27ème édition des états généraux du film documentaire à Lussas… Et comme chaque été, ce petit village ardéchois attire les foules en quête d’expériences cinématographiques et de rencontres singulières. Les séances en plein air donnent aussi l’occasion aux publics de découvrir des documentaires récents, comme par « Contre-pouvoirs » de Malek Bensmaïl, qui devrait sortir dans les salles françaises le 27 janvier 2016. Avant-premières mardi 17 novembre au Louxor à Paris en présence du réalisateur, puis le 10 décembre au Gyptis à Marseille.

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C’est à un grand film classique auquel a eu droit le public de Lussas ce mardi soir en plein air, au milieu des tentes qui peuplent le camping improvisé pour le festival. Le classique revisité du suivi de campagne, du suivi de bataille aussi, dont la force ne cesse de se réinventer au gré des personnalités qu’il suit et des combats qu’il soutient. Dans Contre-pouvoirs, suivi de la campagne électorale algérienne qui verra le fantomatique président Bouteflika obtenir un improbable quatrième mandat, Malek Bensmaïl suit l’équipe de journalistes d’El Watan, le journal francophone d’opposition au pouvoir. Caméra à l’épaule. Dans le feu de l’action.

Il y a bien sûr dans cette plongée algéroise quelque chose  des Gens du Monde, dans lequel l’« embedded » Yves Jeuland squattait la rédaction du journal du soir français pendant la campagne Hollandaise de 2012. [Yves Jeuland que l’on retrouvera « embedded »  à l’Elysée fin septembre du France 3, NDLR]. Mais il y a un peu plus que cela : comme l’esquisse d’une tragi-comédie dans laquelle l’ubuesque vanité du pouvoir algérien rend le combat des journalistes d’une désespérante grandeur quasi inutile, d’un Sancho-Panchisme implacable. Face à la mascarade démocratique à laquelle s’est prêté le personnel politique algérien – parmi lesquels la brochette dirigeante de caciques presque octogénaires fait figure de tristes pantins, les journalistes n’ont guère que l’humour mordant à opposer.

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Ainsi, au lendemain de la victoire « à la soviétique » d’un Bouteflika ratatiné par un AVC dans un fauteuil roulant, le quotidien titre « Bouteflika élu dans un fauteuil », avec la photo du vieillard et son séant mécanique. Un irrespect qui apparaît d’une audace folle dans un pays où l’opposition semble systématiquement torpillée par un système clientéliste et l’omniprésence de l’armée. Et pourtant, comment comprendre réellement la portée subversive de la critique ? Et s’il s’agissait « simplement » d’une des expressions de cette fameuse politesse du désespoir qui consiste à rire de l’inamovible et ridicule pouvoir ?

Car de rire et de dérision, Contre-pouvoirs n’en manque pas. Dans un festival où dominent des films parfois arides et graves, la salle de rédaction d’El Watan bruisse d’enthousiasme et presque, oserait-on dire, d’une certaine légèreté. Une légèreté féconde et profonde, dans laquelle la culture de l’invective et du débat (qui suscite le rire et l’empathie) rencontre l’opposition idéologique qui structure, en creux, une lutte d’interprétation. Hacène, l’un des journalistes, pin’s « faucille et marteau » sur le pull, adopte volontiers une grille de lecture marxiste et non-religieuse de la société tandis qu’Hassan revendique de ne pas être intéressé par la laïcité, mettant ainsi la prière sur le même plan que les symboles communistes qu’Hacène arbore fièrement.

Ces deux-là ne cessent de se chercher, de débattre, de lancer argument contre argument. La mauvaise foi n’est jamais loin quand il faut emporter le morceau, provoquant des éclats de rire dans l’assistance : les Algériens sont-ils dépolitisés ? Hacène en bon marxiste ne veut pas que l’on « insulte l’intelligence des peuples » quand Hassan argue de son origine kabyle pour affirmer connaître le sentiment profond algérien – proche du « tous des veaux » gaullien. Argument qu’Hacène a tôt fait de transformer en ce qu’on pourrait appeler un « algérisme », une forme algérienne du parisianisme. Et ainsi de suite…

Peut-on construire un peuple avec de telles oppositions ? C’est de cette profonde interrogation dont témoigne la rédaction d’El Watan dans un cocasse de situations qui n’oublie pas de documenter une Algérie post-décennie noire. De ce pays si proche de nous et pourtant si inconnu, Contre-pouvoirs fourmille de clés de compréhension, esquissées au fil du récit de Malek Bensmaïl. Sur le statut de la femme quand, dans la rédaction, les questions politiques sont du domaine presque exclusif des hommes – à la notable exception de la jeune journaliste Fela, qui soutient la discussion avec son rédacteur en chef sur l’idée de la révolte étouffée par le pouvoir en Algérie. Sur la vie économique, aussi, quand les ouvriers chinois et les contre-maîtres algériens ont toutes les peines du monde à se comprendre sur le chantier du nouveau bâtiment d’El Watan, symbolisant ainsi l’émergence de la Chine dans l’industrie africaine en général, et algérienne en particulier. Sur les mouvements sociaux, enfin, puisque le mouvement « Barakat », auquel participe l’un des membres du journal, entend montrer comment le peuple veut lui aussi s’exprimer dans un pays qui n’a pas été emporté par les mouvements tunisien ou égyptien des « printemps arabes ».

Ce grand film d’épopée moderne laisse le goût amer du cynisme : malgré la volonté démocratique de cette bande de journalistes, l’idée même de démocratie a bien été volée par le clan Bouteflika dans une parodie d’élections. De plus en plus, le folklore électoral, décrit ailleurs par David Van Reybrouck, sévit dans les pays non-démocratiques. Mais encore et toujours, des individualités se lèvent pour rétablir une part de vérité. Et des individualités les filment, comme Bensmaïl les filme : sobrement, classiquement mais avec un réel souffle au cœur.

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