Il était sorti fin juin aussi discrètement qu’un joyau perdu dans l’immensité de la jungle web. Créatif, d’une structure narrative bluffante, « Re : faire école » a immédiatement provoqué un petit émoi dans le monde déjà bien balisé des nouveaux médias. Car cette œuvre-manifeste, composée de dizaines de petites trouvailles, sort de tous les sentiers connus. Un OVNI comme rarement il en sort, qui interroge les méthodes de conception, de production ou de diffusion d’une œuvre conçue par ou pour le web. Une œuvre que Le Blog documentaire ne pouvait pas ne pas accompagner dans sa diffusion…

Fin juin, à l’heure où le petit monde du webdoc, composé en majorité de journalistes, documentaristes ou photographes, ne lorgne que sur la période estivale qui s’annonce pour recharger les batteries et s’éloigner un peu du fil-à-la-patte-Facebook, une œuvre hybride, à première vue inclassable, ovniesque à tous points de vue, s’est invitée dans le concert des sorties rythmées par les webdocs autoproduits (souvent sans réel apport narratif) et les œuvres produites par les professionnels bien installés. Il faut être honnête, nous prêtons dans un premier temps peu attention à Re : faire école. Il existe tant de programmes nouveaux, depuis l’avènement des outils d’aide à la narration, et nous concevons ici notre rôle de critique comme un rôle de structuration et non de simple relais d’informations. Ceci dit, Re : faire école (dont le « Re : » évoque cette propension virale du mail à être diffusé le plus largement possible, même si « Tr : » eût alors peut-être été plus adapté !) promet rien de moins qu’une forme de manifeste sur la façon d’apprendre et d’enseigner dans l’éducation en général, et dans les écoles d’art dans le cas particulier de ce webdoc. Alors, on y jette un œil, puis les deux.

Car nous vivons un adoubement en direct : Joël Ronez décoche le premier tweet, annonçant au cœur du gazouilli nouveaux médias la nouvelle qu’on pourrait résumer ainsi : attention, œuvre choc. Tweet aussitôt retweeté par… Alexandre Brachet, qui n’est pas véritablement, doux euphémisme, le premier venu dans la création web. Forcément, ça interroge. Alors, on se penche sur ce drôle d’objet (qui n’en est pas un, c’est d’ailleurs l’une des transgressions à laquelle incitent les trois professeurs d’art en charge du projet) qui ne fait rien comme tout le monde, sort au moment où tout le monde prépare déjà la Piña Colada des vacances et attend la rentrée pour sortir les (encore rares) projets qui s’appuient sur une narration spécifique, une réflexion sur le fond abordé et la forme employée.

Re : faire école, c’est donc d’abord un titre qui claque comme un manifeste, mais qui pourrait aussi être un titre de Godard. Ce pourrait être prétentieux, mais dialectiquement, ça a le mérite d’ouvrir la perspective : l’œuvre n’a pas vraiment l’air de simplement nous « raconter une histoire ». Impression confirmée : l’œuvre, absolument protéiforme, propose des développements narratifs en forme de voûte céleste où des mots s’agglutinant au passage de la souris forment un thème cliquable. Avançons encore, séduit aussi par le caractère « ludique par défaut » de l’interface : chacun des thèmes réunit installations virtuelles, vidéos ou petits jeux qui font penser aux générateurs automatiques de textes (les fans de JeanclodTron sauront de quoi il s’agit). On commence à se pincer : mais qui sont donc ces bidouilleurs touche-à-tout ? Comment, dans ce petit univers où tout le monde côtoie à peu près tout le monde, au moins virtuellement, on ne connaisse pas la société de production qui sort cette expérience sensorielle et narrative qui ne déparerait pas sur le site de l’ONF (compliment majuscule, s’il en est) ?

On est encore loin du compte. De production, il n’y a point. A la manette donc, trois passionnés, trois artistes enseignants de l’Ecole Média Art Fructidor de Chalon-sur-Saône, qui ont décidé d’utiliser le web dans sa force narrative, son déploiement à la fois comme contenu et comme contenant : faire du web pour le web, en somme. Et la logique « ludique par défaut » vite évoquée plus haut, prend tout son sens : le ludique provient de la diversité des approches, et non d’une structure ludique avec un système de niveaux et de points. « Par défaut » car si le caractère ludique en est une conséquence, l’utilisation du web relève d’abord d’une forme de déambulation.

En fait, on comprend soudain qu’une sorte de miracle s’est produit. Avec Re : faire école, l’art contemporain aborde une forme nouvelle pour lui : le « webdoc ». Un peu comme si des figures tutélaires du documentaire (Nicolas Philibert, Rithy Panh…) s’en emparaient enfin pleinement. Et cette appropriation de la forme « webdoc », celle qui, tant galvaudée, a fini parfois par ressembler à un reportage chapitré ou, pire encore, à une promo mal fagotée qu’on a redécoupée en tranches de modules courts, permet ici à l’art contemporain de se renouveler.

Pascal Mieszala, Jacques Vannet, Armèle Portelli : quand je parle avec eux pour la première fois, je n’hésite pas longtemps à les nommer la « Sainte-Trinité ». Car l’image permet de se rendre compte combien ces trois parcours, si complémentaires, ont pu, en s’associant, former l’une des propositions formelles les plus enthousiasmantes de l’année et le tout sans dépendre de personne. Le meilleur est à venir : la blague en effet, qu’apprécieront tous les porteurs de projets qui écument le crowdfunding, c’est que le projet n’a pas coûté un sou ! Production minimale, esprit « hacker » dans la création des vidéos par les étudiants, et partage dans la diffusion : c’est bien la première fois qu’un trio de réalisateurs peut se targuer d’avoir « une liberté totale » et qu’on y croit. Et pour cause : ils sont techniquement et narrativement auto-suffisants, même si leur objectif est bien sûr de donner au projet un caractère d’expérimentation et d’y accueillir d’autres contributions.

Car, pour en venir enfin au fond, Re : faire école est une bouillonnante tentative de faire sortir le monde de l’art du marché et de l’entre-soi et de lui proposer l’interaction du web. Interroger les pratiques d’éducation en même temps que leur démarche de professeurs, les trois concepteurs du site y pensaient à la naissance du projet qui, comme le dit joliment Pascal Mieszala, constituait « une tentative de transmettre/communiquer différemment avec les étudiants. Le principe de la salle de classe comme un lieu clos, où le savoir se transmet avec un prof face à des élèves à l’écoute ne semble plus être dans les habitudes des jeunes générations qui passent leur temps à être connectés avec l’extérieur (téléphone, internet…). Ce webdoc est devenu pour nous une salle de classe virtuelle, témoignant de notre désir de sortir tables et chaises de classe pour les installer « à ciel ouvert » ». Bien sûr, ce monde de l’art reste encore bien frileux vis-à-vis du web, ce drôle de truc qui sert à faire des œuvres gratuites qu’un riche collectionneur ne pourra pas posséder pour y spéculer sur sa valeur marchande. Spéculation vs. partage, il faut choisir, et le débat ne manquera pas de s’instaurer dans cet univers.

Voilà pour cette rapide présentation. Mais il y aura beaucoup à dire sur Re : faire école. D’abord parce que le projet va donner lieu à un livre, ce qui inscrit le projet dans une démarche transmédia dont on peut imaginer, vus le sujet et la cohérence de l’approche, d’autres développements (l’installation physique, mode de diffusion traditionnel de l’art contemporain, réinventée par la scénarisation préalable sur le web). Aussi parce qu’Armèle Portelli souhaite expérimenter le live cinéma et la possibilité de montrer Re: faire école en tant qu’installation interactive. Et puis, Jacques Vannet reviendra bien évidemment plus en détail sur son parcours, lui qui était l’artificier en chef du webdoc pour un bouquet visuel en HTML 5 digne des agences les plus novatrices en termes de narration interactive. Pas étonnant : le bonhomme nous rappelle combien ces questions se reposent aujourd’hui, presque trait pour trai, en miroir à celles que l’on se posait il y a dix ans à la grande époque du démarrage du multimédia et du CD-ROM. Jacques Vannet enseignait au CFPJ et il s’appuyait notamment sur l’ouvrage du chef du département de l’époque, Michel Agnola, Passeport pour le multimédia, publié en 1996 – une éternité ! Nous y reviendrons avec lui prochainement, en archéologue du langage multimédia, pour comprendre ce qui a changé (ou pas) depuis cette période bien lointaine où le web n’existait presque pas et où l’on ne jurait que par le CD-ROM…

Enfin, last but not least, vous retrouverez ici même des nouvelles régulières de Pascal, Armèle et Jacques : régulièrement, ils tiendront une chronique sur l’évolution de Re : faire école qui, d’un projet d’école confidentiel, dont les étudiants n’avaient parfois que faire, est devenu une référence atypique aussi bien en conception narrative qu’en production et en diffusion. Ils aborderont avec nous les étapes de développement du projet et sa « V2 » que la nouvelle année va lancer. De quoi y revenir donc en détail dans les semaines et les mois qui viennent !

Nicolas Bole

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