Nouveau zoom du Blog documentaire sur le festival « Cinéma du Réel 2013 », avec ce film d’Adrien Lecouturier, « Fiebres », que vous pouvez retrouver dans la sélection de notre partenaire Universciné.
Impressions et entretien signés Dorothée Lachaud.

vortex_8.inddAu Réel, j’ai erré au gré des séances, des accents et des titres, c’est aussi ça être « festivalière » : se laisser porter. Et puis j’ai lu « Fiebres » sur le catalogue, ce titre m’a fait l’effet d’une petite décharge électrique ; envie moi aussi de goûter un peu de cette fièvre. Et puis sur Internet, j’ai trouvé ce résumé, d’une troublante simplicité : « Pierre renoue avec la terre de son enfance : une forêt de chercheurs d’or qu’il parcourt et sonde en tant que médecin. »

La simplicité et la force (des éléments, des caractères, des plans) sont inhérentes au film d’Adrien Lecouturier, elles portent son projet de bout en bout, comme les deux rives amies d’un fleuve sur lequel on s’embarque sans se soucier du courant.

Et puis dans ce film le spectateur est engagé, comme trop rarement ; il progresse au rythme du personnage principal : avec Pierre, un médecin vénézuélien, on traque la fièvre sans jamais la rencontrer, mais on la ressent, omniprésente, bientôt pressante. A sonder sans relâche ces hauts plateaux amazoniens, le film déploie une zone dangereuse, mais il veille à ne jamais révéler la nature de ce péril. Tout se joue alors en creux, au delà du visible et du dicible, en deçà de la surface terrestre, derrière la chair des corps qui perforent la roche. Guidé par la figure universelle du médecin de campagne, nous sillonnons la brousse, complexe et suspendue, nous progressons à l’aveugle, portés par le pouvoir suggestif et quasi envoûtant du montage. Pour finalement nous abandonner six pieds sous terre, dans le territoire exigu des chercheurs d’or, où l’on découvre un autre visage de la fièvre : la fièvre de l’or, cette quête obsédante, compulsive et virile qui en rappelle bien d’autres, peut-être tout aussi vaines.

J’aime Fiebres car c’est un documentaire, à part entière : il pose des questions plus qu’il n’apporte de réponse ; il ne livre ni remède, ni diagnostic.
J’aime Fiebres car l’image y est précise mais toujours mystérieuse, menaçante, tendue vers un après qui avance à visage couvert.
J’aime Fiebres car le film retient un peu de cette beauté simple qui transforme l’anodin en grands moments de vie. 23-mars-JEB-REA-12-1024x682Rencontrer Adrien Lecouturier, c’est déjà mettre un pied en forêt amazonienne, un espace dense et généreux dans lequel on défriche pour se frayer un chemin. Nous nous sommes retrouvés au « Village », un troquet de Montmartre, par une après-midi d’orage pour parler de ce documentaire sélectionné au dernier festival Cinéma du Réel. Et comme il est toujours un peu frustrant de résumer un réalisateur à un film, nous en avons profité pour évoquer son parcours et son prochain documentaire : un film sur un premier amour, à Paris cette fois ; un huit clos en jungle urbaine…

*

Le Blog documentaire : Comment avez-vous rencontré ce médecin, le personnage principal de votre film ?

Adrien Lecouturier : J’étais à Bruxelles et mon frère m’a présenté Pierre, un copain à lui, médecin vénézuélien de passage à Bruxelles. Comme j’ai une histoire avec le Vénézuéla, une histoire d’amour que j’ai vécu avec une vénézuélienne, j’avais plein de choses à raconter à ce médecin ; lui il m’a expliqué son travail, il m’a raconté qu’il était médecin de la brousse, sur les terres où son père avait trouvé de l’or à l’époque. Sa démarche m’a intrigué, intéressé, je me suis penché sur son histoire, j’ai rencontré son père. Je suis parti en repérages pendant trois mois pour le suivre dans son aventure parce que c’est autant un médecin qu’un aventurier !

Et puis la médecine fait partie de moi, je suis fils de médecin : ma mère travaille comme pédiatre au Blanc Mesnil où j’ai grandi. Il y a beaucoup d’exilés là-bas et j’ai compris à quel point le rôle du médecin est « socialement » important : il doit répondre à bien plus de problèmes que les petites blessures du quotidien.

Mon idée de départ, c’était d’observer le geste du médecin. Et puis j’ai lu un livre de John Berger, [« Un métier idéal, histoire d’un médecin de campagne », NDLR] qui suit un médecin de campagne, dans les bois près de Londres, qui s’occupe d’une trentaine d’habitants. Je me demandais ce que ce médecin gagnait à travailler dans ce type d’espace et ce livre m’a vraiment éclairé : j’ai découvert comment un médecin, au-delà de son appétit de connaissances, pouvait mettre de lui dans son travail.

Comment avez-vous fait, financièrement, pour réaliser ce film ?

Au départ, j’ai eu quelques aides, mais mon producteur voulait attendre qu’une chaîne de télévision s’engage avant de lancer le tournage. Or, je me rendais bien compte que mon film n’était pas fait pour une télé, qu’on arriverait jamais à trouver une chaîne. J’ai décidé de partir sans attendre avec Félix Blume, un ami ingénieur du son, et trois francs six sous investis de ma poche – à commencer par les billets d’avion. J’ai eu la chance d’avoir Félix à mes côtés malgré cette absence totale de garanties financières. Et le jour où j’ai atterri au Vénézuéla, j’ai reçu un mail de la SCAM qui m’annonçait que j’avais obtenu la bourse Brouillon d’un rêve… 6.500 euros ! Ça nous a permis de voir venir pendant nos trois mois de travail sur place…

Plus tard nous avons eu le Pôle Image Haute Normandie, et ensuite j’ai trouvé une chaine de télévision locale, TV Normandie. Du fait de tout ce que j’ai investi et via ma petite structure (Les films nus) je devenu co-producteur du film avec Zaradoc.

Fiebres - © Adrien Lecouturier
Fiebres – © Adrien Lecouturier

Connaissiez-vous au préalable cette région dans laquelle vous avez tourné ?

Le haut plateau amazonien est une région très connue au Vénézuela, c’est aussi là que se passe « Le Monde Perdu » de Conan Doyle. Ma copine vénézuélienne voulait à tout prix me faire découvrir ce coin, mais finalement cela ne s’est jamais fait… Alors quand j’ai rencontré Pierre qui travaillait précisément dans cette zone, ça m’a redonné l’envie d’aller là-bas, comme un signe. Je voulais découvrir ce décor des grands romans d’aventuriers.

Et comment cela s’est-il passé quand vous êtes arrivé sur place ?

J’étais soulagé d’avoir cette bourse de la SCAM, mais j’ai eu un appel de Pierre, mon ami médecin qui m’a annoncé que l’un de ses enfants était gravement malade et qu’il devait rester à Caracas pour une durée indéterminée. Avec l’ingénieur du son, nous sommes partis quand même à Santa Héléna, le village le plus proche de la forêt où travaille habituellement Pierre. Là, nous avons fait quelques images de repérages, pour prendre nos marques, nous faire la main et tuer le temps… Mais finalement, à part l’œil de cheval du début du film et quelques sonores, ce sont les seules choses du film qui sont restée de cette période.

Après un mois et demi et son enfant guéri, Pierre a rejoint la forêt et j’apprends alors que le gouvernement refuse de payer ses assistants. Or, sans eux, pas d’expédition en forêt possible, et donc pas de tournage. Trois semaines avant mon départ du Vénézuéla, j’ai donc décidé de remplacer le gouvernement de Chavez [rires] et de défrayer les assistants pour que nous puissions aller en forêt ! Quand on est arrivé sur place, tout ce que j’avais pressenti de mon grand repérage s’étiolait, rien n’était pareil… Il a fallu reconstituer la marche entre trois arbres et trouver des dispositifs pour faire ressentir la fièvre qui pesait sur la mine d’or. Car quand nous étions là-bas, elle n’y était pas, il n’y avait pas de paludisme. C’est toute l’histoire du film : on recherche une fièvre, mais finalement celle que l’on trouve n’est pas celle que le médecin imagine. C’est la raison pour laquelle cette marche devient absurde. La fièvre est toujours à côté, on a la sensation d’avoir affaire à des malades imaginaires, le médecin est là, mais il devient mystérieux et l’atmosphère se charge d’une espèce de moiteur.

Quand j’ai filmé les assistants de Pierre asperger le foyer des mineurs de produit anti-bactérien, je leur ai demandé de reproduire ce geste dans la forêt. Ils ne le font pas habituellement car la forêt est immense, et on ne pulvérise pas les troncs d’arbre !… Mais ils l’ont fait pour moi, parce que c’était ma façon d’illustrer leur marche quasiment vaine à côté de la menace latente de la fièvre.

Je voulais que mon film s’enfonce dans un cratère : c’est le motif du documentaire. Tout d’abord un très gros plan sur un œil de cheval purulent, un trou noir autour duquel gravite une mouche ; puis ces cratères de mines qui génèrent des maladies tropicales, qui enfantent la fièvre, et enfin la séquence finale où la caméra s’enfonce dans la mine pour essayer de comprendre ce que ces hommes cherchent au fond de ces cratères. Pour moi cette fièvre pour l’or, c’est aussi une quête de jouissance.

Fiebres - © Adrien Lecouturier
Fiebres – © Adrien Lecouturier

Comment avez-vous filmé les consultations ?

J’ai imaginé des « petites boîtes » de mise en scène où on retrouve à chaque fois, en plan séquence, le médecin face à son patient. C’est l’image que j’ai voulue à l’issue de mes repérages, il me fallait capter ces consultations de cette manière. J’ai filmé dans la longueur, et ensuite avec la monteuse Louise Jaillette, nous avons décidé de ne garder que la première partie de la consultation, le moment où le patient confie à son médecin ses symptômes. L’idée, ici aussi, c’est de suggérer la fièvre, sans rentrer dans le diagnostic, dans la sentence du médecin.

Votre film nous plonge aussi dans une mine d’or… Pouvez-vous nous en dire plus sur ce business ?

Ces travailleurs, ces mineurs viennent chercher de l’or car il y en a beaucoup dans cette zone. Là où j’étais, c’est un système de mine artisanale : il suffit d’aller voir un propriétaire de « moteur » [Les moteurs activent des pompes qui permettent de forer et de déblayer, NDLR], de proposer ses services et on peut chercher de l’or. On est alors payé en fonction de la quantité de métal précieux trouvée.

Quand je suis arrivé là-bas, le contexte était tendu : Chavez avait recouvert le pays de militaires, c’était la pleine dictature communiste. Chavez avait décidé de mettre un terme à l’extraction de minerai, mais c’était surtout pour se déresponsabiliser des questions sanitaires et environnementales. Du coup, tout le monde s’est mis à se cacher pour chercher de l’or et l’armée acceptait de fermer les yeux en échange de bakchichs monumentaux.

Comme s’est passée la fin de ce travail de réalisation ?

Finalement, tout le tournage du film s’est fait sur mes trois dernières semaines de présence au Vénézuéla. Le montage s’est étalé sur quatre mois et j’ai pu faire la résidence de montage Périphérie qui m’a permis de choisir pour mon film une voie assez suggestive que j’avais jusque-là du mal à assumer. Pour la musique, je savais que je voulais de la flûte mais je ne voulais pas qu’elle soit identifiée comme originaire du Pérou, d’Inde ou des Balkans. J’ai fait appel à Théodore, un musicien qui travaille avec Bratsch. Je lui ai fait écouter la flûte du film de Jodorowsky « La Montage Sacrée », et à partir de là, on a improvisé des gammes et j’ai choisi des morceaux. Ça a été réalisé en une après-midi.

Fiebres - © Adrein Lecouturier
Fiebres – © Adrein Lecouturier

Au festival « Cinéma du Réél », votre film était en compétition « Premiers films »… Est-ce vraiment le cas ?

Pas vraiment. J’ai réalisé des films avant, mais je ne les ai pas montrés. C’étaient des films autoproduits, ou « d’école ». A mes débuts, à vingt ans, je filmais mon amie Nina Savary : des captations et des portraits d’elle dans les coulisses de son travail. J’ai ensuite fait de la philosophie à Paris VIII jusqu’à la maîtrise. Cette formation a autant compté que l’école de cinéma que j’ai suivie ensuite. Et puis, j’ai tavaillé deux ans avec Robinson Savary. Nous avons réalisé un documentaire sur James Thierrée – j’étais assistant de production sur ce film, ce qui m’a vraiment donné envie de réaliser. Quand j’ai vu le chef opérateur travailler en 16mm, je me suis dit que sans école je n’arriverais jamais à faire ce qu’il faisait et je suis rentré en « image » à l’INSAS pour apprendre à charger ces caméras. J’aurais pu simplement effectuer un stage, mais j’ai choisi de faire cette école. C’était intéressant parce qu’on y apprend à se démerder, à faire des films comme dans la vraie vie. Là, j’ai rencontré un producteur de l’école, Paul Fontaine, qui a été déterminant pour Fiebres notamment.

Quels sont vos projets ?

je travaille sur un film autour d’un premier amour qui me donne beaucoup de plaisir. « Angèle et Jeanne » : Angèle, c’est mon filleul, il vit avec Jeanne dans l’une des grandes tours de la porte d’Ivry. C’est un long métrage, en écriture pour l’instant. C’est le temps d’une année sabbatique passée à ne rien faire, si ce n’est essayer de comprendre comment fonctionne la vie à deux. Je travaille à partir des Fragments d’un discours amoureux de Barthes : les chapitres du livre me donnent des sujets pour les faire rebondir. Jeanne se pose des questions, elle interroge Angèle qui lui répond et lui pose à son tour des questions. Le cœur du film se déroulera dans leur appartement, et tout ce qui est extérieur à leur bulle sera traité comme un monde irréel. Je tournerai en 7D avec mes optiques : je suis à l’aise avec ce matériel, je le connais bien.

Propos recueillis par Dorothée Lachaud

-> Fiebres est disponible en VOD su Universciné. Et pour les sélectionneurs de Festivals sur Festivalscope.

-> Le résumé du film par Charlotte Garson, pour le catalogue de l’édition 2013 de « Cinéma du Réél » :

« Trois hommes avancent dans une forêt bruissante, entre tapirs, ragondins et toucans : sur les hauts plateaux d’Amazonie, un médecin franco-vénézuélien va de campement en campement pour soigner les chercheurs d’or et de diamants. Directeur de la photographie de formation, Adrien Lecouturier s’entoure d’un monteur-son virtuose (Florian Namias) et confère à chaque séquence une unité, dégageant patiemment une pépite du bloc friable d’un tournage que l’on imagine physiquement éprouvant. Si la lutte contre le paludisme implique de désinfecter systématiquement les campements, le cœur de la consultation de Pierre, le médecin, se joue dans des face-à-face où se disent les fractures physiques et mentales, la dépendance à l’alcool ou à la « pierre ». Faire parler les taiseux du cru semblait a priori impossible, mais lui vit dans la région, et l’on entend jusque dans la discrétion de ses questions qu’un lien insécable l’unit à ses patients. « Pierre retrouve au fond des yeux des mineurs une étincelle qu’il a bien connue», écrit le cinéaste dans une note d’intention. « Son père était chercheur d’or, un minero comme il y en a tant ici, avant d’épouser une indienne des plaines de l’Apure, d’avoir un fils et de rentrer en Europe grâce à la marmite d’or et de diamants ».

Plus loin

Cinéma du Réel 2013: Casa + Le printemps d’Hana + Kelly

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