Le Blog documentaire et Documentaire sur grand écran ont le plaisir de s’associer à l’occasion de la programmation “Doc & Doc”, organisée chaque deuxième mardi du mois au Forum des Images à Paris.

Plusieurs films sont proposés chaque soir. De leur confrontation doit naître débats, interrogations (politique, sociale, cinématographique…) et pistes de réflexion. Soit la richesse du cinéma documentaire condensée en quelques heures.

La soirée de ce mardi 10 février rend hommage au réalisateur disparu en janvier dernier, Yann Le Masson, à travers 5 films documentaires de sa filmographie que nous vous présentons ici. Sachez auparavant que nous vous proposons de gagner 5 x 2 places pour cette soirée. Il vous suffit pour cela d’envoyer vos coordonnées à l’adresse suivante pour participer au tirage au sort de lundi soir : leblogdocumentaire@gmail.com. Bonne chance !

Yann Le Masson était un homme d’images. D’abord parce que son métier était directeur de la photographie. Il l’a été sur des œuvres de fiction (Je t’aime moi non plus de Gainsbourg par exemple) comme sur des documentaires. Mais aussi parce qu’il était réalisateur. Passer de la technique à la mise en scène c’est avoir ce désir qui n’est pas assouvi par la seule pratique de son métier. Cela implique un besoin d’exprimer vraiment ce que l’on voit, ce que l’on ressent, ce que l’on pense. Et de s’engager dans ce monde à travers sa propre signature.

Yann Le Masson était né à Brest, à l’époque où la Seconde guerre mondiale n’était pas encore passé sur cette ville océanique et romantique, à l’époque où l’on devait se sentir vraiment au bout de la terre, bien à part du reste du territoire français, à l’époque l’on devait évoluer dans une ville qui n’avait que peu changé depuis l’époque où les ambassadeurs de Siam en 1686 avaient remonté l’avenue qui porte le nom de leur pays depuis. Et Yann Le Masson est mort à Avignon, en janvier dernier, à l’âge de 82 ans, dans le Sud, dans le Midi, bien loin de sa Bretagne natale, dans un 21ème siècle qui n’a que peu de rapport avec le monde qu’il a connu dans sa jeunesse.

Yann Le Masson est aujourd’hui le nom d’un cinéaste qui compte dans l’Histoire du documentaire. Son œuvre lui survit et cette soirée d’hommage est une excellente occasion de s’en rendre compte. Les cinq films projetés ont tous trait à la politique, de différentes façons. Ils révèlent l’engagement de leur auteur : contre les conséquences humaines de la guerre (J’ai huit ans), contre le néo-colonialisme et la fraude électorale (Sucre amer), pour le militantisme d’extrême gauche (Pour demain) et contre l’exploitation des puissants contre les paysans et les ouvriers (Kashima Paradise). Même le portrait qu’il fait de son frère touché par la cécité (Heligonka) comporte des éléments politisés. Le Blog documentaire vous présente ici les films projetés avant qu’ils ne le soient (même si l’idéal est de s’arrêter dans la lecture de ce texte maintenant, d’aller voir les films au Forum des images et de la reprendre ensuite là où on s’était arrêté afin de confronter sa propre vision de ces œuvres avec la manière dont on en parle ci-dessous).

Yann Le Masson

J’ai huit ans (1961,9’)

Ce court métrage montre des photos d’enfants Algériens et leurs dessins et fait entendre les souvenirs bien frais que ces jeunes garçons réfugiés en Tunisie ont de la guerre qui oppose les Français et les concitoyens de leur pays. En somme, la guerre d’Algérie encore bien actuelle vue à travers les mots et les images de mineurs.

Il s’agit ici de parler de ce que l’on a longtemps appelé en France « les évènements d’Algérie », qui était en réalité une guerre des colonisés contre l’occupant, en utilisant la parole de ceux dont l’âge leur permet de raconter vraiment, véridiquement, sans la pression de la propagande dont les adultes sont souvent les victimes, le vécu réel de ce qu’est ce conflit (ne dit-on pas que « la vérité sort de la bouche des enfants » ?). A travers ces dessins et ces paroles, il s’agit donc pour Le Masson de montrer de ce que la télévision ne montre pas et de faire entendre ce que personne n’entend.

Il s’agit de dire que cette guerre a des conséquences sur des enfants qui ne sont pas sensés connaître ça : les arrestations de membres de leur famille, les tortures que leurs pères ou leurs grands-pères ont connus, les chars et les armes qu’utilisent les Français, leurs mères qui se retrouvent veuves, eux-mêmes qui se retrouvent orphelins, les vies brisées, les humiliations, et l’exil forcé pour un pays qui n’est pas le leur dans lequel ils se sont réfugiés. Il s’agit de s’engager contre la bêtise coloniale qui refuse encore de redonner un pays qu’elle a volé à ceux qui en sont pourtant les seuls propriétaires légitimes. C’est tout cela qui passe dans ce court film documentaire, le premier qu’a signé Yann Le Masson.

Sucre amer (1963,23’)

N’ayant pu voir ce film, nous retranscrivons ici le texte du programme établi par l’association « Documentaire sur grand écran »:

L’organisation des élections à la Réunion en 1963 au cours desquelles Michel Debré fut élu député par plus de 85 % des voix. Mettant clairement en évidence certains « abus » commis lors du processus électoral. « Sucre amer » resta longtemps interdit. C’est le premier film européen à suivre une campagne électorale sur le vif et prolonge ainsi l’expérience américaine de Primary de Robert Crew, tout en orchestrant le basculement du point de vue du côté du peuple. Dénonçant à nouveau le colonialisme français, Yann Le Masson met donc en avant l’existence d’une vaste fraude : les morts votent quand les vivants n’arrivent pas à obtenir leurs cartes d’électeurs.

Pour demain (1978,59’)

Dès le premier plan, transparence oblige, on sait à travers un texte d’introduction que ce film est une collaboration entre Le Masson et ses camarades du PCR-ML, un petit parti d’extrême gauche. On sait donc d’emblée que le cinéaste ne se situe pas en dehors des sujets qu’il a filmé, mais avec eux, dans une même communauté d’actions et d’idées.

Pour demain est donc une œuvre militante dans laquelle le message politique qui est exprimé est autant celui des personnages que de son auteur. Néanmoins, quand le film s’ouvre à la suite de ce panneau de présentation, la clarté disparaît au profit d’un brouillage cinématographique : dans quel genre de film sommes-nous ? Dans de la fiction ? Ou dans du documentaire ? Il y a vraisemblablement de la mise en scène, du jeu d’acteur et du tournage préparé dans les premières séquences qui se déroulent sous nos yeux. Et pourtant, les regards vers la caméra de passants dans la rue ou ailleurs nous prouvent aussi qu’il y a de la captation spontanée, du filmage sur le vif, dans une réalité qui n’a pas été agencée pour les besoins du film. Nous sommes en fait dans un mélange des deux, un mélange intéressant qui offre un style hybride, épars et surprenant à la narration. Difficile d’anticiper sur le cours du récit, difficile de savoir à l’avance dans quelle direction on va nous emmener. La preuve c’est qu’on passe de Paris à Roubaix aux trois-quarts du film sans qu’on ait pût le soupçonner.

Le seul aspect de cette œuvre qui paraît la moins étonnante concerne le sens politique qu’il véhicule. Le Masson, en suivant quelques semaines des militants de ce parti, veut démontrer la pertinence de sa philosophie politique : seule la lutte révolutionnaire des ouvriers pour s’accaparer pour et par eux-mêmes les moyens de production économique permettra de les sortir d’une vie d’aliénation dans laquelle ils ne sont pas maîtres de leur existence. Il le fait en montrant les défauts de la société capitaliste qui les oppressent : les réveils bien trop matinaux, les embouteillages sur les autoroutes, les cadences répétitives et rapides à l’usine, la publicité omniprésente à la radio comme dans la rue, l’inégalité hommes/femmes et les fausses promesses des partis de gauche de gestion. Et en contrepoint de toutes ces mauvaises conséquences du système en place, il nous fait entendre le discours de ces militants, que ce soient dans leurs meetings, dans des manifestations ou lors de leurs discussions. Leurs critiques, leurs solutions, leurs projets et leurs méthodes pour y parvenir sont ainsi exprimés comme la seule alternative authentique aux oppressions dont ils sont les victimes.

Découvrir cette œuvre aujourd’hui, juste avant l’élection présidentielle de 2012, c’est se retrouver dans une période qui paraît surannée, dans des décors constitués d’objets bien dépassés, avec des personnages dont le vocabulaire semblent appartenir au passé. Mais c’est aussi faire le constat que les problèmes qu’ils désignent comme des maux à combattre sont encore bien là, et de façon encore plus prégnante, que la « crise » dont ils discutent s’est aggravée depuis, que les usines ont continué à fermer et que la question de savoir comment et pour quel avenir on essaye de les résoudre reste toujours d’actualité.

Heligonka

Heligonka (1984,26’)

Le Masson filme l’autre Le Masson. Un frère cameraman regarde son frère accordéoniste. Et ce dernier vit une tragédie individuelle que chacun peut mesurer comme tragique, mais plus particulièrement quand il s’agit de son propre frère et encore plus particulièrement quand on est un homme à la caméra, donc un artiste du regard et de l’œil.

Patrick devient aveugle à cause de son diabète. Il perd petit à petit la vue, de façon certaine et Yann le suit et le laisse s’exprimer sur cette injustice dont il est la victime. Nous qui avons encore la chance de voir, nous observons et écoutons cet homme qui explique (en voix-off, en pensée donc) ce qu’il ressent, comment il vit ce qui lui arrive, de quelle manière sa propre existence est transformée par le brouillage de sa vision. Nous le voyons alternativement sur la péniche où il a choisit volontairement d’habiter et à l’hôpital où il suit un traitement régulier au laser dans le but d’atténuer sa lente cécité.

Et ce qui frappe le plus c’est la confrontation de ces deux univers opposés : le premier qui ressemble à Patrick, qui a été meublé et décoré à son image, dans lequel il se sent chez lui, en famille, parmi ses instruments de musique et ses objets artisanaux, chaleureux, simple, humble et artistique ; et le second qui en est le contraire, car froid, moderne, technologique, car étranger à ce qui le définit normalement et auquel il a décidé de se soumettre en laissant de côté sa si chère liberté.

Opposition de deux mondes que tout oppose, et qui n’auraient jamais dû se croiser comme ils le font ici, dans la vie de Patrick, et dans le film de Yann. Car c’est précisément cette rencontre impossible, mais bien réelle, qui crée du tragique dans nos yeux à tous (dans ceux malades du frère, dans ceux grands ouverts du cinéaste, et dans les nôtres, émus, interpellés, attendris aussi) en nous mettant bien en face de ce qu’il y a de plus absurde dans l’existence humaine : le fait que tout ce qui naît comporte dès l’origine tout ce qui le fera dépérir.

Kashima Paradise

Kashima Paradise (1973,106’)

C’est le chef d’œuvre de Le Masson. Son film le plus connu, et certainement le meilleur. Il suit la lutte des paysans japonais contre la vente de leurs terres sur lesquelles va se construire le nouvel aéroport international, Narita. Une sociologue a documenté l’analyse de la situation au Japon, Chris. Marker a participé à l’écriture du commentaire ; ce dernier est dit par deux voix, un homme et une femme, et le style est celui du cinéma direct. Quand je l’ai vu il y a deux ans, j’y ai entendu la voix de l’époque où il a été réalisé, cette voix gauchiste à mi chemin entre le didactique et le lyrisme, qui n’a plus cours aujourd’hui mais qui charrie avec elle de multiples images de cette période intense et riche (où paraît-il « le fond de l’air était rouge »). Elle semblait bien datée, bien ancrée dans le passé, et pourtant j’avais fait le constat qu’elle exprimait une vision sur le Japon de 1971 assez proche de la manière dont on parlait de la Chine ou de l’Inde des années 2000. Ce n’était pas la même intonation, ni le même accent, mais la façon de décrypter le processus de perte du mode de vie traditionnelle d’un peuple lointain dans un pays en pleine expansion économique dominé par les forces de l’argent me semblait similaire. L’analyse qui y était donné m’avait paru donc encore bien actuelle. (cf. « L’air du temps », article du 8 mars 2011).

Yann Le Masson et Bénédicte Dewaerte sur le tournage du film – ©Y.Le Masson

Une autre façon de voir ce film est celle que Chris. Marker lui-même décrit dans un texte. Avec son incroyable talent d’écrivain, il met en avant que c’est le Temps, celui du travail en amont, celui du tournage, celui de la relation aux gens filmés, celui de la réflexion, qui a contribué à faire de Kashima Paradise un film profond et passionnant. C’est parce que les auteurs de cette œuvre ont prit le temps d’associer leurs connaissances et leurs talents, parce qu’ils ont passé beaucoup de temps sur place et parce qu’ils ont su également comprendre que le temps en soi était un élément important du pays dont ils parlaient, que le résultat est cette démonstration cinématographique qui associe aussi merveilleusement les mots (les deux voix-off) et les images, l’analyse sociologique et la captation brute de la réalité et l’intelligence et la beauté du regard, est si forte.

La soirée de projection Doc & Doc « Yann Le Masson, l’optique politique » vous permettra (ou vous a peut-être permis, cela dépend si vous avez suivi mes conseils de lecture) de faire connaissance avec un cinéaste engagé politiquement, dont l’œuvre est essentiellement tournée vers l’expression de ses idées politiques sur l’économie, les rapports coloniaux, les rapports de classe ou l’implication des citoyens dans leur société. Mais son cinéma n’est pas froid, intellectuel ou seulement théorique comme on pourrait le craindre au vu des thèmes qu’il aborde. Car premièrement, c’est l’humain qui l’intéresse, son vécu, son existence, sa place dans le monde. C’est lui qu’il filme et fait parler, en étant avec lui, à ses côtés, dans toutes ses dimensions. Et deuxièmement car c’est un réalisateur qui possède un style formel bien affirmé: celui de mêler habilement fiction et documentaire, spontanéité et mise en scène, langage des mots et langage des images. Son hommage ici est bien mérité.

Benjamin Génissel

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