data, dont 80% sont allés fureter sur la retransmission live en streaming

Comme le notait le réalisateur dans l’entretien qu’il nous avait accordé, la portée subversive et créatrice de Dada reste largement ignorée et on se demande paradoxalement si les consommateurs qui peuplent le reste du Cabaret, transformé en café branché et en boutique souvenir, connaissent vraiment l’endroit qu’ils fréquentent. En guise de cerise sur le gâteau, les Dead Brothers ont rempli la salle où se tenaient il y a un siècle Hugo Ball, Tristan Tzara ou Hans Arp. L’ambiance était à la fête, au point que le groupe a fini dans la rue, le spectacle débordant le cadre du mythique Cabaret Voltaire…

 

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