Deux prix en moins d’un mois. C’est assurément la sensation festivalière de ce début d’année. Le documentaire du cinéaste algérien Merzak Allouache « Tahqiq fel djenna (Enquête au paradis) » vient de remporter le prix du jury œcuménique au festival de Berlin, après avoir raflé le FIPA d’Or. Dans l’attente de voir ce film distribué en France, voici l’analyse d’Elise Vray, issue de notre partenariat avec le Master Pro DEMC de Paris 7.

o-TAHQIQ-FEL-DJENNA-facebookJ’ai découvert Tahqiq fel djenna (Enquête au paradis) à sa première projection, une séance tardive au milieu du FIPA. J’avais repéré ce film et l’avait soigneusement consigné dans mon emploi du temps, pas tellement en raison de son sujet, une journaliste algérienne qui enquête sur le paradis promis par les prêches salafistes, mais plutôt à cause du nom de son réalisateur.

Je connaissais Merzak Allouache pour ses fictions, son premier film Omar Gatlato qui m’avait frappée par sa forme si particulière, mais aussi ses films plus récents comme le très beau Les Terrasses, qui aborde la vie d’Alger depuis le haut de ses toits. J’étais surprise, et intriguée, de retrouver le nom de ce grand réalisateur de fictions dans la programmation « Documentaires de création » du FIPA, section dans laquelle il a remporté le FIPA d’Or.

« Prendre le pouls des Algériens »

Merzak Allouache le dit lui-même : il est de la fiction. « Je suis pas très documentaire, j’ai pas l’esprit de synthèse », me confie-t-il. Il préfère laisser se développer une histoire sur le temps long. Pour Tahqiq Fel Djenna, il avait en tout six heures de rushes. La première version montée durait trois heures, et c’est finalement un film de 2h15 qui a été projeté.

Ce film, il l’a d’abord envisagé comme une fiction. Un « petit film » réalisé entre deux longs-métrages, sur dix jours de tournage. Finalement, scénariser les entretiens qui constituent le cœur du film lui a paru artificiel : « Il aurait fallu écrire toutes les réponses ». L’idée a alors germé : « Ce serait peut-être plus intéressant de faire ça en documentaire, de prendre le pouls des Algériens sur ce problème particulier ».

Il en résulte une forme hybride entre le documentaire et la fiction. A partir de la vidéo d’un prêcheur islamiste qui décrit le paradis dans des termes sexuels, avec ses 72 houris (vierges) qui reviendront au bon musulman dans l’au-delà, la journaliste Nedjma mène une enquête sur le paradis tel que le décrivent et le promettent des prédicateurs salafistes en Algérie. Véritable radiographie de la société algérienne à travers le prisme du religieux, l’enquête de Ndjma la conduit à interroger autant des écrivains que des jeunes dans un cybercafé, des militants démocrates et féministes que des membres de confréries religieuses.

« Je préfère avoir la spontanéité »

Merzak Allouache a décidé de faire son film après avoir vu la même vidéo que Nedjma présente à ses interlocuteurs pour les faire réagir sur le paradis promis par ce prédicateur. Le réalisateur a rencontré Salima Abada sur Les Terrasses, dans lequel elle a un petit rôle ; il « l’a trouvée très dynamique, et [a] pensé qu’elle pourrait être la journaliste ». On hésite à dire « jouer le rôle de » tant on est sans cesse entre la mise en scène et le pur documentaire ; ainsi à Timimoun, quand Nedjma-Salima cherche des femmes à interviewer, Merzak Allouache dit qu’ « elle n’était pas en tant qu’actrice, elle était vraiment agacée par le fait que les femmes ne voulaient pas parler ».

Ce sont ces surgissements spontanés qui intéresse le réalisateur. Le dispositif lui-même a été pensé pour permettre cette spontanéité : deux caméras construisent un champ-contrechamp entre Nedjma et les personnes qu’elle interviewe. Ce champ-contrechamp rapproche le film d’une esthétique de fiction mais il permet surtout à la parole de surgir très naturellement, sans coupe ni intervention du réalisateur : « Je l’ai laissée travailler sans mes directives. Je la laissais dans ses silences, dans ses acquiescements parfois. On était en retrait par rapport à ce qu’elle faisait. Moi j’étais plutôt dans cette histoire de caméras ». L’équipe du film ne prévenait pas les personnes interviewées du contenu de la vidéo : l’enjeu était de capter leur réaction à chaud : « Je préfère avoir la spontanéité, je voulais pas que les gens préparent leur discours ».

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Nedjma (Salima Abada) – © Baya Films

« On abordait un sujet religieux et le religieux ne se discute pas »

C’est tout l’enjeu du film de Merzak Allouache : faire surgir une parole sur un sujet « qui ne se discute pas ». Il va voir des écrivains, des dramaturges, mais aussi des hommes religieux. Si les prêcheurs qu’ils ont contactés n’ont pas voulu leur répondre, les éconduisant exactement de la manière qui est figurée dans le film, ils ont pu filmer deux hommes religieux de confréries dans le Sud de l’Algérie : « Les deux qu’on a interviewés sont très ambigus, on sait pas vraiment s’ils rejettent. Ils savaient qu’ils étaient filmés donc ils n’ont eu aucune réaction. Ce sont des gens qui ont très peur de la caméra, de l’image en général, de ce qu’on va faire de leur image ».

La plupart des interviewés sont des intellectuels algériens, qui parlent une langue jonglant entre le Français et l’Arabe. L’équipe du film n’a pas réussi à atteindre les couches populaires, et notamment les femmes, et c’est cet échec d’une parole impossible à déclencher qu’ils figurent au sein du film, notamment à travers la séquence à Timimoun où Nedjma cherche à interviewer des femmes sans y parvenir. « Je voulais que ce soit représentatif de ces gens qui ne voulaient pas parler, pour des raisons qui leur sont propres, avec cette chose principale : on abordait un sujet religieux et le religieux ne se discute pas. Quelqu’un le dit : il n’y a aucun débat à avoir sur quelque chose décidé par Dieu, qui ne se discute donc pas ».

En présentant ainsi un panel de personnes, dans leurs paroles mais aussi dans leur silence, Merzak Allouache fait un portrait tout en nuances de l’Algérie d’aujourd’hui, ni noire ni blanche comme le laisse présager les couleurs de son film, mais d’une infinité de gris intermédiaires : « J’avais surtout envie d’être avec ces gens très divers. Pour moi, c’est surtout la parole qui m’intéressait, de voir que, comme dans tous les pays, il y a des analyses, il y a des gens différents les uns des autres ».

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« Il y a une frilosité sur les sujets »

Lors de la séance dans l’immense salle de la gare du Midi, la réaction du public a été très intense. Les spectateurs, pris par l’histoire, chuchotaient entre eux, riaient d’un prêche absurde qui célèbre un paradis « sans crème Nivea ni vaseline », applaudissaient certaines interventions. Merzak Allouache a été surpris par cette réaction : « Je m’attendais pas à cette réaction du public, J’ai senti qu’ils ont été pris par l’histoire. Je voulais rester dix minutes et finalement j’ai vu tout le film. C’était particulier, je m’attendais pas à ça, à ce qu’il y ait autant de rires et de réactions directes ».

C’est un film dans lequel le spectateur est engagé, pris à parti, s’identifiant au volontarisme et au dynamisme de la journaliste. Mais c’est aussi un film qui n’avait, lors du FIPA, pas encore trouvé de distributeurs. Alors que le sujet dont parle Merzak Allouache est intimement lié à la situation actuelle de l’Algérie, il ne se fait pas d’illusion : « On ne voit pas beaucoup de films en Algérie, il n’y a presque plus de salles, le cinéma n’existe pas vraiment, nos films ne passent pas à la télévision algérienne, il y a longtemps que je ne me fais plus d’illusions sur l’impact d’un film dans un pays comme l’Algérie ».

La question qui se pose est alors celle de l’avenir d’un film comme Tahqiq fel Djenna. Les derniers films de Merzak Allouache, notamment Madame Courage, étaient déjà selon lui « sombres, assez difficiles ». A Biarritz, Tahqiq fel Djenna a réussi le pari fou de faire rire toute une salle devant un film qui traite d’une situation inquiétante, l’emprise toujours plus forte d’un islamisme radical en Algérie.

One Comment

  1. Je suis Salima Abada Alias « Nedjma »…Merci pour ce super papier…j’espère effectivement que ce doc fiction aura la vie qu’il mérite.
    Salima ABADA

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