C’est la belle surprise de ce début d’année sur laquelle s’arrête ici Le Blog documentaire. Sugar Man, de Malik Bendjelloul, actuellement en salles sur trop peu de copies, narre l’histoire à peine croyable de Sixto Rodriguez, musicien des années 70 largement ignoré aux Etats-Unis, mais adulé en Afrique du Sud où son disque fut un symbole de la lutte contre l’Apartheid. On a raconté que le chanteur s’était suicidé sur scène, et puis plus personne n’a entendu parler de lui. Plus personne, avant ce documentaire qui est venu remporter un Oscar

[Si vous voulez profiter pleinement du charme de ce film, filez au cinéma AVANT de lire cet article !…]

sugarman-afficheComment nimber le mystère d’un peu plus de nimbes mystérieuses ?

Ne faire apparaître le sujet central du film qu’à la 45ème minute du film environ.

Faire parler les personnages secondaires. Faire durer l’attente. Adopter la stratégie de Molière dans « Don Juan ». La même que celle que James Frey a utilisé dans « Le denier testament de Ben Zion Avrohom » (2011). Faire s’exprimer les seconds rôles, les seconds couteaux. Faire parler les témoins comme certains livres, considérés comme sacrés, ont pu le faire pour relater la vie des prophètes.

Pendant 45 minutes donc, on entend parler de cet homme et on finit par se demander : Mais existe t-il vraiment ? Quand vais-je moi aussi le rencontrer ? Faire sa connaissance ? La curiosité monte, monte, ne cesse de monter. Comme le suspense selon Hitchcock. Le spectateur salive d’envie, de désir : Mais qui est donc cet homme ?

Enfin arrive la délivrance. Et là, c’est le premier grand moment du film. A ne surtout pas manquer. Je suppose que le réalisateur a du se poser longtemps la question – peut-être a t-il même tourné plusieurs options, plusieurs alternatives ? -, car s’il se loupe, c’est toute la pièce montée qui s’écrase sur le sol de la salle des fêtes où on marie les heureux époux (nous spectateurs et lui, le sujet central du documentaire), c’est une catastrophe pour tous les convives, et encore davantage pour ceux qui ont organisé les festivités. Il ne faut pas décevoir ceux qui ont tant désiré cet instant. Le voir enfin. Cet homme nimbé de mystère. Et toute l’idée est encore une fois de ne pas le faire apparaître trop vite, d’un coup, en pleine lumière. Alors on l’aperçoit comme une silhouette derrière la fenêtre de sa maison, lui à l’intérieur, nous à l’extérieur, à une distance respectueuse, presque de politesse. On le devine là, présence encore fantomatique, c’est à lui de nous faire pénétrer dans son existence, il prend son temps pour cela, ses mains débarrassent le rebord encombré de quelques objets, elles font de l’espace, du vide, elles désencombrent ce qui nous sépare encore de lui, et elles finissent par ouvrir la vitre. Le voilà. Sixto Rodriguez. L’homme-mystère.

sugarman3Cette narration n’est nullement un simple effet pour attraper le public sur du rien. Ce n’est pas une construction artificielle pour nous accrocher sur du vide. Ce dispositif très efficace s’explique parfaitement par l’histoire de ce chanteur américain. Il a publié deux albums à la fin des années 60 qui n’ont connu aucun succès, aucun retentissement, et jamais il n’est sorti de l’anonymat. Son statut d’auteur-compositeur-interprète inconnu légitime la forme narrative que Malik Bendjelloul a mis en place. Il y a de multiples façons de raconter une histoire qui a déjà eu lieu quand on se lance dans un film pour la raconter. De nombreuses possibilités sont à la disposition de celui qui en détient le récit de A à Z. En choisissant de nous conduire vers le Sixto Rodriguez d’aujourd’hui par des témoignages de secondes mains, le réalisateur a fait exactement le choix qu’il convenait de faire.

Dans un documentaire consacré à un chanteur de renommée internationale, que plusieurs continents connaissent, un film sur Bob Dylan ou Neil Young par exemple (pour rester dans le folk nord-américain), ce procédé aurait été inutile, ou superficiel. Puisque chacun sait que Dylan ou Neil Young ont existé. Ici, personne, mis à part les Sud-africains, n’a jamais entendu parler de Rodriguez. Alors ne le faire apparaître qu’à un peu plus de la moitié du film est parfait. Le réalisateur ne joue pas la montre pour rien, mais pose le contexte et répond à un certain nombre de questions pour apprécier comme il le faut son grand personnage. On apprend donc qu’il y a eu un chanteur d’origine mexicaine en 67/69, dans lequel croyaient des producteurs de la Motown, mais qu’aucun de ses albums n’a marché. Que sa maison de disque l’a lâché après ce désastre économique et qu’il n’a plus rien publié après cela. Que ce n’est qu’en Afrique du Sud, quelques années plus tard, que son premier opus a commencé à se vendre jusqu’à atteindre les 500 000 exemplaires vendus, faisant de ce chanteur une véritable star là-bas, aussi célèbre et importante qu’Elvis Presley pour les Etats-Unis. Que ses paroles ont eu un réel écho dans la lutte contre le régime dictatorial de l’Apartheid, mais qu’il ne le savait pas. Et que dans les années 90, un disquaire et un journaliste ont décidé de se lancer à la recherche d’informations le concernant, d’en savoir un peu plus sur cette légende (comment est-il mort par exemple, puisque des rumeurs le disaient décédé depuis). De percer un peu le mystère qui entourait l’auteur de chansons que tant de leurs compatriotes aimaient écouter. Pour poser ces bases, il n’y a d’ailleurs pas que les extraits d’interviews des gens qui l’ont côtoyé et qui ont participé à cette aventure, à cette quête, qui y contribuent (les producteurs de la Motown, les habitants de Detroit où a toujours vécu Rodriguez, ses trois filles, les directeurs du label sud-africain et bien sûr le disquaire et le journaliste de Cap Town qui se sont lancés sur sa piste), il y a aussi tout un rythme qui accompagne le récit. Le montage est constitué de plans d’ensemble d’une belle élégance sur les villes où s’est déroulé cette histoire, filmées en lent panoramique, à des moments de la journée où la lumière est magnifiée (au crépuscule ou à l’aube) ou alors par temps d’orage quand les ténèbres de la nuit sont striées d’éclairs impressionnants. La musique originale, hormis les compositions de Rodriguez, est composée de nappes sonores ou d’accélérations qui rappellent les BO des thrillers ou des films d’espionnage. Les images sont parfois issues de l’animation, des recréations animées ou crayonnées qui servent d’archives, et se mêlent avec splendeur aux images de la réalité d’aujourd’hui. Le style esthétique du film participe donc à la narration en forme d’enquête que Bendjelloul a élaborée soigneusement.

Et ce qui est vraiment réussi dans Sugar man, c’est que notre attente de spectateur ne s’avère nullement déçue. 45 minutes environ à faire grimper en nous le thermomètre de la curiosité et du désir, toute une construction qui offre une stature incroyable à cet excellent chanteur injustement méconnu, à nous faire sentir à quel point son parcours est hors du commun pour un artiste d’un aussi grand talent, avec le risque que ça finisse en dégringolade… Et non, aucune déception ne vient nous envahir au moment où le Sixto Rodriguez du présent ouvre lentement sa fenêtre et vient se montrer à nous. Il a la même élégance qu’autrefois, celle que les photos de la fin des années 60 nous ont fait voir. Lunettes sombres, costume, goût du silence, charisme évident, gestes gracieux. C’est ensuite découpé en contre-jour, autre belle astuce de réalisation, qu’il empoigne sa guitare et de sa voix intacte, chaude, sensuelle, nous joue, en direct et non plus en version studio d’origine, une chanson à lui, nous prouvant ainsi qu’il est bien celui dont on nous parle depuis le début, qu’il est bien l’auteur de ces très bonnes mélodies que l’on a eu l’occasion d’entendre déjà plusieurs fois.

Ensuite viendra un autre grand moment que nous attendons également : Sa rencontre avec son public sud-africain, le seul qui a finalement su comprendre son immense talent. Cette séquence, le réalisateur l’a elle-aussi préparée dans notre esprit. Nous la désirons, nous avons envie d’y assister. On sait qu’il a été retrouvé, que les recherches du disquaire et du journaliste de Cap Town ont fini par porter leurs fruits, le contact entre le mythe et ses auditeurs longtemps isolés du monde par un régime anti-démocratique et ségrégationniste a été noué, et maintenant il faut qu’on nous raconte comment s’est déroulée cette mise en commun, dans la réalité. Et là encore, ça marche magnifiquement. C’est une seconde libération pour nous qui n’avons été que patience tendue jusqu’à présent. L’émotion dans laquelle le réalisateur vient embaumer le séjour de Rodriguez en son unique terre conquise est vraiment une réussite. C’est exactement cela qu’il fallait mettre en avant pour nous en faire le récit. De l’émotion. Il mêle des extraits de témoignages, des plans captés en vidéo amateur sur la joie des spectateurs des quelques concerts qu’il a donnés, sur leur authentique joie de faire enfin connaissance avec leur Elvis à eux, et une musique pleine de violons par dessus, et le tout constitue un grand moment pour tous ceux qui l’ont vécu à cette époque, comme pour nous maintenant qui la vivons par l’entremise du cinéma.

sugarman2Mais le mystère est-il percé pour autant ? Quand vient le générique de fin, en sait-on vraiment plus sur Rodriguez en tant qu’homme depuis le moment où il nous a été donné enfin de faire sa connaissance ? Il se trouve que non. Le mystère est toujours autant nimbé de ces nimbes mystérieuses. On le voit marcher dans Detroit, filmé en travelling latéral, de toute sa lente démarche, esquivant délicatement les endroits où le trottoir a été esquinté par le temps et par l’absence d’entretien ou posant un pas après l’autre dans la neige. On le voit mettre des bûches dans son poêle à bois, dans la maison où il habite modestement depuis 40 ans. On le voit toujours dans son costume et avec ses lunettes sombres. On l’entend peu. Il se tait encore. Il ne nous donne que très peu d’éléments sur sa version personnelle de toute cette histoire. C’est encore les autres, les proches, que l’on entend pour nous dire qui il est, comment il vit aujourd’hui. Et c’est sans doute mieux ainsi. Autant garder le silence et faire parler à sa place les grandes chansons qu’il a écrite – et qui auraient dû être découvertes bien avant.

Oui, décidément, Sixto Rodriguez mérite amplement qu’on nous ait fait attendre si longtemps avant de pouvoir l’entendre et le voir.

Benjamin Genissel

Plus loin

Sachez que Sixto Rodriguez sera en concert à Paris le mercredi 5 juin dès 19h à la Cigale. La manifestation affiche déjà complet, mais une nouvelle représentation est annoncée le 4 juin au Zénith de Paris.

Articles de Benjamin Genissel :

Correspondances québécoises (exposition photo)

Doc & Doc : « Yann Le Masson, l’optique politique »

AVANT/APRES – Sans Soleil (Chris. Marker)

AVANT/APRES – Les glaneurs et la glaneuse (A.Varda)

L’air du temps – réflexions personnelles autour de Kashima Paradise

Vive la fiction !  Vive le documentaire !

No Comments

  1. Sublime, ce documentaire!!!….mais pourquoi les chansons ne sont pas sous-titrées? Maryline

  2. Pingback: [webdocumentaire] BD interactive : Dessine-moi un webdoc… « Le blog documentaire

  3. PALMA BRIGITTE

    Moi j’ai vu le film hier, et j’ai été vraiment émue par l’histoire de ce musicien et son talent. J’ai hate d’acheter ces disques et de parler de ce film autour de moi

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  5. Pingback: « A band called Death » vs « Sugar Man » : deux manières de représenter un "mythe" musical au cinéma | Le blog documentaire

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