Partenaire du festival « Cinéma du Réel », Le Blog documentaire revient ici sur la 37ème édition de la manifestation parisienne qui s’est achevée le 29 mars dernier. 130 films, dont 29 premières mondiales, 202 séances et 160 débats et rencontres pour 25.000 spectateurs. Difficile, donc, d’embrasser l’ensemble des propositions du festival pour en dresser un bilan exhaustif… Compte-rendu partiel – et partial ? – donc, établi à travers 8 films des compétitions française et internationale.

Capture d’écran 2015-02-22 à 18.30.521 – Un public au rendez-vous

Etait-ce le fait d’assister seulement aux séances des trois derniers jours du festival ? Toujours est-il que les salles dans lesquelles je me suis glissé étaient toutes copieusement remplies à l’heure où le noir se faisait et où le générique de « Cinéma du Réel » se lançait. Ce n’est en rien une nouveauté, mais c’est un constat réjouissant : le documentaire attire un public non négligeable, capable de faire la queue dans la rue du Temple sur 50 mètres, comme si Les forêts sombres de Stéphane Breton, diffusé ce jour-là au Luminor, était le dernier Fast and Furious. J’exagère bien sûr, mais les amateurs du Réel, non contents d’être nombreux, sont de remarquables spectateurs, si toutefois l’on exige en son for intérieur que le silence soit d’or pendant les projections…

Bien sûr, l’audience, cette martingale télévisuelle nivelant les apports particuliers d’un film pour mieux consacrer le saint-chiffre de l’Audimat, est toute relative. Il y a un certain entre-soi dans cette petite communauté intéressée par les « choses du réel » (comme d’autres filmaient les « choses de la vie »). N’y aurait-il pas là matière à envisager comment un public a priori rétif pourrait se laisser tenter par le virus documentaire ? L’installation en sous-sol du Centre Pompidou distancie clairement le festival des touristes et autres curieux qui entrent dans le vaste hall du bâtiment. On imagine qu’ici, un accueil autre que purement informationnel pourrait diversifier le public qui descend les quelques marches conduisant vers l’espace dédié au « Réel ».

2 – Famille, je vous aime

Père octogénaire, père mort, fils ou petit-fils de substitution, mères et soeurs napolitaines, fils revenant de guerre… N’en jetez plus ! La large thématique de la famille était encore fort bien représentée dans les films que j’ai pu voir.

Ainsi dans Africa 815, la réalisatrice Pilar Monsell filme-t-elle son père, non pas vraiment pour en recueillir les confidences mais plutôt – semble-t-il – pour s’en rapprocher. A l’inverse de Paul Costes qui, dans La chambre bleue, utilise le langage du cinéma et le format 8mm pour nous perdre entre les époques et raviver dans sa famille la mémoire de son père mort 10 ans avant.

Dans C’est ma vie qui me regarde, Alice, l’octogénaire que le réalisateur filme, a laissé partir en lambeaux la maison qui a vu courir et probablement rire et crier ses deux fils, morts depuis longtemps. Damien Fritsch a l’élégance de ne jamais tirer le fil d’une relation filiale que l’on ressent peu à peu, entre cette mamie désoeuvrée et ce voisin, à la fois aidant et fasciné (du moins, je me l’imagine ainsi).

Dans Sempre le stesse cose, de Chloé Inguenaud et Gaspar Zurita, c’est tout le réseau complexe d’obligations, d’attentions et de conflits larvés qui fait la matière filmée de la réalisatrice. Au contact pendant 6 ans d’une famille napolitaine, quasi exclusivement composée de femmes et où les hommes sont réduits au silence (le plus jeune est en prison ; le plus vieux sur un lit, dans la pièce centrale, muet et spectateur oublié du théâtre des rencontres et querelles familiales), les réalisateurs deviennent un peu le frère chilien (Gaspar Zurita) et la sœur supplémentaire (Chloé Inguenaud) de la fratrie.

Et dans le Grand Prix du festival, Killing Time, les jeunes marines américains parlent avec leurs familles depuis leur connexion Internet tremblotante, la larme à l’oeil de voir le petit dernier leur faire rapidement un baiser avant de partir jouer, désintéressé de cette rupture aussi douloureuse qu’irréelle.

Une jeunesse allemande
Une jeunesse allemande

Les relations familiales étaient donc au cœur de bien des narrations ; proximité « naturelle » entre protagonistes et filmeurs que ces derniers n’hésitent pas à exploiter pour en donner un relief cinématographique. Chez Pilar Monsell, c’est le travail du son et de la voix-off qui installe l’intimité entre elle, son père et nous. Chez Chloé Inguenaud et Gaspar Zurita, la proximité physique vécue par les deux réalisateurs avec les personnages dans l’espace réduit de la pièce à vivre joue le rôle d’une (omni)présence, retranscrite par cette caméra en plan fixe juchée au fond de la pièce, à l’affût d’un moment de vie. Chez Paul Costes, la caméra est l’objet transitionnel par lequel il convoque le souvenir de son père en même temps que ses proches (frères, mère, grands-parents) à un dîner-hommage à son père, organisé par le réalisateur lui-même. Une intimité souvent partagée, dans l’espace lui aussi intime de la salle de cinéma, mais qui donne parfois envie d’autres histoires, plus grandes et universelles. Doit-on voir dans le prix accordé à Jean-Gabriel Périot, ce désir également ressenti par les jurés de se frotter à la fameuse « grande Histoire », en opposition aux huis-clos familiaux ? C’est en tout cas avec une sensation d’ouverture dans la tête que j’ai vu Une jeunesse allemande, film davantage porté sur la mécanique des êtres (la mécanique d’Ulrike Marie Meinhof, membre de la Fraction Armée Rouge, en l’occurrence) que sur la dissection des sentiments.

3 – Y a-t-il un monteur dans la salle ?

Les films au « Réel » sont parfois longs – en tout cas « pour des documentaires ». J’assume ce dernier aparté, qui reflète bien peu une vision de critique de cinéma. Car, pour tout un public, y compris averti et intéressé, un documentaire de deux heures, dont la narration n’est a priori pas calquée sur celle d’un film « à histoire » classique (qu’il soit hollywoodien ou français, d’ailleurs), demande davantage d’« efforts » que de se glisser dans une salle d’un cinéma commercial proposant des films d’Alejandro Iñarritu ou Paul Thomas Anderson. Effort souvent récompensé, soulignons-le, puisque la plupart du temps, le propos, le point de vue ou le parti-pris filmique, toutes ces choses que les réalisateurs peaufinent pendant des années, se révèlent au fil du film.

Mais tout de même : parfois, le film, tout en étant enthousiasmant, s’avère trop long. Parce que certains plans durent plus que de raison, sans qu’ils n’apportent réellement de sens. Parce que certaines séquences, pour réussies qu’elles soient, peuvent nuire à l’équilibre global du film, le rendant « alourdi » d’une part d’inessentiel. Il peut y avoir de la posture, dans les choix narratifs, qui concourt à ce sentiment. Mais on remarque aussi que certains films sont montés, tout ou partie, par les réalisateurs eux-mêmes.

Dans C’est ma vie qui me regarde par exemple, chronique touchante et intime d’une voisine octogénaire que le réalisateur filme au quotidien, le constat s’impose à moi : sur les 104 minutes que dure le film, j’aurais « senti » que le film aurait pu, sans perdre de sa force, en perdre 20 à 30. Est-ce un sacrilège de penser ainsi ? Je trouve le film réussi mais parfois redondant : j’y vois la marque du réalisateur qui, trop accroché émotionnellement au matériau qu’il ramène du tournage, ne parvient à s’en séparer au montage. Le fait qu’il monte en partie lui-même son documentaire le prive de ce regard supplémentaire qui permet de faire, difficilement, le deuil de certaines séquences.

Sans être une généralité, cette remarque dit aussi beaucoup de l’économie dans laquelle évolue le documentaire. Je ne pense pas que ce soit réellement par choix qu’un réalisateur finisse par monter son propre film, mais bien parce que les moyens manquent souvent pour en embaucher un. Dès lors, la question très actuellement du manifeste Nous sommes le documentaire et l’absence envahissante (sur le modèle du silence assourdissant) des diffuseurs télé dans la production de ces œuvres se pose à nouveau…

4 – De quelques gimmicks d’écriture dans les documentaires d’auteur

Et si, à l’instar du formatage évident (et souvent grossier) imposé aux narrations documentaires présentes à la télévision, on assistait à un formatage des écritures dites « d’auteur » que le festival consacre particulièrement ? Je n’irai évidemment pas jusque-là : il serait plus juste de parler de la présence d’un certain formalisme, certainement très brillamment pensé dans l’écriture mais parfois trop rigoureux dans la démonstration visuelle.

D’abord, pourquoi n’y en aurait-il pas, de ces gimmicks narratifs dans ces films ? Ces réalisateurs ne sont pas infaillibles, ils essaient eux aussi de raconter, avec leur vécu, leurs intentions et leur regard, ce qu’ils voient et ressentent. En cela, les tics de réalisation que j’ai repérés sont des tics pavés de bonnes intentions, en quelque sorte. Mais qui se révèlent parfois aussi symptomatiques que, disons, les incipits de documentaires télé, à 95% rythmés par une voix-off (quand ce n’est pas un « passeur » à l’écran), qui décryptent sagement les enjeux du film, pour « prendre le téléspectateur par la main ».

Ainsi, la longueur des plans semble parfois obéir à une forme de systématisme. Quand quelque chose ou quelqu’un se dirige vers la sortie du plan, on craint alors – crainte souvent justifiée – que le plan se prolonge jusqu’à la sortie effective du champ. Pilar Monsell, malgré sont très beau Africa 815, n’échappe pas à la règle dans son premier plan. Dans Souvenirs de la Géhenne (de Thomas Jenkoe), le plan d’un train qui passe interminablement jusqu’à ce que le dernier wagon soit sorti du champ apparaît comme un formalisme que ni la narration ni le rythme n’exigent. Ailleurs, ce gimmick produit bien évidemment des effets de sens ; mais on peut décerner parfois dans cette fréquente utilisation la volonté de « faire lent », en opposition au rythme rapide, « efficace » d’un documentaire télévisuel

Killing time
Killing time

5 – Africa 815

Mon coup de cœur très personnel pour cette forme de déclaration filmée d’une fille à son père. Déclaration qui n’a rien de directe, mais qui se devine, comme le suggère le dernier plan où le père et la fille sont côte à côte devant le panorama offert par l’appartement dans lequel ils séjournent : Pilar Monsell a pris le temps de lire les carnets écrits par son père à son intention. Elle a choisi de le filmer, simplement, de comprendre ce père, marié mais homosexuel dès son service militaire. La douceur de leur relation – ni regret, ni procès – laisse affleurer la touchante et désarmante naïveté du père, plusieurs fois amoureux de jeunes maghrébins qu’il ne retenait visiblement que par son train de vie. Et certains passages sont de purs morceaux de grâce cinématographique, comme ce décrochage de vêtements battus par les vents, tendus sur un fil de la terrasse. La réalisatrice a-t-elle laissé son père la filmer ? On croit la voir sur l’image tremblotante, mais peut-être n’est-ce pas elle – et finalement, peu importe. La poésie de l’image, seule, suffit à exprimer davantage qu’à dire.

6 – Une jeunesse allemande

Jean-Gabriel Périot est coutumier des archives. Ici, c’est avec plus de 90 minutes de matériau qu’il bâtit l’histoire d’Ulrike Marie Meinhof et de la Fraction Armée Rouge qui a sévi dans les années 70 en Allemagne. Sur ce sujet « tarte à la crème » pour des germanophiles – Ulrike, la journaliste entourée d’hommes, persuasive, combattante des archaïsmes et tombant dans le terrorisme, est une figure romantico-politique très connue de l’extrême-gauche -, Périot livre un récit passionnant des années d’avant, celles qui précèdent la radicalisation de la bande à Baader. Et aide à comprendre comment un être devient ce qu’il est, à force de combats perdus ou de désespérance. Ce que le réalisateur perd en innovation dans la mise en scène, il le gagne en souffle narratif. A l’inverse de ces courts-métrages les plus forts, comme Eut-elle été criminelle ou 200.000 fantômes (visibles sur son site), Une jeunesse allemande ne bouscule pas les codes du film d’archives. Il n’est cependant pas dépourvu d’une touche personnelle et parfois ironique qui nous renvoie, en tant que spectateurs, à des questions contemporaines. Ainsi lorsque nous rions de la force incantatoire du discours d’Helmut Schmidt contre les terroristes, la vision presque similaire, 40 ans après, de Manuel Valls et des discours tout aussi emphatiques qui dénoncent les terroristes d’aujourd’hui montre combien l’on se baigne parfois deux fois dans le même fleuve de l’Histoire.

Africa 815
Africa 815

7 – Killing Time

La « palme » de ce festival est un film très abouti esthétiquement – ici, pas d’images faites comme on peut, avec une caméra à l’épaule, mais un chef opérateur qui travaille à ce que chaque plan soit une image, comme si Hopper s’invitait dans la ville de 29 Palms pour y peindre ses tableaux. Mais cette tendance à l’esthétisme, justement, pose problème : est-ce vraiment possible de filmer l’ennui et la désespérance de ces jeunes Marines en sublimant les plans sans qu’à aucun moment ne soit évoqué, d’une manière ou d’une autre, le contre-champ : ces Irakiens ou ces Afghans combattus, qui ne semblent exister ni dans la tête des Marines, ni dans la réalisation de Lydie Wissaupt-Claudel ? On assiste ainsi à un retour au pays à mi-chemin entre le désoeuvrement d’un Larry Clark et la misère sociale d’un Ken Loach, où les militaires s’accrochent à ce qu’ils peuvent. Le réel est capté par bribes, sans qu’on s’approche plus près de ces jeunes qui restent pour nous de – très – lointains semblables. Peu de choses, en effet, ne permettent de comprendre leur psyché, en dehors du fait qu’ils ont combattu « des méchants » et qu’ils subissent au retour la dureté de la vie. On ne devrait pas juger un film à l’aune d’un autre, mais comment ne pas évoquer Of Men and War quand on parle du retour de guerre des militaires ? Killing Time s’intéresse en quelque sorte à l’avant-Of Men and War, avant que le travail de concaténation des traumas ne nécessite que la parole se libère pour soigner. Un moment suspendu où le vide remplit l’espace, physique et psychique. Retranscrit ainsi à l’écran, Killing Time nous laisse dans ce faux-rythme de l’attente et, finalement, suscite un ennui diffus que la qualité esthétique pare d’une certaine torpeur.

One Comment

  1. Jacques Gerstenkorn

    Il y avait aussi des films courts dans la programmation du Réel, mais comme souvent, les « longs » leur volent la vedette, y compris chez les critiques qui en traquent les longueurs (cela étant, il peut y avoir aussi des longueurs dans un court, ou bien des courts trop longs…).

    En première partie de la séance du Latina évoquée par Nicolas Bole, il y avait un bijou de cinéma court, The Old Jewish Cimetery de Sergeï Loznitza, injustement oublié du palmarès. Une merveille d’intelligence « cinétopographique », qui trace un chemin de montage à montrer dans toutes les écoles de cinéma et qui sollicite en permanence l’imaginaire du spectateur. Le cinéaste joue avec l’attente créée par le titre même du film ; à savoir la promesse d’une visite dans un vieux cimetière juif. Mais en guise de cimetière, il n’y a qu’un territoire vidé de son histoire et de sa population, ainsi qu’un parc dont tout à été fait pour effacer sa vocation première… Loznitza arpente ce site et en convoque les fantômes, attentif à tout symptôme qui pourrait trahir le refoulement (davantage même que le retour du refoulé). Et la durée des plans est ici une invitation puissante et sensible faite au spectateur pour l’associer au travail du deuil. Deuil non seulement des morts mais aussi de la mémoire. Puissance du cinéma !

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