Nouvelle tentative d’approche du documentaire sur Le Blog documentaire avec ce que nous baptisons « AVANT/APRÈS », soit la réunion de deux textes écrits avant et après le revisionnage d’un film marquant.
Le premier texte expose ce que les images mentales ont laissé derrière elles, plusieurs années après la première projection. Le second revient sur cette vision nouvelle du même film, et sur ce qui apparaît aux yeux du spectateur qui, à l’aune de ce qu’il a vécu pendant ce laps de temps, l’interprète différemment.
Premier essai ici avec Les glaneurs et la glaneuse (2000), réalisé par Agnès Varda. L’expérience est signée Benjamin Génissel.
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AVANT
Des pommes de terre. Beaucoup de pommes de terre. Des camions sur l’autoroute qu’une main de vieille dame tente d’attraper. Des personnes âgées démunies qui se penchent vers le sol après le marché du matin. Des traces de la vieillesse chez la cinéaste elle-même. De jeunes SDF qui racontent leur choix de vie. Des aller-retours entre la campagne et Paris. Un tableau de Millet qui s’agite dans le vent, dernière image du film.
Voilà les quelques souvenirs que ma mémoire sélective et humainement faillible a conservés du documentaire d’Agnès Varda, Les glaneurs et la glaneuse. Je ne l’ai pas revu depuis huit ans, depuis que j’ai écrit un mémoire sur l’œuvre documentaire de cette réalisatrice. Il faisait partie de mon « corpus », comme l’on dit en langage universitaire, je m’étais servi de la dernière scène en exemple, pour étayer mon propos, celle-là même que j’évoquais plus haut. Elle résumait assez bien le style de Varda, sa volonté de faire entrer le hasard et la surprise dans son tournage et de garder au montage cet aspect étonnant de la réalité, comme une donnée importante. Elle avait demandé à filmer un tableau de Millet sur les glaneurs, ces paysans qui venaient se servir des restes après la récolte des champs, les employés du musée où il était conservé l’avait sorti dans la cour afin de mieux le voir, ou d’obtenir une meilleure luminosité, ou parce qu’il était trop large, je ne sais plus, et dehors le vent soufflait, et faisait mouvoir la toile comme la surface d’une mer par de multiples vagues. La plupart des documentaristes auraient décidé de refaire une prise à l’abri du vent, et auraient sélectionné au montage le plan où la toile était lisse, où la scène n’était pas perturbée par les vaguelettes de la météo, car certains cinéastes n’assument pas l’idée de mettre en avant l’imprévu et l’accident comme un trait de leur art, voire de leur philosophie. Agnès Varda, si. Le surréalisme plein d’humour et de fantaisie à la Cocteau, Desnos ou Prévert a nourri son cinéma et elle aime quand surviennent ces drôles de choses, quand la vie fait des « vagues » en somme.
Je ne me rappelle pas d’autres séquences. Je sais simplement encore de quoi ce film veut parler : les glaneurs de l’époque de Millet (XIXe, je dirais) existent toujours aujourd’hui. L’opulence de notre société n’a pas supprimé les pauvres qui pratiquent encore le ramassage des produits et des denrées non vendus. Souvent parce qu’ils n’ont pas les moyens de les acheter sur les étals mais parfois par choix, pour éviter le gaspillage, le gâchis, la perte de ce qui n’est pas encore périmé. Agnès Varda part à leur rencontre. Ceux de la première catégorie sont difficiles à approcher, car se sentant honteux, coupables de récupérer les légumes qui traînent encore après le marché, et ceux de la seconde plus coopératifs car assumant leur démarche écologique et citoyenne de lutte contre l’absence de recyclage. Varda est intéressée par ces deux approches. On sait depuis « Sans toit ni loi » (1985, je dirais) qu’elle aime filmer la précarité et la marginalité, elle a de la compassion et de la sympathie pour ceux qui la vivent. Elle a aussi un sens de l’engagement, le sien, détourné, artistique, ne se prenant pas toujours au sérieux, mais honnête et plus efficace qu’un discours solennel ou qu’un tract sans humour. Partir vers eux et leur offrir la parole, c’est sa propre démarche citoyenne.
Mais ce qui a été une révélation pour l’étudiant en cinéma que j’étais alors quand j’ai découvert ce film, c’est que sa réalisatrice s’incluait parmi les glaneurs. Elle est la glaneuse du titre. Elle s’intéresse un peu aux autres, certes, mais surtout à elle-même. Elle aime vraiment chiner, amasser des objets, décorer sa maison de ses trouvailles, elle est littéralement une glaneuse mais comme elle apprécie aussi les doubles lectures et les sens cachés des mots, la signification de cette expression va plus loin, et elle l’est aussi au figuré. En se qualifiant ainsi, elle évoque son style en tant que cinéaste. Glaner, c’est aussi filmer des images et des choses que l’on ramasse au hasard, comme ça, en promenant sa caméra, en fouillant les zones délaissées après le grand marché médiatique. Glaner pour elle est une façon de décrire sa façon de faire des films, sa manière toute personnelle de montrer le vent qui crée des vagues sur la toile d’un tableau de maître, et de nous dire ainsi, à nous spectateurs, que la beauté et le sel de la vie sont aussi dans la poésie dont le réel est capable d’offrir parfois.
APRES
L’exercice de style et de fond que propose Le Blog documentaire est intéressant car il touche à la façon dont fonctionne notre mémoire. Que gardons-nous d’un film que nous avons vu quelques années plus tôt ? Et que révèlent de nous les images et les souvenirs que nous avons conservés, et par extension celles dont nous ne nous souvenons pas ? C’est une démarche de psychanalyse en réalité, plus que de critique en cinéma documentaire. Nous en apprenons davantage sur nous que sur le film dont nous parlons, que l’on tente de décrire avant puis après visionnage.
Comparer mes souvenirs avec cette nouvelle projection huit ans plus tard m’a à nouveau fait réaliser combien ma mémoire était sélective, et peu fiable finalement. La quasi totalité de l’œuvre avait été reléguée dans les bas-fonds de la partie mémorielle de mon cerveau : les oubliettes. Et pourtant, malgré les disparitions dans la brume du temps, et les erreurs qui vont avec (déformations, tentatives de remplir le vide, fausses indications), son essence même était encore intacte.
La dernière scène du film par exemple, que j’ai analysé auparavant, montre bien les bourrasques du vent qui font onduler la toile d’un tableau que tiennent les employées d’un musée, et il s’agit bien d’une œuvre sur des glaneurs, sauf que son auteur n’est pas le peintre Millet, mais le peintre Hédouin (de son prénom Edmond mais qui n’a ici qu’un nom de famille, comme souvent chez Varda, si familière avec l’Histoire de la peinture qu’elle se passe aisément de prénom pour les nommer). Je me souvenais d’une séquence dans un autre musée quelque part dans le film où étaient filmées des toiles de Millet et ma mémoire avait conclu, logiquement ou irrationnellement c’est selon, que la réalisatrice était forcément retournée dans ce même lieu d’exposition pour conclure son film avec ce même peintre qu’elle évoque souvent, Millet. Ma mémoire imparfaite m’avait trompé et j’ai été capable d’écrire avec détails et lyrisme à partir d’une erreur ; voire pire, d’une trahison.
A part cela, que je me devais de rectifier, il y a tout ce que j’avais oublié : les très nombreuses interviews par exemple. Je me souvenais surtout d’une Varda qui commente, et non d’une Varda qui questionne et fait parler les personnes qu’elle rencontre. Il y a bien sûr sa voix, en off, qui conduit le récit, ou le bouscule, ou lui fait prendre d’autres chemins, mais c’est un documentaire qui s’intéresse surtout aux autres. Elle va vers les glaneurs d’aujourd’hui, ou vers ceux qui ont un avis sur le sujet, et leur offre la parole. Elle permet à de nombreux individus de raconter leur vie, parfois leurs déboires, souvent leur tendresse. Elle interroge aussi bien les marginaux que les propriétaires, les magistrats connaissant leur code civil que les militants contre le gaspillage, les glaneurs du bord de mer que les ostréiculteurs qui les regardent ou encore les chefs cuisiniers que les artistes utilisant la récupération comme concept esthétique. Je ne me rappelais donc nullement de toute cette palette humaine, de la plupart des gens qui apparaissent dans Les glaneurs et la glaneuse.
J’avais également oublié son utilisation de chansons de rap à trois reprises. Je ne sais pas qui les chantent et si elles ont été écrites spécialement pour illustrer le thème du film, mais quand je les ai entendues, j’ai pris conscience que ce choix, étonnant pour la vieille cinéaste qu’elle était, était tombé dans ma trappe à omissions involontaires. J’ai beaucoup ri quand j’ai reconnu sa propre voix en train de rapper dans le troisième morceau.
J’avais aussi négligé de me souvenir précisément de son sens de l’humour. Agnès Varda utilise l’humour. Donc en possède, oui. Mais elle ne le dissimule pas derrière un sérieux de façade. Elle n’hésite pas à en mettre plein son film, en s’amusant des erreurs des glaneurs sur le nombre de kilos qu’ils sont autorisés à glaner (tous se trompent et se contredisent avec une bonne foi pleine de confiance) ou en parsemant son commentaire de jeux de mots et de traits d’esprit.
La manière dont ce film était resté dans mon esprit avait donc été faussé par le temps. La façon dont je m’en souvenais était jalonné de fautes et d’oublis. Je le voyais surtout comme une œuvre autocentrée sur la réalisatrice, un autoportrait comme elle le dit elle-même, un récit bavard où tout ce qui était montré passait par le filtre de sa voix. Vraiment, le fait qu’elle accorde autant d’importance aux autres n’avait pas été un fait durable dans ma mémoire.
Et pourtant, je ne crois pas m’être trompé en disant que ce film est une manière pour Varda de parler de son style en tant que cinéaste. C’est le première œuvre de sa filmographie qui évoque aussi frontalement sa pratique du cinéma. Le thème du glanage est donc un prétexte pour évoquer son art cinématographique. Et c’est vrai qu’elle va plus loin dans sa représentation du Réel que la plupart des documentaristes et autres réalisateurs de la Réalité. On le voit quand elle demande aux trois couples interviewés au départ sur le glanage de parler de leur rencontre amoureuse, d’évoquer leur intimité, leur sentiment l’un envers l’autre, de décrire leur vie privée. Elle se permet d’aller sur un terrain plus personnel avec eux, de s’éloigner de son sujet principal pour aller au delà des apparences. Et ça donne une vraie dimension à ces gens. Ils ne sont plus seulement utilisés comme témoins, comme « opinions sur jambes » pourrait-on dire, mais accèdent au rang de Personnages, car on a un aperçu de leur normale complexité et de la profondeur de leur humanité, ce qui permet alors l’identification ou l’empathie des spectateurs à leur encontre.
Ses détours par l’Amour dans un documentaire sur le glanage sont la grande qualité de cette cinéaste. Et sa sublime originalité. Elle veut effectivement nous décrire un monde plus riche, plus étrange, plus drôle, plus poétique qu’il n’y semble si on ne se fie qu’à la majorité des documentaires que l’on peut voir habituellement. On croit par exemple que le dernier individu interviewé est un pauvre qui glane par nécessité et on se retrouve face à un homme qui a choisit délibérément son existence (dans un sens existentialiste) et enseigne le Français à sa manière à des Africains dans un immeuble Sonacotra. On croit qu’elle nous fait voir des poids lourds sur la route pour critiquer le fait qu’il y en ait trop (même si c’est vrai) et ces camions deviennent des jouets intrigants quand elle tente de les attraper avec sa main en un jeu visuel quasi magique. On croit que tel propriétaire de vignoble n’est que cela et on apprend qu’il est un théoricien de la psychanalyse et que sa femme s’est faite analysée par Lacan il y a des dizaines d’années. On croit toujours qu’un film sur la pauvreté, la précarité, l’inégalité sociale ne peut être que sérieux, lourd, déprimant et on s’amuse aussi à de nombreuses reprises grâce à la fantaisie dont l’auteur sait faire preuve.
Les glaneurs et la glaneuse nous démontre au fond quelle est la démarche de Varda : à partir de ce qui existe (elle n’invente rien), elle nous amène à constater qu’il y a toujours un angle de vue plus intéressant qu’il n’y semble. Du Réel à la poésie et de la poésie à une certaine forme de sur-réalité, ce monde visible enfin traversé et pénétré par la force et la vitalité de cet autre univers dissimulé derrière et au delà, Agnès Varda est comme une conductrice pleine de curiosité et de couleurs. Elle nous permet d’effectuer nous aussi ce nécessaire et grand voyage.
Benjamin Génissel
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