Un habitué de retour sur Le Blog documentaire ! On a connu Simon Bouisson réalisateur prolifique de webdocumentaires avec « Jour de vote », « Stainsbeaupays » ou encore « Tour en tête ». Le voilà aux commandes de « WEI or Die », une fiction interactive qui barbote dans les eaux troubles des week-ends d’intégration des grandes écoles. Et s’il se nichait malgré tout un peu de documentaire dans ce – disons-le – brillant essai ? Point de vue critique au lendemain du lancement de l’œuvre coproduite par Cinétévé, Resistance Films, France Télévisions Nouvelles Écritures et Pictanovo, et qui a déjà rassemblé plus de 100.000 spectateurs en quelques heures.

WeiEt si la fiction avait trouvé son étalon dans le domaine de l’interactivité ? Côté documentaire, nombre d’œuvres peuvent prétendre au statut enviable de pionnier ou de classique du genre : douze d’entre elles ont d’ailleurs été réunies à la Gaîté lyrique lors du dernier festival I Love Transmedia, début octobre à Paris pour un retour sur dix années de webcréations.

Mais dans « webcréations », il y a aussi « fiction », et on aurait pu s’attendre à en trouver dans cette sélection. Las ! Fiction ne rime que très rarement avec interaction, malgré le désir des auteurs et les attentes des diffuseurs. Casting, décors, scénarii, fluidité technologique : trop de défis à relever ! La fiction sur le web se décline alors principalement en… « webfictions » (à Studio 4, Canal Plus, sur Dailymotion ou, récemment, sur ARTE Creative pour la France) qui n’utilisent la Toile que pour diffuser et non pour narrer.

Il fallait donc pour s’y frotter un réalisateur de talent, arborant quelques références interactives et des intentions solides en matière narrative. Quelqu’un qui ait suffisamment gagné la confiance des chaînes de télévision pour décrocher un budget suffisant. Avant de voir Jan Kounen plonger dans la réalité virtuelle, c’est donc Simon Bouisson qui s’est collé au récit interactif. Avec un CV déjà dodu pour son âge, le réalisateur estampillé Fémis a conçu avec Olivier Demangel un scénario parfaitement soluble dans l’interactivité. Un week-end d’intégration, un mort, d’éventuels suspects et surtout une société d’hyper-consommation d’images que Bouisson exploite à plein, en proposant de revivre le week-end par ceux qui l’ont vécu… et filmé (avec des téléphones intelligents ou des GoPro, sans oublier l’impassible caméra de surveillance). Bilan ? WEI or Die enthousiasme par bien des points, laissant croire qu’enfin la fiction interactive va pouvoir émerger des fantasmes pour devenir réalité. Elle déclenche aussi une envie de radicalité cinématographique plus grande encore, que ce programme ne comble pas totalement. Mais peut-on demander aux pionniers de tout nous apporter sur un plateau ? Revue critique en 4 points.

La linéarité se porte bien, merci pour elle

La linéarité, ce vieux pot dans lequel on fait les meilleurs récits, allait-elle céder sous les coups de l’hypertexte, cette révolution que le web a amenée ? Après des années d’expérimentation, le constat est là : la linéarité des récits redevient une marque de fabrique de nombre d’œuvres parmi les plus intéressantes. Alma, une enfance de la violence avait relancé la contre-révolution ; Jeu d’influences, In Limbo, Le Grand Incendie ont suivi. Seuls les projets hors-norme (Fort McMoney, Anarchy, Alt-Minds) parviennent à user efficacement de la délinéarisation ; une bonne partie des œuvres restantes se déclinant en webséries ou en modules courts (Do Not Track, Uchroniques, Check In…). Comme un symbole, Joël Ronez, l’un des premiers sur le pont de la webcréation à ARTE, avouait à qui voulait l’entendre lors de I Love Transmedia que « l’on n’avait pas vraiment réussi à hacker la linéarité du récit ».

Aujourd’hui, WEI or Die ne déroge pas à la règle : la linéarité y est érigée en préalable pour vivre l’expérience telle qu’elle a été imaginée par Simon Bouisson et Olivier Demangel. Pas de place au morcellement, au picorage. La fiction propose un bloc d’une quarantaine de minutes qui (nous) raconte une histoire dont l’enjeu est dramatisé par l’exigence de linéarité du visionnage. Il y a même un plaisir certain à s’extraire, le temps du film, du flux de nos préoccupations quotidiennes. Et, ce faisant, une forme de justice à accorder à l’auteur le temps que mérite son œuvre.

Wei3L’interactivité par choix, un savoureux dilemme

On entre dans WEI or Die comme dans une débauche d’images. Malin, Simon Bouisson a fait coïncider la narration avec le dispositif. Tout à la re-présentation immédiate de leurs propres images, les « jeunes » d’aujourd’hui, que Bouisson sait si bien filmer en documentaire comme en fiction, passent leur vie devant/derrière des écrans. Qu’à cela ne tienne ! La police n’aura qu’à se servir parmi tous ces rushes disparates, après la découverte d’un corps dans l’étang, pour re-synchroniser l’histoire selon différents points de vue. Vous voici donc analyste davantage qu’enquêteur, dans la position panoptique de celui qui dispose de toutes les sources d’images – et qui, potentiellement, veut tout savoir. Il va falloir choisir quel angle de vue adopter, quel pan de la réalité observer. Choix moins purement ludique qu’il n’y paraît : chaque décision (chaque « interaction ») provoque un doute : et si je ne regardais pas au bon endroit ? Et si je ratais une information capitale ? Dois-je sacrifier à la compréhension générale de l’histoire et puis-je rester sur une scène qui a priori ne semble rien modifier à l’intrigue ? Ce rapport à la narration d’un type nouveau, où choisir (re)devient un dilemme, trouve son origine dans la linéarité et le temps réel de l’action. Ce n’est pas « un film dont vous êtes le héros » mais un film qui se fait sans vous si vous n’interagissez pas.

Choyé, l’internaute l’est par la virtuosité de la réalisation interactive, non par la disponibilité totale du programme à ses humeurs (syndrome du « fais le film toi-même ») : WEI or Die impose davantage qu’il ne propose. Sa grande force est donc de faire de l’interaction une manière de contrôler ce rythme qui nous est imposé, de créer dans la contrainte. Que l’interaction ait un sens aussi immanent est déjà une grande réussite (et on songe un instant à la publicité Sortie en mer, dans laquelle l’interactivité en scroll « crée » littéralement la narration).

Capture2La technologie, élément-clé du « bien-expérimenter »

Il y a deux ans, France Télévisions sortait Théâtre sans animaux, une pièce de théâtre pensée selon 5 points de vue réunis sur une timeline dans laquelle l’internaute pouvait naviguer en passant d’une piste à l’autre. Malheureusement, le player ne permettait pas une fluidité parfaite. Il n’était pas rare que la vidéo charge au moment du clic ou qu’elle se lance avec une seconde de décalage à chaque changement de point de vue. Aujourd’hui, c’est en comparant ce projet avec WEI or Die que l’on mesure le chemin parcouru dans la fluidité technique. Propulsée par l’entreprise nordiste Keblow, la plateforme de la fiction interactive ne souffre quasiment d’aucun ralentissement. Chaque élément vidéo est synchronisé et il suffit d’un simple clic sur les boutons de commande pour se faire sa propre réalisation : une conception à faire pâlir d’envie dans les PC de vidéo-surveillance protection !

WEI or Die, qui a nécessité en tout plus de trois ans de travail, vient ainsi enfoncer définitivement le clou : oui, pour une expérience interactive réussie, des phases de test, à l’instar de celles ritualisées dans le jeu vidéo, sont nécessaires. Tous les producteurs importants ont déjà adapté leur workflow de production en ce sens. Mais faudra-t-il l’inscrire comme un nouvel élément de la production d’un projet interactif afin d’en signaler l’extrême nécessité ? Comme une forme de post-production, cette étape pourrait ainsi être identifiée comme cruciale… et être dissociée, budgétairement parlant, de la stricte « production » des contenus. De là à créer de nouveaux guichets pour de telles phases de travail ?

CaptureVers encore plus d’enjeu politique ?

Si la structure générale (formelle, interactive, technique) de WEI or Die est remarquable, qu’en est-il de la narration et de ce qu’il reste de cette plongée dans « l’enfer des week-ends d’intégration » ? Il faut d’abord noter la justesse du jeu d’acteurs. Embarqués dans la folie parfois forcée de ces moments d’excitation collective, ils semblent le plus souvent ne pas jouer mais plutôt vivre ce moment, comme si les caméras capturaient des éléments du réel. Et de fait, la légèreté du dispositif correspondant à des comportements réels (caméra caressante de l’intimité ou brutalisante du défi), les acteurs apportent par leur présence à l’écran une sincérité bien sentie. Ne seraient-ce la présence « caméo », pour qui le connaît bien, de Simon Bouisson dans le bus du départ vers le week-end d’intégration et la vue depuis un drone qui se justifie mal dans la narration, on pourrait presque s’y croire en vrai. Et presque un peu trop en vrai. Si bien que dès qu’apparaissent les fils narratifs du scénario (qu’on ne dévoilera pas ici pour éviter le spoil), l’enjeu filmique devient davantage transparent et les acteurs se mettent à jouer. Le formidable dispositif interactif sert alors à « traquer » la vérité qu’une chute (narrative) portant une réflexion sur le statut des images apporte presque avec une trop grande efficacité. On croit à tout, mais on n’en sort pas ébranlé. Harmony Korine (Springbreakers) davantage que Larry Clark dans ses meilleures années (Bully) WEI or Die porte en lui un côté teen movie interactif enivrant mais encore un peu trop sage. A qui attribuer cette retenue ? Aux scénaristes ? Au réalisateur ? Au diffuseur public ?

Ces limites en tout cas sont celles que l’on formule envers ceux dont on attend beaucoup : Simon Bouisson est talentueux et WEI or Die se situe bien au-dessus de nombre d’expériences interactives. Et s’il allait encore plus haut au prochain coup ? Le défi est lancé…

9 Comments

  1. Mais Wei or Die est-elle vraiment une expérience interactive ? Choisir sa caméra dans un concert-live, est-ce une expérience interactive ? Pour qu’il y ait interaction, ne faut-il pas qu’il y ait impact sur le récit ?

  2. Je suis d’accord avec le commentaire de Remy. Le terme « interactivité » est-il bien choisi quand on a, en face dans le monde du jeu vidéo, l’équivalent de films ou de séries interactives avec « Life Is Strange » par exemple, où les choix de l’utilisateur ont un impact – léger, certes – sur le déroulement du récit ? Est-ce que la notion de fiction interactive est-elle suffisamment large pour englober autant « Wei or Die » que « Life is Strange » ?

  3. Côté technique, j’avoue qu’il n’y a vraiment rien à redire, l’expérience est vraiment super fluide et la techno derrière du coup ouvre bien des portes de conception. En termes de réalisation, c’est beau, c’est bien fait, les acteurs sont justes, c’est vrai, même s’il y a quelques faux raccord entre les plans quand on switche de camera. Quant à l’histoire, je ne dois pas être dans la cible c’est certain, mais déjà c’est très linéaire (rien de grave à ça, mais on est loin de l’interactif au sens où l’objectif est d’installer un dialogue constructif avec l’utilisateur pour faire progresser une histoire), le « suspens » mis en place dès les premières minutes s’essouffle à mon sens très (trop) vite. Comme le dit l’article, on est spectateur, pas enquêteur, ce qui donne une vision un poil attentiste quand on aurait souhaité être un peu plus sur le qui-vive pour surprendre une conversation, un geste indiquant une préméditation ou tout au moins une intention. Enfin problème majeur pour moi, la multiplication des points de vues dans une œuvre décidément linéaire, et donc le problème du choix du plan observé me fait me déconnecter du récit. Je ne suis plus dans le flow de l’expérience, j’essaie juste de trouver un indice dont je m’aperçois rapidement qu’il ne vient toujours pas après 10-15 minutes de visionnage. Résultat des courses, j’ai zappé direct à la fin tout ça pour apprendre que « c’était Émile le tueur ». Déception globale que ce « Wei or Die », je m’attendais à être pris à la gorge, à devoir attendre des choses, des révélations, à me battre contre mes propres scénarios, mes attentes… et en fait non. Je crois pas qu’on ait réinventé quoi que ce soit ici, mis à part un objet simple qui assure un minimum de retour presse positive (force est de constater que la com’ est maîtrisée) et attire les djeuns pour les initier au genre de la fiction web.

  4. « WEI or Die » : une fiction multicam linéaire pas vraiment interactive
    Belle réalisation technique qui montre ce qui peut fonctionner sur Internet, et c’est très bien.
    On attend Simon Bouisson, (ou un autre) avec un vrai projet interactif, ou nos choix modifieront le récit, mais alors, est-ce que nous ne serons pas en train de jouer à un jeu vidéo ?

  5. Laurent Gontier

    Pour moi, c’est assez clair : l’action de l’utilisateur modifie sa perception de l’œuvre, y compris ici s’il n’agit pas puisqu’il a le choix de le faire ou non. Il y a donc interactivité.
    Peu importe que le récit soit modifié ou non dans le fond. Il se modifie pour l’utilisateur qui le découvre à son rythme, selon ses choix et c’est tout ce qui lui importe. L’expérience de chacun sera différente, même si au fond, tous parviendront à la même conclusion.

  6. L’interaction ne vient pas du fait de pouvoir choisir la fin de l’histoire contrairement à ce que beaucoup de fétichistes du livre dont vous êtes le héros ont prétendu pendant des années.
    Elle vient plutôt du fait que la fin n’arrivera pas sans nous.

    En ce sens, sur un média comme celui là, on peut atteindre la fin sans comprendre les enjeux mais sans avoir besoin d’agir sur l’histoire pour qu’elle se déroule. Dans un jeu vidéo avec des boss et des scènes cinématiques, même s’il est très linéaire, c’est le fait que la fin n’arrive pas seule qui fait l’intéraction.

  7. Laurent Gontier

    La notion d’interactivité n’a rien à voir avec la structure et la possibilité de modifier l’histoire, c’est un dispositif, un mode opératoire pour l’explorer et en nuancer la perception.
    Je pense, humblement, que le fait de tourner la page d’un livre, c’est déjà de l’interactivité.
    Imaginez les possibilités ! On peut choisir de ne pas le faire, de le faire plus ou moins vite, de le faire, même !, en arrière, voire d’en sauter. Tout cela modifie la perception de l’histoire, la façon de la rencontrer mais n’agit pas sur son dénouement (sauf si on décide de ne pas lire le monologue de fin de Poirot ou Miss Marple).

  8. @Laurent Gontier si tout est interactif, pourquoi en parler ?
    Gagnons du temps et ne parlons plus d’interactions, d’interactivité etc
    Ce qu’il y a de bien avec les définitions, c’est que tout le monde à la sienne, ça ne facilite pas les échanges ;). Normalement, pour que l’on puisse parler d’interactivité, il faudrait qu’il y ait réaction à l’une de nos actions, ce n’est pas le cas. La plateforme est passive et je ne vois pas le problème, le projet fait son boulot sans être interactif, et alors ?

    Et les jeux vidéos ne se limitent pas à des jeux avec niveaux, boss de fin de niveau, il y a aussi des jeux ou la narration prend tout son sens.
    Ex Journey, L.A Noire, The Walking Dead saison 1, Dreamfall, Metal Gear Solid 3 Subsistence, Heavy Rain, je rajouterais bien Catherine et The Last of Us. La liste est incomplète, ce sont juste les jeux qui me viennent rapidement à l’esprit.

  9. Dans tous les cas, personne ne reproche à Wei or Die d’être ou ne pas être interactive. Enfin pas moi en tout cas. J’aime beaucoup la piste que cette création explore technologiquement, au service d’une histoire qui est en revanche perfectible et qui mériterait d’être davantage aboutie, pour que cette impression d’interactivité puisse avoir aussi un impact sur l’expérience narrative, au-delà du simple choix. Que ce dispositif ait du sens. On nous le vend au départ avec l’impression d’une enquête, et au final, on a quand même l’impression que Wei or Die n’assume pas jusqu’au bout les pistes lancées.

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