Tous les films de Frederick Wiseman ne font pas l’unanimité, et Crazy Horse fait partie de ceux là. D’aucuns y verront le propre de l’art – diviser, susciter débats et controverses… mais force est de constater que le 39ème opus du cinéaste américain a été accueilli avec moins d’enthousiasme que Boxing gym, par exemple…

Le Blog documentaire a donc choisi ici de livrer deux points de vue ; l’un enthousiaste, l’autre moins. Chacun se fera son avis, et la meilleure manière de se forger sa propre opinion reste bien évidemment d’aller voir le film en salles !…

Aussi, Le Blog documentaire vous invite à regarder l’entretien vidéo que nous avons réalisé avec Frederick Wiseman. On y parle un peu de « Crazy Horse » et beaucoup de montage…

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Un théâtre de nus habillé de lumières

par Pierre Legendre

J’ai souvenir d’un ethnologue français que j’avais traîné dans un cinéma pour lui faire voir un film de Frederick Wiseman. Habitué à la vivisection des sociétés sauvages, il assista accablé à la projection d’images qui, cette fois, parlaient de lui. Voir les autres, quand ils sont l’étrangeté, permet de s’oublier. Mais voir les autres quand ils sont ses congénères directs, et les voir sans l’abri des interrogations savantes, ça produit un certain malaise et peut devenir insupportable. Voyageuse dans les micromondes ou les petites foules d’Occident, la caméra de F.W. nous expose comme une énigmatique curiosité aux regards de la planète : voilà où le bât blesse, du moins pour quelques-uns ; je pense qu’ils se gâchent la vie.

Maintenant parlons de ce film sur Crazy Horse, de la revue DÉSIR.  Ce vieux mot sacrosaint continue d’intimider. Et le voici en majesté, chanté, dansé, mis en scène par le chorégraphe Philippe Decouflé. Avant tout, souvenons-nous du destin de ce mot sans pareil. Il a été un emblème mystique, pour dire l’indicible des “pieux désirs” illustrés par les peintres baroques. Son côté obscur a fasciné Buñuel. La jeunesse des années 60 s’est montrée plus directe ; communicateurs endiablés et néanmoins méditatifs, les Beatles ont inventé une formule-choc pour l’évoquer : “All we need is Love”. Et voici Wiseman poussant la porte du plus célèbre Cabaret en ce Paris 2011.

Fidèle à lui-même, réalisateur qui déteste le bavardage, F.W. exerce pleinement, c’est-à-dire librement, son seul pouvoir  –  le pouvoir de montrer. Et pour montrer quoi ? Je vais répondre par une expression de Michel Leiris, explorateur lui aussi de la grande affaire dont il est  question : “le luxe de l’érotisme”.

Je sais bien, l’érotisme industriel a tué l’érotisme. Mais ici, nous sommes au théâtre, et doublement, par la scène et par l’écran. Parce qu’il est le superflu, le faste, la promesse de l’extraordinaire, le luxe joue avec sérieux la comédie humaine du Paradis. Écoutez, regardez : il est là, Éros, le démon taquin avec musiques et lumières, le génie qui fait tenir le monde. Mais si par hasard dans “luxe” vous entendez “luxure”, c’est que vous n’êtes capables que du regard lubrique, le regard du voyeur, haineux du spectacle. Je ne m’adresse pas à ceux-là.

Je vous parle de ce film, spectacle d’un spectacle coulisses comprises. On connaît le style Wiseman, une manière érudite de filmer qui cherche, fouille, explore. Il a l’étonnement discret, il sait la valeur des routines, il va jusqu’à faire sentir, même en ce cas du Crazy Horse, la dimension de l’Ennui, inséparable de toute institution. C’est la force de ce cinéma de l’extrême et de l’infime : jouer le tout pour le tout. Comme l’ont fait en leur temps les Surréalistes, Frederick Wiseman détaille la machine humaine : ne pas montrer seulement les entrailles et comment ça marche, mais pourquoi. Là est le grand art, qui sent les approches de l’Abîme.

Philippe Découflé sur la scène de Crazy Horse – © Antoine Poupel

Filmer la boîte aux fantasmes universels du sexe qu’est cette revue de Cabaret – un Cabaret de luxe précisément -, cela suppose d’entrer dans les replis d’une entreprise de spectacle visant un certain public international. Non pas les rabâcheurs du french cancan ni les blasés du jouir-à-mort, encore moins les briseurs de tabous, mais cette catégorie sans nom qui veut quelque chose sans savoir quoi : voir la Femme démultipliée, la Femme hors-temps incarnée, Celle qui, comme le dit avec finesse Andrée Deissenberg, directrice du Crazy, “détient la clé de l’érotisme”. Voilà ce qu’a filmé Wiseman : le mystère de l’illusion.

DÉSIR n’est pas un documentaire. Il fait de la revue un récit pour un théâtre qui n’est plus le Crazy Horse, mais la galerie d’un chaos agencé, où les choses, perruques alignées, fausses lèvres, spots, ordinateurs, fauteuils ou bouteilles, la salle elle-même, ont des airs de personnages. Aussi une galerie des caractères où la caméra raconte les êtres déguisés en fonctions, et ces visages d’enfant des spectateurs en attente… J’ai une formule pour dire ce qu’ils veulent, glanée chez Virginia Woolf : “un délicieux amusement avec quelque chose en plus.

Ce quelque chose en plus, ils l’ont payé :  la nostalgie, apaisée par une liesse facétieuse et mélancolique mise en tableaux vivants. Une jeunesse femme, déguisée en corps nus ou bientôt nus, habillés de lumières; ça joue au déshabillage, à la pâmoison, ça danse, ça chante, ça se trémousse comme des enfants. Mais il y a le tireur de ficelles, l’inventeur de l’ordre, le chorégraphe metteur en scène en son rôle du Soucieux : “chapeauter l’ensemble de la cohérence” selon son mot. Pareille orchestration, qui sait l’art des contrastes et du relief (par exemple, introduire deux danseurs à claquettes), Wiseman l’orchestre à son tour. Au montage, il est le maître de ballet. Il a sa vision des miroirs et des ombres, des corps et des objets ; il a ses interludes à lui, il dispose de Paris… la Seine, la rue, les cafés ; il choisit ses moments pour saisir l’administration, la technique, les procédures de sélection dans son cinéma de vérité.

Que dirai-je de plus ? J’ignore où en sont les stéréotypes de masse sur l’érotisme, mais je pressens la socio-psycho-militance. On nous servira le poncif de la femme-objet, le topos des mâles dominants. Quoi qu’il en soit, ce film aigu, raffiné et du plus haut professionnalisme, va prendre sa place dans la Saga du cinéma de Wiseman, réalisateur-témoin des institutions d’Occident.

Pierre Legendre

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Un ami l’a appelé Dieu

par Benjamin Génissel

Un ami l’a appelé Dieu.
A un collègue, je l’ai présenté comme un des grands de l’Histoire du documentaire.
Je l’ai étudié à l’université.
Les professeurs et les critiques l’admirent beaucoup en général.
Je me suis plutôt ennuyé.

En montrant peu de séquences de discussion entre les danseuses et le chorégraphes, ou entre les danseuses elles-mêmes, ou entre l’équipe artistique et la direction (relais des invisibles actionnaires) et beaucoup, beaucoup, de captations du spectacle, je me demande à quoi Wiseman avait-il accès ? Qu’est-ce qu’on lui a interdit ? Sur quelles restrictions a t-il buté ? Je voulais davantage de scènes humaines, vivantes, dialoguées, mettant en contact les protagonistes entre eux. Et j’ai obtenu beaucoup trop d’extraits de danse. Je n’ai pas eu ce que je voulais, ce que j’attendais. Les danseuses et les chorégraphes ne sont filmés que dans la salle, qu’à travers leur rôle professionnel. Au final, je sais à peine qui ils sont. Je ne sais pas si c’est un choix délibéré du réalisateur de ne pas les suivre dans leur vie civile, dans une dimension plus personnelle et intime de leur existence, mais ça m’a manqué de ne pas m’éloigner du sujet principal – qui s’avère être finalement un making-off.

En ne se cantonnant qu’à ce qui arrive, qu’à ce qu’il a sous les yeux, Wiseman ne m’offre pas ce qui constitue un aspect essentiel de la vie des individus qu’il filme. J’ai l’impression qu’il ne se contente que de la surface plate et sans aspérité du réel.

Les seules profondeurs qui affleurent sont les difficultés du chorégraphe à convaincre la direction du Crazy Horse de fermer la salle quelques jours afin de poursuivre les répétitions dans de meilleures conditions, et aussi à faire en sorte que les employés permanents lui fassent confiance, croient en lui, malgré les méthodes plus souples et tâtonnantes qu’il emploie.

Mais c’est le moins qu’il pouvait faire.
Mais c’est le minimum qu’il pouvait nous offrir.
C’est la moindre des choses que de mettre en avant ces problèmes, ces tensions, ces conflits.

Seulement Wiseman ne nous les montre pas assez, pas assez pour en faire de véritables enjeux.
Seulement c’est presque tout, et le reste est bien morne, et bien trop calme.

Par ailleurs, c’est un réalisateur que l’on admire car il refuse de commenter ses films et de réaliser des interviews. Il ne veut pas poser de mots sur ses images, il souhaite qu’elles parlent d’elles-mêmes. C’est un dogme qu’on apprécie chez lui, comme si le commentaire était forcément une facilité, un truc de journaliste, une traîtrise envers la réalité. Pourtant, ici, il filme les entretiens que les chorégraphes donnent pour des journalistes justement et montre leurs réponses dans son film. Pourquoi ne pas poser ses propres questions alors ? S’il a besoin de leur discours, de leur point de vue pour donner plus de sens et d’explication à son œuvre, pourquoi utiliser le travail des autres ?

C’est une œuvre qui n’est pas à la hauteur de la réputation de son réalisateur.
C’est un article d’un spectateur qui s’est fait fauché en pleine séance par la déception.

Benjamin Génissel

Les précisions du Blog documentaire

1. Pierre Legendre est professeur émérite de droit à l’Université de Paris I et directeur d’études honoraire à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il a produit une œuvre abondante sur les fondements du droit, le phénomène religieux, ou encore la filiation et la généalogie. Il dirige également la collection « Les Quarante Piliers » aux Editions Fayard et Mille et une nuits.

Pierre Legendre est l’auteur des textes de plusieurs documentaires réalisés avec Gérald Caillat et Pierre-Olivier Barbet, notamment La Fabrique de l’Homme occidental (1996) et Dominium Mundi – L’Empire du Management (2007). Il a également publié de nombreux articles liés au cinéma documentaire, en particulier sur Frederick Wiseman (Les ficelles qui nous font tenir – sur le cinéma de Frederick Wiseman dans Les Cahiers du cinéma (décembre 1996) p. 45 -50).

2. Réalisateur de documentaires, Benjamin Génissel pratique également l’écriture et la photographie. Il vit et travaille à Paris.

Deux de ses films, Do you remember me ? et A Tokyo day sont sélectionnés au World film festival de Bangkok du 4 au 13 Novembre 2011. Son exposition de photographies Love and cities participe aux Rencontres photographiques du 10ème arrondissement de Paris. C’est du 20 octobre au 3 décembre 2011 au Deli parisien (46, avenue Claude Vellefaux).

Contributeur régulier au Blog documentaire, Benjamin Génissel y a inauguré les « e-critiques épistolaires« .

Ali Mahdavi dans « Crazy Horse »

3. Crazy Horse figure parmi la sélection officielle des festivals 2011 de Venise, Toronto, Londres, San Sebastián, Tokyo ou encore New-York.

4. Tous les films de Frederick Wiseman sont disponibles sur le site de sa propre société de production, Zipporah Films Inc.

5. Le Blog documentaire prépare la mise en ligne d’un entretien vidéo exceptionnel avec Frederick Wiseman. Mise en ligne prévue fin octobre.

6. Fiche technique de « Crazy Horse » :
Scénario, réalisation, son et montage : Frederick Wiseman.
Image : John Davey.
Mixage : Emmanuel Croset.
Productions : Idéale Audience et Zipporah Films en association avec Crazy Horse Productions.
Ventes internationales : Celluloïd Dreams.

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