Dissipons d’emblée le possible malentendu : le papier qui suit n’a rien d’une analyse. Il suit les chemins propres à ma réflexion conjointe sur les arts cinématographique et littéraire (à la frontière de laquelle se tient, avec beaucoup de justesse, Emmanuel Carrère) et sur le développement, encore balbutiant et donc ouvert à tous les vents de l’interprétation comme du fantasme, du genre webdocumentaire.

Soit, donc, une forme, aussi précoce et potentiellement géniale que vague et furieusement incertaine, de webdocumentaire dont je souhaite et guette l’avènement : une mixture digne d’un sorcier à grimoire qui ferait réagir (comme une solution chimique) textes, vidéos, sons, animations flash et graphiques, le tout avec un regard documentaire et une inventivité de gamer. Autant dire qu’aucune formule magique n’a encore réussi à synthétiser tout cela, et les avatars de ces premiers objets web non identifiés (Prison Valley, In Situ) sont précieux pour leur caractère précurseur et indiquent précisément que, de formule magique, il n’y a point : il y vit simplement la liberté de créer de nouvelles formes de regards.

Emmanuel Carrère, par Olivier Roller.

Pourquoi Carrère au milieu de cela ? Son art semble, en premier lieu, d’une facture plus classique : l’expression trouve d’abord son développement dans l’écrit, voire, dans un second temps, dans l’image. Un regard trop rapide sectorise son œuvre et la réduit dans les limites d’un rayonnage mental correspondant à celui d’un magasin : librairie, DVD fiction et DVD documentaire. Mais à s’y intéresser de plus près, des occurrences traversent l’ensemble de son œuvre, qu’elles empruntent la voie du verbe comme celle de l’image. La fiction et le récit se mêlent et se répondent ; le documentaire (Retour à Kotelnitch) est le pendant d’une histoire familiale redécouverte par les mots (Un roman russe) ; et jusque dans les lieux qu’arpentent personnages de fiction (la femme joueuse de Hors d’atteinte ?) comme personne réelle dont il fait le récit (Jean-Claude Romand dans L’adversaire), il y a comme un lien secret et ténu qui relient ces extraits d’œuvre les uns aux autres pour former une œuvre plus globale, aux contours vaguement définis, aux interstices restant encore à explorer.

Cette unicité de l’œuvre signale aussi le rapport de Carrère au média lui-même (pour lui, majoritairement l’écriture) : une nécessité, une force qu’il ne contrôle pas lui-même. Il ne sait pas pourquoi il se rend à Kotelnitch, sinon qu’il sait y vivre quelque chose (et trouver le moyen de raconter ce quelque chose). Il ne sait pas non plus ce qui le pousse à contacter Jean-Claude Romand et à engager une liaison épistolaire suivie avec un meurtrier. Simplement, commencer à écrire à ce moment-là, c’est aller contre les professionnels de l’écriture qui pondent un livre par an avec la certitude des lettrés. C’est vivre son art comme une expérience où tout se mêle et non comme un métier : quête du passé et enquête criminelle, fantasmes et irruptions de réalité, échos de l’inconscient. Pour relier Carrère et le webdocumentaire, qui me font l’honneur de rimer, c’est fonctionner en projets davantage qu’en actions linéaires. Prendre, ici (pour le webdocumentaire) un sujet, là-bas (pour Carrère) une corde psychologique, et tenter d’en épuiser les significations, les points de vue, les rapprochements imprévus, tout en sachant que l’œuvre laisse, au-delà d’elle-même, une part malléable d’inachevé, comme une impulsion, un appel à construire.


(Bande annonce de « Retour à Kotelnitch »)

Ce déplacement de la notion même d’œuvre, qui n’est pas finie au moment de la sortie du livre comme au moment de la mise en ligne du webdocumentaire, rend le visible (ce qui est œuvre) témoin de tout ce qui demeure dans l’invisible (et ce qu’on découvrira peut-être plus tard, par de nouveaux moyens techniques et de nouvelles narrations dans le webdocumentaire, par ce qui adviendra dans sa vie future, pour Carrère). Et tous les moyens disponibles (écrit, son, vidéo) se relaient, complémentaires à l’émergence d’un savoir neuf.

Emmanuel Carrère donne à sa recherche une dimension psychologique qui dépasse le statut d’écrivain/cinéaste : et ce n’est pas un hasard si c’est à partir du diptyque Un roman russeRetour à Kotelnitch, où l’un est le making-of de l’autre, et où Carrère prend, à l’instar du webdocumentaire, des moyens d’expression variés (images, textes), qu’une méta-question apparaît dans son œuvre. Carrère donne l’impression de créer pour combler ce vide parfois sidérant du « qu’est-ce qui me relie à ce que j’écris ? ». Beaucoup plus riches qu’une autobiographie à un instant « t », Un roman russe et D’autres vies que la mienne redéfinissent le pourquoi des œuvres écrites auparavant, et leur apportent un éclairage nouveau. En webdocumentaire, Carrère-l’écrivain serait le sujet ; ses façons d’aborder et de réaborder des thèmes qui se répondent d’une œuvre à l’autre (absence du père, fascination du saut dans l’horreur, peur de l’engagement amoureux) constitueraient les lignes narratives, disposées à plusieurs entrées (sur une ligne de temps) et sur plusieurs supports (le récit, le roman, le reportage, le documentaire). A l’éclatement linéaire du temps dans les écrits de Carrère, correspondrait l’éclatement de la narration propre à la navigation web d’un webdocumentaire.

Vincent Lindon se rase « La Moustache » (2005)

Dans La moustache, qui dépeint une angoisse si particulière (celle de ne pas être celui qu’on a toujours cru être), on se demande d’où Carrère a puisé cette matière. Le personnage principal se retrouve soudainement projeté dans un monde parallèle, qui l’a toujours connu sans moustache alors même qu’il vient de la raser après quinze ans de vie moustachue. Qui est fou ? Qui appartient au vrai monde ? Dans quel tréfonds de quel ressort psychologique Carrère s’est-il immergé pour raconter une telle angoisse de vivre ? Le mystère reste entier jusqu’à ce que, plus de 15 ans après, Carrère ne donne lui-même une nouvelle envergure à son roman. Découvrir, en partant sur les traces de sa famille dans Un roman russe, que son père, disparu et probablement collaborationniste, portait une moustache fait dire à Carrère que la motivation inconsciente pour écrire La Moustache (un roman qui raconte la perte d’identité par un détail capillaire aussi banal qu’une moustache) était probablement due à la figure floue de son père. Son absence lancinante dans les archives oriente l’univers de Carrère à mi-chemin entre une psychanalyse à ciel ouvert et une forme de transfiguration romanesque de son rapport au père. Ce « rebondissement » tardif contribue aussi à créer un écho entre ses œuvres, « modules » d’une histoire plus grande qu’il nous raconte au fil de ses créations. Temporellement dispersés d’un bout à l’autre de l’ensemble de son œuvre, ces « preuves » me font penser aux modules insérés sur la plateforme web du webdocumentaire, que l’on peut consulter dans l’ordre choisi par l’internaute, selon une lecture qui, étant sans cesse différente, apportera sans cesse une nouvelle matière.

Similitude dans la réminiscence entre deux œuvres, le parking du casino de Divonne apparaît à la fois dans Hors d’atteinte ? (fiction) puis dans L’adversaire (récit). La femme qui joue compulsivement au poker dans le roman finit, seule et désespérée, ses journées sur le parking du casino, à l’endroit où, quelques années plus tard, Jean-Claude Romand (dans la vraie vie), se retrouve lui aussi seul avec son mensonge, comme l’apprendra Carrère en écrivant L’adversaire, récit de la vie du tueur. Le vertige semble alors complet et appelle à questionner le statut même de l’œuvre par rapport à son auteur : est-elle prédictive ? inconsciemment révélatrice ? Cette fascination du saut dans l’horreur et le néant est une ligne (narrative) de plus au webdoc-Carrère qui dessine une cartographie (dont on rêverait qu’elle révèle, animée pour le web, les connexions cachées de la vie de l’auteur).

Et au final, si la prochaine œuvre de Carrère suscite autant d’attente parmi ceux qui le lisent, ce n’est pas uniquement pour son style, mais pour poursuivre auprès de lui l’exploration de son parcours de vie qui mêle autant les projections fantasmagoriques que les rencontres, jamais vraiment par hasard, faites au compte du grand journalisme. Le webdocumentaire, lui aussi, promet, après sa mise en ligne, une continuation de l’histoire, de liens qui se forment après et auprès de l’œuvre (In Situ, qui encourage les contributions des internautes en est un excellent et défricheur exemple).

D’autres vies que la mienne, comme le récit paru dans la revue 6 mois sur l’histoire de Julie, morte du SIDA et photographiée par Darcy Padilla, semble indiquer que l’écriture de Carrère se rapproche du témoignage. Qui sait ce que cette nouvelle ligne narrative viendra apporter, pour l’enrichir, à la cartographie de l’auteur ? Réponse attendue d’Emmanuel Carrère ce 8 septembre 2011, avec la sortie de Limonov, son nouveau récit.

Nicolas Bole

Les précisions du Blog Documentaire

1. Les photographies d’Emmanuel Carrère qui illustrent cet article sont l’œuvre d’Olivier Roller dont le site personnel mérite un long détour.

2. Limonov, le dernier roman d’Emmanuel Carrère, a obtenu le prix Renaudot 2011.

3. Nicolas Bole est réalisateur de fictions et de documentaires. Spécialiste du webdocumentaire, il est en charge de l’actualité et de l’analyse du secteur pour Le Blog documentaire.

3 Comments

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