Filmer ses parents, interroger la filiation : la démarche est largement répandue en documentaire. Mais rares sont les réalisateurs qui réussissent cet exercice à la fois tentant et périlleux. Pour son premier film, Samuel Bigiaoui relève le défi avec grâce, et simplicité. Il filme son père qui tient depuis 30 ans une boutique de bricolage, rue Monge à Paris. Le magasin va bientôt fermer et Samuel se demande pourquoi un homme intellectuel et cultivé, ancien maoïste, a choisi d’ouvrir ce petit commerce de proximité.

Entre les rayonnages qui se vident peu à peu, l’arrière-boutique et jusqu’au sous-sol, la caméra capte les relations complices avec des clients fidèles et celles entre ce patron atypique avec ses employés d’origines très diverses. C’est un huis clos qui transpire d’humanité. Par les dialogues parfois profonds ou légers, par les boutades, par les regards. Peu à peu se dessine aussi, une relation très touchante entre le fils-filmeur et le père filmé. Grâce à une juste distance de la caméra, Samuel Bigiaoui signe un film à la fois pudique, fluide et sensible. Documentaire disponible sur Tënk jusqu’au 14 septembre 2017. Sortie en salles le 1er mai 2019.

Quelle est la genèse du film ? Comment avez-vous décidé de filmer votre père ?

Au départ, je voulais surtout filmer la boutique. Mon père a ouvert « Bricomonge » alors qu’il avait environ 37 ans, et moi 7 ans. Donc assez tardivement.

Je ne l’ai connu que quincailler et, enfant, j’étais tout le temps fourré là-bas. C’était comme une grosse boîte à jouets, un labyrinthe.

J’ai commencé à filmer le lieu en 2006. Au début, je prenais juste des images pour la famille, les employés, les clients. Je voulais juste capter un peu de l’essence de cette boutique. Car c’était non seulement un vrai lieu social dans le quartier, mais aussi une plaque tournante pour de nombreux artisans. Le magasin avait vraiment cette épaisseur, ce qui n’est pas le cas de n’importe quel lieu. Alors j’empruntais des caméras à droite à gauche et je filmais, en faisant confiance au temps. Je me disais que de ces images allaient peut-être émerger un fil rouge…

En 2012, une amie (Magali Bragard, une des deux réalisatrices de Reprendre l’été) m’a prêté une très bonne caméra et je me suis immergé pour filmer sur une dizaine de jours. Et c’est ce temps plus long qui m’a permis de formuler clairement cette question devenue centrale : pourquoi cet homme, mon père, très intellectuel, cultivé, de parents intellectuels, avec un passé militant actif, a décidé d’ouvrir ce magasin de bricolage.

Après la dissolution de la Gauche Prolétarienne en 1973, il a travaillé un temps comme assistant de Joris Ivens. Alors pourquoi donc, alors que ses amis de l’époque sont devenus des profs d’université, cinéastes ou écrivains, lui a-t-il décidé de vendre des clous ? Cette question est devenue de plus en plus claire et j’ai commencé à filmer avec plus d’intentions. Notamment en juillet 2013 lorsqu’on m’a à nouveau prêté du bon matériel, une C300.

A quel moment avez-vous commencé à écrire ?

En juin 2013, j’ai rencontré la productrice Rebecca Houzel. Je lui ai montré quelques rushs. Quand je suis sorti du rendez-vous, je pensais m’en être très mal sorti ! Je n’étais pas sûr de moi, pas convaincu du tout…  Et puis finalement, à ma grande surprise, elle m’a rappelé dans l’été pour me demander des nouvelles ; et elle m’a proposé d’écrire un dossier pour participer à la résidence d’écriture de Lussas qui avait lieu en octobre 2013. Donc le projet a été retenu et j’ai fait la résidence.

Cette résidence vous a donné un cadre plus structurant pour écrire ?

Oui ça m’a permis de poser mes intentions et je crois que ça a aussi rassuré Rebecca qu’un sujet comme celui-là puisse intéresser la résidence.

Beaucoup de temps s’écoule entre les premières images et le moment ou le film devient vraiment clair… Quelles sont les questions que vous vous êtes posé pendant le tournage ?

D’abord il ne faut pas oublier l’élément déclencheur : c’est l’annonce de la fermeture du magasin, et donc une certaine prise de conscience chez moi. Il fallait que je fasse le deuil de la boutique, et j’avais surtout envie de proposer quelque chose à tous ces gens pour qui « Bricomonge » a compté. Pour garder une trace.

Et en fait, l’architecture du film avec ses trois grandes lignes de force a été claire assez vite. D’abord la chronique d’une fermeture de boutique de quartier, puis la quincaillerie elle-même et ce qu’elle représente en termes de lien social, et enfin le récit de Jean et son parcours de vie.

Une chose est sûre : je voulais garder une forte unité de lieu. Comme un huis clos. Il n’était pas question de sortir de la boutique. Je voulais filmer mon père sur son lieu de travail et pas ailleurs. Ce n’était pas évident pour lui d’accepter. D’ailleurs il n’aurait pas accepté la même proposition venant de quelqu’un d’autre. Et j’ai donc voulu le filmer très actif physiquement plutôt que « posé ». Ce dispositif a permis aussi un certain lâcher-prise, une parole plus libre, alors que c’est quelqu’un qui est beaucoup dans le contrôle…

A quel moment ce projet pour la famille et les employés devient-il un récit qui peut intéresser au-delà de ce cercle restreint ?

En effet, je voulais vraiment éviter cet écueil de faire un film de famille dans l’entre-soi, où l’on se regarde le nombril. Je pense que ce qui a permis de basculer c’est de placer au centre cette question universelle : comment on fabrique une vie, pourquoi on choisit d’aller dans une voie puis une autre, etc. C’est ce qui a sorti le film d’un documentaire de famille. Et puis c’est aussi, en creux ; le récit de la fin d’un monde, la fin d’une génération. Une cliente dit à un moment, avec les larmes aux yeux se sentir décalée, et qu’elle n’arrive plus à vivre dans ce monde ….

Pourquoi avez-vous choisi de ne pas mettre de voix-off ?

C’était un choix totalement délibéré de ne pas mettre de voix-off. Il me semblait que ma place était suffisamment claire et définie, en tant que fils du patron de la boutique et parce que je suis déjà présent par mes questions qu’on entend en in. Je préférais rester dans du cinéma direct et ne pas avoir de distanciation. Et puis qu’est-ce que j’aurais pu dire de plus ? Je pense que ça aurait été superflu.

Est-ce que vous avez-vu 68, mes parents et moi de Virginie Linhart, fille d’un ancien maoïste également ?

Oui bien sûr, et j’ai beaucoup aimé ! J’ai lu aussi son livre aussi Le jour où mon père s’est tu. Et évidemment que le titre de mon film est un clin d’œil direct. Et d’ailleurs ce titre a toujours été une évidence.

Est-ce que d’autres films dits « de famille » vous ont guidé ?

A la résidence d’écriture e Lussas, ils nous proposent une liste de films en rapport avec notre sujet. J’en ai vu un paquet et j’ai surtout cerné les écueils dans lesquels je ne voulais pas tomber ! La question de la filiation et de la transmission est universelle. Je ne voulais surtout pas faire un film nombriliste, ni psychanalytique. Et puis je n’ai pas cherché à tout savoir, j’ai respecté ses silences aussi.

Et comment s’est passé le montage ?

Il y a eu entre 70 et 80 heures de rushs. C’était assez compliqué de trouver un équilibre entre les différentes lignes de force justement. Le mouvement du film, je l’ai eu très tôt. Je voulais qu’on soit d’abord en surface, dans un lieu où les gens vont et viennent, là où il y a la relation aux clients, entre le patron et ses employés, avec cette ambiance familiale et chaleureuse. Et puis progressivement on gratte, on plonge et on va au sous-sol, à la réserve.

Ce mouvement de plongée je l’avais avant le montage mais ça a été difficile de trouver les chemins qui permettaient de faire des allers-retours entre la boutique, les récits de Jean, les clients qui nous permettent de faire une transition sur un sujet, et l’issue, avec la fermeture du magasin. Mais la fin n’a pas posé de problème particulier. Donc au total, le montage a duré 15 semaines, entre octobre 2016 et avril 2017.

Comment Jean a-t-il réagi au film ?

Il avait peur, beaucoup d’appréhensions. Mais lorsque je lui ai montré une version quasi finale pour être sûr qu’il soit OK avec tout ce que je montre, il ne m’a rien fait enlever !

2 Comments

  1. Mme smilenko

    Quel plaisir de voir monsieur Jean !
    Merci pour tout, vous nous manquez … j ai reçu Mangala plusieurs fois, vous nous manquez

  2. Pingback: Vous êtes plutôt "escales" ou "écrans" documentaires ? Deux festivals vous attendent à La Rochelle et à Arcueil... - Le Blog documentaire

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