Depuis 1985, Christophe Loizillon développe une œuvre documentaire troublante dans laquelle les corps sont à l’épreuve. Très jeunes ou très vieux, impulsifs ou inhibés, abrupts ou sensuels, authentiques ou factices, parlants ou muets, les individus qu’il filme s’affirment dans leur singularité, rentrent en contact parfois, et tentent maladroitement de s’inventer une façon d’être au monde. L’économie filmique, se rejouant à chaque film, laisse une large place à des récits sobres, accompagnant chaque sujet et restitués en voix-off. Face à ces êtres en contraste, les spectateurs s’interrogent, imaginent, se cherchent.

On a proposé au cinéaste de suivre le protocole suivant : regarder cinq productions d’autres cinéastes et tester leur résonance avec ses propre films. Il s’est chaleureusement prêté à l’exercice.

Christophe Loizillon est au centre d’une soirée événementielle organisée par le festival Côté Court à Pantin ce 25 octobre. Il sera également en tournée nationale pendant le Mois du Doc en novembre dans toute la France.

Entretien réalisé par Mathieu Lericq.

Mains filmées, mains filmantes

Films montrés : Étude du mouvement de la main d’Étienne-Jules Marey (planches chrono-photographiques animées, 10 sec., France, 1893) et À propos des doigts / O palcach de Józef Robakowski (5 min., Pologne, 1982).

Le Blog documentaire : Connaissais-tu ces films ?

Christophe Loizillon : Je connaissais Marey, bien sûr. En revanche, j’ignorais tout de Józef Robakowski.

Est-ce que ces deux films te parlent ?

Oui, ils me touchent. Je me dis que quelqu’un a pu mettre sa caméra un peu comme j’ai pu, quelques temps plus tard, le faire moi-même. C’est amusant parce que chacun de ces deux films travaille quelque chose de la société à laquelle le cinéaste appartient. On sent que la démarche de Marey est plutôt scientifique. Il étudie le mouvement. De son côté, Robakowski filme le mouvement sans l’étudier ; il en fait autre chose. Ma première impression est que le film de Marey est maladroit. La caméra est frontale. Il n’a pas imaginé la caméra plongeante sur les mains. Alors que Robakowski, comme dans mes propres films, utilise la plongée. Chez Marey, tu sens que le mouvement est peu fluide, techniquement peu fiable. On dirait qu’il filme le mouvement de la main de la même façon qu’il filmerait un cheval au galop. Il y a un fond noir en arrière-plan, on devine la présence d’une échelle. En gros, il analyse le mouvement du poignet et l’articulation des doigts. Chez Robakowski, c’est autre chose : il y a une idée de cadre. La main devient métonymique. C’est l’occasion d’un récit personnel. Il nous fait réfléchir. Pour ces raisons, ça rejoint ma propre démarche. J’ai remarqué une autre chose : Marey tourne en 1893, Robakowski en 1981, et moi en 1996. Nous tournons tous en pellicule ; la durée et le cadre sont relatifs au type de caméra et à la longueur de la bobine. Pour finir, je dirais que la spécificité de Marey est de s’inscrire dans un cadre scientifique, où la durée se plie uniquement à l’étude du mouvement.

Ce qui semble rapprocher la démarche de Marey de la tienne, c’est le fait que les prises chrono-photographiques sont fondées sur un principe de répétition.

Oui, absolument. Mais on remarque surtout que chaque réalisateur a réfléchi la forme du film en fonction des outils à sa disposition, tout en prenant en compte ce qui se passe dans la société qui l’entoure. Dans le cas de Robakowski notamment, on sent qu’il exprime des choses par ses mains, qu’il ne pourrait pas raconter autrement. Ça fait récit, à partir duquel l’imaginaire se construit. De nombreux éléments sont en dehors de l’image. Donc oui, ça me touche.

L’une des questions centrales dans les deux films, me semble-t-il, est celle du fragment. Si Marey filme une main pour en étudier l’amplitude et le déploiement musculaire, et si Robakowski détache la main du corps pour mieux définir le sens que recouvre chaque doigt pour lui (au moment de l’état de guerre en Pologne), on se rend compte que filmer une main peut servir différents projets et surtout offrir plusieurs significations, qu’elle soit scientifique ou poétique.

Ce qui m’intéresse, c’est le rapport au récit. Le fragment doit se mêler au récit pour faire sens. Ceci dit, le récit n’est pas nécessaire : dans Les visages par exemple, je présente en voix-off chaque personne, mais le reste est muet. Pour moi, il y a une réelle difficulté à filmer le corps dans son ensemble, dans son entier. Je ne suis pas sûr d’être conscient des raisons qui m’empêchent de filmer un corps entièrement. Peut-être que filmer entièrement un corps, ce serait créer une image avec trop de sens, ce serait trop en dire, il m’échapperait trop. Morceler le corps, ça me permet de mieux l’appréhender, de le penser. Filmer un corps nu en revanche, ce n’est plus filmer un corps : c’est filmer la nudité. La nudité, c’est déjà un costume. Et s’il y a un costume, c’est le costume qui fera sens. S’il y a une coiffure, c’est le cheveux qu’on analysera. S’il la personne marche, on analysera sa façon de déambuler. Alors je préfère retirer des éléments du cadre. C’est comme lorsque Dreyer reconstitue une cuisine en studio : il met une table et casserole. Ça fait cuisine, ça suffit. Ce n’est pas une question de simplicité, mais plutôt de soustraction, d’épure et de mystère : on exprime déjà tellement de choses à partir d’un fragment… L’imaginaire travaille davantage à partir d’un morceau.

Chez Marey comme dans ton travail, on sent une chose très commune : l’étude de l’Homme. Peut-on dire que ton travail a un caractère anthropologique ?

Oui.

Tu semblais dire que Marey était un scientifique alors que ta démarche serait poétique, est-ce vraiment contradictoire ?

Je ne suis pas certain d’être un poète. À la peur de la feuille blanche pour un écrivain correspond l’angoisse du corps dans son entier pour moi. En fait, mon angoisse est liée au fait de filmer le monde : par quoi commence-t-on ? Je me suis dit qu’une façon de commencer, c’était de filmer les mains de mes amis. Il y a la peur de la fiction aussi : comment éviter de raconter ses propres fantasmes ? Alors il faut réduire le champ.

Un anthropologue aussi, il réduit le champ une fois qu’il a déterminé son terrain d’étude. Il choisit sa méthodologie, ses outils d’analyse, il commence par filmer un rituel…

Et puis il en étudie un autre, puis un autre. Il ne peut pas tout englober d’un coup. Pour moi, l’important, c’est d’avoir un programme de travail, une méthodologie. Je suis mon propre maître. Les autres ne diront pas ce qu’il faut faire. Il faut donc commencer en bas, être humble. Et puis tu fais les choses petit à petit. C’est un processus relativement inconscient. Dans un futur projet, je voudrais filmer toutes les pièces reliées à la vie domestique : la cuisine, la chambre, la salle de bain. C’est une démarche ethnographique, tu as raison. Ça me rappelle que j’ai eu Jean Rouch comme professeur, même si lui avait un caractère post-colonialiste… Mais il a étudié beaucoup de choses.

Te reste-t-il quelque chose de l’enseignement de Jean Rouch ?

Sa générosité, avant tout. Comme Henri Langlois, il avait cette faculté de tout voir, d’analyser la démarche et le résultat. Tout était scruté. Les éléments réussis étaient discutés. Je me souviens lorsque Langlois nous montrait les navets italiens des années 1950, il disait : « Vous verrez, dans chaque film il y a au moins une minute réussie. » Rouch et Langlois partageaient leur émerveillement du cinéma. Jean Rouch, plus précisément, m’a appris à réfléchir sur la distance de la caméra par rapport au sujet filmé. Selon lui, il fallait que la personne filmée puisse exprimer son refus, obstruer l’objectif. Le rapport entretenu avec la personne qu’on filme doit pouvoir être contrôlé par elle. Ça m’est resté. Raymond Depardon fait tout autre chose, il se place assez loin de ce qu’il filme, c’est son passé de photographe paparazzi : je me disais que ce n’était pas honnête de prendre tant de distance. Il y a une éthique chez Rouch.

Est-ce que ton propre travail peut être rapproché de l’idée de recherche ?

Oui, mais c’est inconscient. J’essaie de trouver quelque chose. Quand on filme en morcelant le corps, on donne à réfléchir. C’est comme Robakowski qui étudie ses doigts. Jamais on pense que chaque doigt a une histoire, à moins que tu en perdes un. Il nous fait prendre conscience que ta main a une unité, et que chaque doigt a sa propre histoire.

Justement, dans À propos des doigts, Robakowski commence par dire que son pouce a subi des violences et qu’il en reste des cicatrices… Tout part de la plaie, d’un symptôme, ou d’une incapacité.

Il y aussi l’histoire du doigt qui porte l’alliance. Ça raconte autre chose de sa vie privée. La construction échafaudée par Robakowski, je l’ai investie dans le film Famille (2011). Il y a un plan séquence par personnage : le fils, la fille, le père, la mère, et le grand-père. Ils ne sont jamais réunis dans le film. On voit donc comment chacun vit une journée. Une famille, c’est la somme d’individus et non pas un groupe. Ce que tu vis, tu ne peux pas l’exprimer à ton conjoint, ni à ton enfant. Ton enfant vit quelque chose dans sa journée, qu’il ne pourra pas exprimer : une petite humiliation du professeur, un baiser échangé qui tourne mal. On peut difficilement exprimer ce qu’on vit. D’ailleurs, je suis incapable d’inclure dans un film une séquence de repas avec sept ou huit personnes. Je ne suis que dans le tête-à-tête, le rapport un-un. C’est moins la peur du groupe que l’envie de montrer l’expressivité propre à chaque personnage.

Finalement, duquel te sens-tu le plus proche, de Marey ou de Robakowski ?

Si le critère est l’époque de production, je me sens bien entendu plus proche de Robakowski. Et puis, on cherche quelque chose qui est similaire. Ceci dit, Marey a ouvert des perspectives incroyables. Dans ces plans où le mouvement d’une main qui se referme et qui se rouvre, il y a presque plus de poésie que dans le film de Robakowski et dans tous mes films réunis. Même si la démarche de Marey est scientifique. Quand j’ai affirmé que, chez Marey, il n’y avait pas de cadre, en fait je me trompe : il y a un cadre, il y a un vrai choix et une intention. Marey, c’est l’origine. Parallèlement, les frères Lumière font complètement autre chose. Je me sens personnellement plus proche de Marey que des Lumière.

Marey disait à ce propos : « Mais à quoi ça sert de montrer un train entrant dans une gare ? ». Lui avait sans doute l’impression que les images devaient servir à l’analyse de l’humain, pas seulement à montrer comment les choses se déroulent. Marey avait quelque chose d’interventionniste, comme toi ?

Oui, on est très interventionniste. On focalise sur de très petites choses. Mais, en même temps, que ce soit par rapport aux frères Lumière ou à Marey, on se retrouve tous sur la place accordée à l’imaginaire. Quand j’ai vu le film de Marey, je ne me suis pas rendu compte tout de suite de la profonde dimension poétique. Il découvre le cinéma et il filme une main. J’ignore les raisons précises qui l’ont poussées à faire ça. Rodin à l’époque, lui aussi, avait une collection de mains et de bras de style greco-romain : il les faisait mouler et il les utilisait dans ses propres sculptures. On sent que Marey appartient à ce même moment de l’histoire, où la recherche atteint une dimension artistique. Par ailleurs, le fait que ce soit muet apporte une ouverture. Dans la cas de Robakowski, on gagne quelque chose, et on perd autre chose : on est plutôt dans du psychologique.

En es-tu certain ? Robakowski n’assumerait-il pas quelque chose que Marey exclut tout à fait, à savoir attribuer intimement la main à un homme et à un contexte en particulier ? Chez Marey, la main n’appartient à personne et semble déconnecté de tout espace-temps ?

Oui, Marey filme comme s’il s’agissait d’un peloton d’exécution. Ce n’est pas un hasard s’il a inventé le « fusil chrono-photographique ». La caméra est comme un canon. Je partage avec Robakowski le fait d’avoir un autre environnement, une autre histoire. La caméra, pour nous, n’est plus un canon. On a une responsabilité. À la nuance près que Robakowski filme sa propre main, alors que je filme les mains des autres. C’est une vraie différence. Chez Robakowski, il y a quelque chose de très sincère, de très touchant : il se met en scène et il se met à nu.

Les visages, entre nudité et suggestion

Films montrés : Gadający głowy / Les têtes parlantes de Krzysztof Kieślowski (14 min., Pologne, 1980) & Blow job de Andy Warhol (35 min., USA, 1964).

Ces deux films sont-ils des références pour toi ?

Non, je ne les avais jamais vus auparavant. Ce qui frappe dans les deux films, c’est leur rapport au récit. Dans le cas de Kieślowski, ça me ramène à quelque chose de télévisuel. Ça sature d’informations. Il y a tout à regarder : les visages, les costumes, les décors. Ce qui ressort, c’est le rapport à l’histoire. Le côté catholique et le côté communiste sont particulièrement évidents. Les préoccupations des personnes filmées ne sont pas matérielles. Elles sont plutôt d’ordres éthique, moral, philosophique. Ils parlent beaucoup de la nécessité et de la difficulté d’être les uns avec les autres. Ça me parle aussi de ma société, de la culture occidentale.

Par ricochet ?

Oui. Ça fait réfléchir à notre propre société. Ça me fait penser à l’Allemagne de l’Est, à l’Union Soviétique. On rencontrait des gens qui vivaient très différemment de nous. Ils étaient plus intellectuels, et beaucoup moins matérialistes que nous. Dans les films de Kieślowski, il y a une forte dimension morale qui ressort des propos. On sent la mainmise de l’État.

Tu te sens proche de la démarche formelle ?

Kieślowski donne beaucoup de poids au récit. Il est très souvent dans la démonstration. Je me sens loin de lui sur ces aspects.

J’ai l’impression que le point commun entre la démarche de Kieślowski et la tienne, c’est le rôle accordé à l’enregistrement de la parole de l’autre. Mais c’est aussi dans la liaison offerte par chaque film entre différents parcours de vie. Vous faites du cinéma un espace de comparaison entre diverses trajectoires cumulées.

Oui, mais Kieślowski est plus intéressé par le récit du film, par la progression. Le film part d’un bambin pour se terminer sur une personne qui a cent ans. C’est très scénarisé. Formellement, ça ne m’intéresse pas beaucoup.

Pourtant, lorsque tu réalises Les mains (1996), Les pieds (1999), Les visages (2003) ou Les sexes (2017), tu reprends quelque chose de similaire : tu élabores tes films à partir d’une palette de personnes très différentes en termes d’âges, de couleurs de peau, de parcours professionnels, etc. Le film est le lieu d’une différenciation.

La différence, c’est que je filme des gens qui sont proches de moi. Je veux quelque chose de plus intime. Ceci dit, pour Les pieds, je suis allé plus loin, jusqu’en Afrique, en Israël, en Palestine et au Japon. Chez Kieślowski, tu sens qu’il va vite. Il savait peut-être qu’il n’allait pas vivre longtemps…

Ou plutôt il s’est épuisé à faire des films, ce qui explique en partie qu’il est mort jeune…

Peut-être. Là où on se rejoint, c’est lorsqu’il réalise la série du Décalogue. J’aime son principe de travail, même si je peux ne pas être d’accord avec lui sur le contenu. Ça rejoint aussi Warhol. Le principe de travail qui nous relie, c’est de programmer un certain nombre de films à réaliser. On se retrouve tous les trois sur la dimension programmatique. Un cinéaste, ça n’existe que parce qu’il fait des films. Il doit y avoir quelque chose de sériel. C’est la même chose pour James Benning. Mais pour Cézanne aussi, avec sa montagne Sainte-Victoire, ou bien pour Daniel Buren. On existe uniquement en faisant du cinéma.

Au-delà de la question de la sérialité, il y aurait donc aussi une obstination.

Selon moi, c’est le propre du créateur. Le peintre et l’écrivain, ils peuvent passer un temps quotidien fixe à créer. Pour le cinéaste, c’est néanmoins un peu plus compliqué : il est entouré d’une équipe, et les étapes de production sont très différentes les unes des autres.

Si j’ai choisi de réunir Kieślowski et Warhol, c’est d’abord à cause d’un élément esthétique : l’usage du plan serré sur les visages. Mais il y a une deuxième raison : le rapport qu’entretiennent ces deux œuvres avec le hors-champ, surtout chez Warhol. Ce dernier suscite l’attention sur quelque chose qu’on ne voit pas, en l’occurrence la source de la jouissance. Il faut ajouter que la situation filmée peut être totalement mise en scène, même si on a envie d’y croire. Ça renverse la transparence pornographique.

On peut croire au départ qu’il n’y a pas de hors-champ chez Kieślowski. Mais ce n’est pas vrai, il est énorme, c’est celui de tout un continent. Tu le sens. Si l’image est apparemment saturée, on sent en même temps un hors-champ. Chez Warhol, c’est différent : le hors-champ fonctionne à partir d’une situation refermée. On pourrait dire qu’il y a un hors-champ, celui de la société américaine. Mais Kieślowski ne peut pas imaginer faire un plan à la Warhol. Pourtant, ce sont des époques similaires. Warhol est davantage dans la transgression.

Mais la transgression, cela aurait peut-être été de montrer un sexe en érection… Warhol ici joue avec l’idée de transgression, non ?

Oui, il joue autour de ça. Ça nous amène à la question de la fonction de l’artiste ou du cinéaste. Quand je vois les deux films, je pressens la fonction de chaque cinéaste par rapport à leur environnement culturel et politique. Ma fonction, quand je montre Debout(s) (2017) et Les sexes (2017), est claire : je ressens que les gens ont besoin de parler de ces sujets, comme ils ont besoin de yoga et de méditation. Je leur montre un film comme Debout(s) où il ne se passe que très peu de choses. Ça assouvit un besoin de contemplation.

Dans Les sexes, tu focalises la vision sur le sexe des personnes, leurs hanches, leurs cuisses et  leurs mains. Ce que tu places hors-champ, c’est le visage. Au fond, c’est un double inversé de Blow job. Tu pensais à ce film quand tu as réalisé le tien ?

Non. J’ai plus pensé à Rodin, à ses sculptures sans tête. Ça fait penser le corps autrement. C’est plus intellectuel.

Ne pas montrer le visage, cela implique également de les maintenir dans l’anonymat.

Oui. Mais en fait, c’est une question formelle. On doit jouer avec le hors-champ. Warhol joue avec le titre. Quand on appelle la toile de Courbet L’origine du monde, d’un coup ça acquiert un sens chrétien. Si tu donnes au film Les mains un autre titre, ça aura un autre sens.

Ethnographier le sexuel

Film montré : Notater om kærligheden / Notes on Love de Jørgen Leth (Danemark, 90 min., 1989).

T’est-il arrivé d’apparaître dans l’un de tes films, comme le fait Jørgen Leth dans la première séquence ?

Oui, mais c’était dans un film de fiction. Je jouais quelqu’un qui donne une caméra à un enfant. Un moment dans le film, ce personnage meurt. Dans les documentaires, il y a ma voix. Je me souviens aussi que l’origine du film Les sexes, c’était une situation où je filmais mon propre sexe en racontant mon rapport avec lui. C’était au milieu des années 1990. J’ai mis vingt ans avant de faire un film en reprenant le même dispositif.

Entre la démarche de Jørgen Leth et la tienne, je vois un point commun majeur : celui d’aborder d’une façon documentaire des situations d’intimité. Vous documentez l’amour.

Ce qui m’intéresse, c’est le récit de vie. Et il doit être universel.

Oui, quand tu filmes Les mains et Les pieds, on peut dire que tu t’intéresses à la vie en général. Mais lorsque tu filmes Les sexes, tu passes dans une sphère qui est un peu différente, qui est celle de l’intime le plus profond. Et ceci est lié à ce qu’on appelle les « sentiments ».

Oui. Mais le champ doit rester libre, les personnes racontent quelque chose de précis qu’elles souhaitent dire. Lorsque l’une des personnes évoque la ménopause, on comprend que pour elle c’est une fin en soi. Une autre pourra ensuite dire le contraire. Là où tu avais raison concernant Kieślowski, c’est que je suis obligé d’avoir des personnages contradictoires pour que ça ait du sens. Il faut créer du contraste. Je ne peux pas prendre que des transsexuels, que des homosexuels, ou que des femmes enceintes. Cela dit, je suis quand même attaqué par les spectateurs. Une spectatrice m’a demandé récemment : « Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes qui n’a pas envie d’avoir d’enfant ? » L’argument n’est pas justifié car ce cas de figure est dans le film. Au fond, les spectateurs parlent d’eux-mêmes. Mais c’est certain que tout n’est pas dit : par exemple, personne ne parle de la masturbation masculine. Si un autre homme avait fait le film, le sujet aurait pu être traité. Ça vient d’une pudeur de ma part. Tout dépend de là où je mets ma pudeur.

Y’a-t-il d’autres limites que tu as pu voir apparaître en faisant Les sexes ?

Peut-être, mais c’est inconscient. Concernant la masturbation masculine, j’ai censuré. Mais je ne sais pas vraiment d’où ça vient. Je ne veux rien forcer. Le film est autant un portrait de moi qu’un portrait des gens filmés.

Selon toi, qu’est-ce qui est commun entre ton travail et celui de Leth ?

Le rapport à l’autre. On a une relation semblable aux mains en tant qu’elles touchent l’autre. Il s’agit d’amour, bien sûr. Le sexe, c’est aussi lié à l’autre. Le visage, c’est plus complexe. Les pieds, c’est pour se tenir debout, être un homme. Dans Corpus/Corpus (2009), il y a du sexuel dans chaque plan. Quand je filme la pédicure, il y a quelque chose de sexuel. Chez le coiffeur aussi. C’est même plus sensuel pendant la pédicure que chez la prostituée. La séquence avec le bébé est aussi très physique. On m’a d’ailleurs dit que j’avais fait un film sur les déchets : les cheveux, les ongles, le sperme, le corps mort, etc. C’est sans doute vrai.

 

Chez Leth, il y a une tension entre la rigueur et la fantaisie. C’est la seconde dimension qui prend souvent le pas sur la première. Mais, dans ton cinéma, on est plutôt du côté de la rigueur, j’ai tort ?

Non, tu n’as pas tort. C’est lié à moi. À mon rapport aux risques. Ce qui m’impressionne chez lui, c’est qu’il fait quasiment tout en studio. Alain Cavalier aussi tourne en studio. Au début, je pensais que j’étais fou d’aller en studio pour reconstituer des situations documentaires. Il me semblait que c’était pervers, dans le sens où il n’y a pas de satisfaction dans le monde réel et que tu reconstruis tout. James Benning me touche aussi beaucoup. Dans le passé, lorsque j’ai fait Le silence de Rak (1997) ou Ma caméra et moi (2002), j’avais l’impression d’être trop fantaisiste. Alors maintenant j’essaie de m’inscrire dans des cadres plus stricts. Ça me fait penser à mon tout premier film : Détails. Roman Opałka (1986). Tout le monde me disait que le sujet, un artiste qui passe son temps à peindre des nombres, était tragique. L’œuvre de Roman Opałka me touche très profondément. Mais il est certain que tous mes films parlent de la mort.

Notes on Love est la chronique du désarroi masculin à un moment crucial de l’histoire européenne : 1989. Si le Mur de Berlin tombe à ce moment-là, sans doute quelque chose d’autre tombe définitivement avec lui : le modèle hétérosexuel partriarcal et monogame. Leth semble faire un bilan de cette hétérosexualité brisée, heureusement sans se complaire du côté de la nostalgie. Mais il est également tout à fait symptomatique de constater que, parlant de sexualité, Leth omette complètement la possibilité de l’homosexualité. Dans ton film Les sexes, l’homosexualité n’est évoquée qu’à demi-mot, à travers des périphrases : peut-on dire qu’il est encore gênant, pour quelqu’un de ta génération, d’en parler comme une forme d’amour légitime ?

Je pense, oui. Moi, j’ai reçu une éducation religieuse catholique. Pour certains membres de ma famille, ça reste quelque chose d’anormal. Quand j’ai préparé Les sexes, je savais ce que je ne voulais pas, à savoir inscrire chaque personne dans une catégorie, dans un genre. Quand on parle d’hétérosexualité, il ne s’agissait pas non plus d’en faire quelque chose de normatif ; par exemple, il y a une fille qui dit qu’elle n’a jamais été intéressée par le sexe de l’autre. Ma position, c’est que je ne voulais pas aborder frontalement la sexualité, qu’on puisse dire que celui-là est homosexuel, que celle-là est hétérosexuelle. Pour moi, ce n’était pas intéressant d’aller dans ce sens. On pourrait retourner la question, car personne ne dit non plus qu’il est hétérosexuel.

Est-ce que le fait de réaliser ce film a fait évoluer ta perception de la sexualité ?

Non… Mais ce que tu me dis concernant l’homosexualité me frappe. J’ai été élevé dans l’idée que le sexe était sale. Et puis j’ai combattu cette violence morale. Aujourd’hui, par rapport à ma famille, je peux apparaître comme quelqu’un de marginal sur ce point. Ce que j’ai appris par le film, c’est que faire l’amour n’a rien de spontané. Mais, comme chez Kieślowski, je veux que le spectateur puisse rester au creux des contrastes, que ce ne soit pas démonstratif. Ce qui m’intéresse, c’est de chercher à faire exprimer les autres, tout en cherchant la forme adéquate. En même temps, je me sers d’eux pour parler de moi. Mais je sais que l’autre est plus intéressant que moi. Regarder les autres me passionne. Dans un café, le barman pour moi c’est comme un chef d’orchestre. Parfois, j’ai même envie de devenir aveugle. Il y a trop à voir.

Propos recueillis par Mathieu Lericq,
le mardi 23 janvier 2018 à Paris.

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