C’est un peu la « série de l’été » dans l’univers des webcréations francophones, et elle nous emmène dans les cultures dites « populaires » du Nord de la France. Mehdi Ahoudig et Samuel Bollendorff nous offrent avec « La Parade » un « conte documentaire post-industriel en photographie parlante » ; dix chapitres de 4 à 5 minutes chacun qui explorent aussi « une nouvelle forme de dialogue entre le son et l’image fixe ». Savoureux.

Parade-UneElles apparaissent sur une route déserte, dans le cadre d’une image bordée d’un terril et d’un pylône électrique. Elles s’avancent au-devant de la scène, progressent à notre rencontre en rythme, synchronisées. Chorale visuelle et sonore, cette « parade » de majorettes, troupe en costume de gala qui peut tout aussi bien rejouer la Naissance de Vénus en surgissant de la mer (voir épisode 6), est emmenée par Cloclo, marquée jusque sur sa peau par le nombre 18 – elle vous explique pourquoi dès l’ouverture du programme ; marquée jusque dans son cœur par l’infortune – vous l’apprendrez plus tard au terme d’une séquence poignante de l’épisode 4.

Dans cette remarquable scène inaugurale, Cloclo et toutes les autres se dévoilent de manière presque fantomatique. Deux fondus règlent leur entrée et sortie du champ, cependant que la caméra reste fixe. Si elles semblent ainsi « flotter sur l’image » et survoler le paysage sans apparemment le marquer de leurs empreintes, c’est le son qui les arrime au sol, les enracine dans le récit et vous happe dans la narration.

« Un deux trois, sur le côté… »

Le décor ainsi planté, le geste fondateur de cette websérie consiste en un mouvement dans et sur l’image, une extension des limites du cadre qui nous rapproche un peu plus encore des personnages. En apparence, un simple panoramique sur la droite. Panoramique qui ne dévoile pas ce qui était supposé rester hors-champ, mais qui opère un décadrage sur une autre image. S’incrustent alors plusieurs clichés de Cloclo, qui poursuit son récit en voix-off. Images « virtuelles », en puissance, dont le surgissement abolit le traditionnel cadre cinématographique. Continuité spatiale, contraction temporelle, évaporation du montage. C’est ici formellement résumé le projet d’ensemble de cette websérie : agrandir la toile, aller voir derrière les apparences, dans le relief des détails et au-delà des bords admis de la représentation. Nous placer, aussi, à côté des personnages.

Cloclo conclut ce plan inaugural de près de 2 minutes sur le ton de la confidence, avec ces mots qui rétrospectivement résonnent sur l’ensemble du programme : « mes collègues me respectent ».

Identités positives

Le respect est indéniablement le moteur central de la démarche des auteurs, qui sont parvenus à trouver la juste mesure et la bonne distance par rapport aux univers très caractérisés de leurs différents personnages (les majorettes, donc, mais aussi le tunning, les combats de coq ou les défilés de Géants). Point de voyeurisme ni de condescendance ici – et le terrain était glissant… Les regards qui se portent sur ces cultures populaires du Nord de la France sont bienveillants, attentionnés, et empathiques.

Il en va d’abord du postulat de départ des auteurs, et de leur point de vue. Mehdi Ahoudig explique : « Ce projet a commencé avec la rencontre de Yannick, sur notre dernier projet commun (…) dans le bassin minier lorrain (…). Il nous disait qu’il « voyait encore loin, mais un peu moins loin qu’avant » ». Et d’ajouter : « Nous sommes partis du postulat que les gens, plutôt que de s’accomplir dans le travail, s’accomplissent maintenant dans ces cultures populaires. Et nous souhaitions interroger des formes d’accomplissement plutôt que des échecs sociaux ». Samuel Bollendorff va plus loin en décrivant « de véritables héros de disciplines spectaculaires » mus par « une passion dans l’accomplissement et dans le fait de « faire » ».

A cette intention initiale de se focaliser sur des « identités positives » s’ajoute un dispositif ingénieux qui permet aux réalisateurs de sublimer les réalités qu’ils se sont proposés de dépeindre.

Un peu de fiction dans un monde brut

La voix de François Morel l’expose en exergue de chaque épisode : « C’est l’histoire de Cloclo la majorette, de Petit bleu le coq combattant, de Gros bleu le pigeon voyageur, et de Jonathan, l’homme Vectra. Tous se préparent pour… la Parade ». Et cette histoire, ces histoires savamment construites par petites touches d’épisodes en épisodes, reposent sur ce que Samuel Bollendorff nomme « photographies parlantes ».

Le principe était déjà en germe dans A l’abri de riendes mêmes auteurs) – et le programme s’ouvrait symboliquement par ce mot, « Regarde », répété 8 fois dans l’introduction. Ici aussi donc, les images de Samuel Bollendorff, complexes, foisonnantes de détails et toutes shootées en argentique, sont le réceptacle des récits des différents personnages. Ces paroles, off, viennent alimenter et creuser la représentation, en ajoutant une nouvelle strate de sens et en étendant dans le même temps les bords du cadre de notre perception. Formidable et subtil travail de Mehdi Ahoudig – accompagné par la très adéquate musique originale composée par Thierry Deleruvelle : les denses et riches mondes sonores de La Parade semblent parfois même agir derrière les images pour interroger notre manière de voir. Samuel Bollendorff explique : « On ouvre un espace entre la surface de l’image fixe et la profondeur de l’écoute, on propose une autre dimension : celle du hors-champ qui engage l’imaginaire du spectateur ». L’imaginaire, et la réflexion…

Punctum

En creusant ainsi les signes de la composition, les sons permettent de mettre en relief des détails qui pointent, qui piquent et qui interpellent (voir le punctum de Barthes dans La Chambre claire). Un bébé dans un salon de majorettes, un garçon avec une énigmatique mallette métallique, un pigeon capturé en plein vol, etc. Autant de petits éléments épars qui soutiennent la subtile alternance de paroles patiemment recueillies pendant près d’un an par Mehdi Ahoudig et Samuel Bollendorff.

Ces récits qui structurent et suturent la narration ouvrent aussi des brèches fictionnelles dans l’apparence documentaire des images. La mise en mots des personnages par eux-mêmes ajoute des touches d’onirisme dans le programme, des pigments colorés et contrastés dans un contexte plutôt morose. C’est là toute l’épaisseur de La Parade, son intérêt et son inventivité. Mehdi Ahoudig confie : « La série nous a poussée vers la question de la fiction, et à raconter une histoire avec des éléments du réel. Cette écriture nous a permis de créer un réel augmenté d’une part de fiction plus affirmée ».

La Parade

Déjà dans A l’abri de rien, il était question de difficultés sociales et d’impossible projection dans l’avenir. Avec La Parade, et comme son titre l’indique, la veine est nettement plus optimiste. On se concentre sur ce qui permet de tenir debout malgré tout, sur les motifs de fierté et sur la grandeur des personnages qu’on s’efforce de sublimer.

Derrière le folklore, face à un contexte économique fragile et un paysage politique incertain, les auteurs préfèrent opposer des résistances. Comme celle de Jonathan, qui souhaite quitter l’usine pour ouvrir un garage parce qu’il ne veut pas « toujours avoir un chef au-dessus de son cul ». Il dit qu’il est jeune et qu’il n’est pas pressé. On aimerait pour lui que l’avenir se hâte.

Cédric Mal

LaParade_04_bigNota Bene

La Parade, ce sont donc 10 épisodes de 5 minutes à la diffusion échelonnée :

 Une diffusion sur l’antenne de France 3 Nord-Pas-de-Calais aura lieu en septembre.

Samuel Bollendorff ajoute : « La Parade, c’est aussi un livre de conte interactif à paraître en 2016 et une exposition que nous créerons en 2017 à Culture Commune, la Scène Nationale du Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, où le public équipé de casques pourra vivre La Parade au fil d’une exposition interactive, avec des incursions de spectacles vivant ».

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