Le Blog Documentaire poursuit son chemin sur les traces de l’actualité du webdocumentaire, avec cette longue interview que nous a accordée Antoine Viviani, réalisateur et producteur du très réussi INSITU qui a raflé, au nez et à la barbe des favoris, le Grand Prix Digital Storytelling du Doc Lab de l’IDFA à Amsterdam. Antoine Viviani revient ici sur la conception du projet, les étapes de la production et quelques opinions sur le webdocumentaire…

Et comme Le Blog Documentaire cherche continuellement à innover pour vous proposer des interviews à la fois informatives et visuelles, découvrez les deux séquences que nous avons montées à partir des images de INSITU et sous-titrées avec une partie de l’interview d’Antoine Viviani.

Le Blog Documentaire : Comment a été conçu INSITU ? Quelle était l’intention de départ ?

Antoine Viviani : il s’agît plus d’un documentaire poétique sur l’espace urbain aujourd’hui en Europe, plutôt que sur des pratiques artistiques dans la ville. J’avais l’envie de réaliser une sorte d’essai, comme une dérive onirique dans une grande ville abstraite, sensorielle, qui montre certains habitants et certains artistes complètement obsédés par l’idée de mettre en scène et de s’approprier la ville. Et l’idée du film est de questionner ça : en quoi ces expériences, ces délires et ces mises en scène de la ville racontent quelque chose de notre espace urbain. Elles expriment quelque chose sur notre rapport à la liberté dans notre manière de vivre la ville, elles disent quelque chose de notre urbanité, de notre époque.

Le film se déroule dans des villes européennes mais je recherchais davantage à capter une sensation de la ville, abstraite et sensorielle, plutôt que de passer d’une ville à l’autre de manière didactique. La cohérence entre toutes ces villes, c’est cet espace urbain majoritairement vieux et qui doit se renouveler. C’est aussi bien sûr cette idée que la ville est à la fois le lieu des plus grands espoirs, des utopies, du progrès, de la construction, du rêve, mais aussi, en miroir, un cauchemar, qui vous absorbe, un espace monstrueux, d’une complexité inouïe, le lieu de l’oubli, de la destruction, de l’accumulation… C’est pourquoi elle a pour certains un côté nostalgique, ou pessimiste, comme s’il s’agissait d’un espace perdu peut être…

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Certaines performances dans le film ont au premier abord un côté très cliché. Il y a quelque chose d’un peu niais, de très romantique et souvent mégalo à vouloir emporter une ville dans son délire. Mais, en même temps, toutes les performances réalisées dans le film sont très sincères, très personnelles. C’est leur fragilité qui est touchante justement (je pense notamment aux danseurs dans le métro).

Je préfère soulever des questions, troubler ou étonner le spectateur plutôt que d’essayer de faire un film exhaustif sur des pratiques artistiques insitu dans des villes. J’ai voulu découvrir et utiliser les moyens du cinéma et mettre en scène ces expériences, et c’est aussi bien sûr mon propre fantasme de la ville que j’explore : une ville étrange et abstraite, avec des voix qui résonnent, une musicienne qui joue du thérémine en haut d’un building… Je n’étais pas spécialement attaché aux codes classiques du documentaire et j’avais envie d’aller plus loin dans ce lien ténu qui existe avec la fiction voire le rêve. Utiliser la ville comme un terrain de jeu, espace d’imagination et de fantasme, aussi bien de la part des personnages du film, que pour la manière de faire le film.

La musique joue un rôle important dans le film…

Oui. Je suis aussi pianiste et la musique a toujours été très importante pour moi. Pour moi, le cinéma c’est de la musique. Le montage, c’est une recherche liée au rythme, à la sensation, derrière ou à côté de l’image. Dès le départ j’avais des idées pour la musique dans ce projet. Il y avait aussi un lien bien sûr avec « Fugues », une série de films courts sur des performances de musiciens classiques dans la ville, que j’avais réalisée en 2009 pour Arte (comme les Concerts A Emporter avec lesquels j’avais un peu bossé à leurs débuts). On avait déjà organisé ce type « d’accidents », ces rencontres impromptues qui se retrouvent, d’une autre manière, dans INSITU.

INSITU suit des sortes de fils rouges musicaux, jusqu’à créer une sorte de dramaturgie avec le personnage de Llorenç Barber. On l’entend au fil du récit en tant que conducteur de métro fou, et on le découvre en tant que compositeur, complètement fantasque, un peu philosophe aussi, plus tard. Il fait dans le film un concert de ville. C’est ce qu’il fait dans la vie, il fait sonner des villes entières comme des instruments, dans des concerts de plus d’une heure, en faisant participer les habitants. C’est très fou, et la séquence du concert, vers la fin du film, peut être vu comme un aboutissement de tout ce qu’on voit avant : la musique comme geste artistique fédérateur, l’utilisation de sons et des bruits de la ville de manière monumentale, jusqu’à créer une image mentale, ou sonore, de la ville, la dimension participative, complètement mégalomaniaque… La découverte du personnage au cours du film, la préparation de ce projet dément, sa réalisation, l’univers sonore très fou, mental, du film, le propos qui se resserre autour de l’idée de musique, tout ça m’a permis de créer une dramaturgie très simple autour de ce personnage, qui permet de faire avancer le film.

J’ai aussi demandé à Pamelia Kurstin, qui est une grande joueuse de thérémine, de jouer sur le toit du plus haut gratte-ciel, à Frankfort, d’effectuer ce geste au-dessus de la ville, comme une orchestration, qui rythme le film. Cette séquence est très visuelle et très organique, comme l’est le son de la thérémine, un instrument beaucoup utilisé des les films de science-fiction des années 50. Elle n’avait jamais fait ça mais elle a accepté ! Se promener dans le quartier de La Défense avec cette musique me fait penser à un film d’anticipation.

Gaspar Claus joue aussi du violoncelle un peu partout, dans des situations un peu improbables. Je l’ai même fait jouer sur un terrain vague à Berlin en plein hiver. Je crois que j’ai un truc avec le fait de martyriser les musiciens !

Gaspar Claus – © Nicolas Brunet/Discordance

Quelles ont été les différentes étapes de réalisation de INSITU ?

Le projet a été pensé comme un webdoc dès le départ. Au tout début, ce devait être une série de portraits d’artistes urbains, avec un aspect très interactif. J’ai produit, avec Aurélie Florent qui a initié le projet, deux premiers pilotes qu’on a rendus interactifs et soumis à Arte. Ils ont aimé la veine interactive que l’on proposai,t comme le fait de  jouer sur le champ/contre-champ avec deux images en même temps ou de voir la performance d’un artiste tout en consultant des informations sur lui en split-screen.. Mais Arte nous a dit : « il faut raconter une histoire ». Que ce soit sur la subversion, ou sur la ville : il faillait une trame, avec un début et une fin.

J’ai donc retravaillé le film dans ce sens, qui m’intéressait bien plus, avec ce côté un peu schizophrène du webdoc : proposer à la fois de l’interactivité tout en essayant de raconter une histoire a fortiori linéaire. J’ai réécrit entièrement le film avec l’idée de ce grand voyage dans une ville poétique et de rencontres avec des personnages obsédés par le fait de s’en emparer artistiquement.

J’ai déposé le projet à la commission de l’aide à la production Nouveaux Médias du CNC avec Providences, la société de production que j’avais créée. La commission a soutenu le projet en mai ou juin 2010 et Arte s’est engagé contractuellement. Comme on a sorti INSITU en juillet 2011, ça veut dire qu’on a contacté les personnages, tourné, monté, post-produit et réalisé l’interface web en un an ! On a vraiment travaillé comme des fous car il y a tout de même un film d’1h30 interactif, une version linéaire, une appli mobile, etc…. Mais c’était un challenge intéressant et c’était d’ailleurs l’un des objectifs que l’on poursuivait depuis le début avec Joël Ronez (NDLR : qui à l’époque travaillait encore pour Arte et n’avait pas rejoint Radio France) : proposer un format long pour le web.

J’ai travaillé avec une toute petite équipe : une assistante de production, un ingénieur du son, qui n’était pas présent sur tous les tournages. Je tournais moi-même, avec une caméra P2 (excepté la séquence des deux danseurs à Marseille où, pour ne pas briser l’effet de leur danse, j’étais seul à filmer avec un Canon 5D). J’ai adoré filmer et j’ai appris énormément. Côté web et post-production, j’ai eu une super équipe : Jérôme Pidoux le designer, Maxime Gravouil, le développeur et Lucas Archambault, mon premier monteur.

En mars 2011, Arte a voulu avancer la sortie du webdocu de septembre à juillet. Ça a été très dur. On a donc travaillé avec un monteur et un développeur supplémentaires (respectivement Cécile Frey et Adrian Gandour). Je crois que je n’ai jamais autant travaillé qu’à ce moment ! Je continuais d’ailleurs à tourner des éléments en avril et mai, lorsque le montage était en cours et devait finir…

Quelle place aviez-vous imaginé pour l’interactivité dans le projet ?

J’avais tout un tas d’idées de séquences qui intégraient l’interactivité, j’avais même fait pas mal de schéma, mais le timing était tellement serré qu’on a failli devenir fous, j’ai donc préféré me concentrer sur un film qui marche en premier.

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J’aurais voulu au départ davantage pousser l’expérience plus loin sur les jeux d’interactivité entre dissociation du son et de l’image, ou le champ/contre-champ interactif… Mais ça imposait de remonter l’ensemble du film, de refaire tous les sous-titres… Au final, je suis heureux de la forme que prend le film. L’interactivité est limitée bien sûr mais pertinente, je trouve, par rapport au propos du film. Je pense qu’il faut voir ça comme des directions de ce vers quoi on pourrait aller, dans d’autres projets, avec plus de temps ou de budget…

C’est pour ça que je suis hyper heureux du prix gagné à l’IDFA car INSITU n’était justement pas le projet le plus interactif. Ça n’est pas « un film dont on est le héros », ça n’est pas un reportage non plus. Il y a une narration, le spectateur est tenu par la main, et il peut se laisser porter. Il n’est pas obligé d’utiliser l’interactivité. Je suis encore convaincu par la puissance de la narration linéaire quand on utilise tout ce que le montage peut faire. Je ne suis pas favorable à ce que le webdoc utilise l’interactivité à tout crin. Ce n’est pas parce que c’est moins interactif que c’est moins web. Cette interactivité se justifie pour certains projets, évidemment. Je suis persuadé qu’il y a des formes fantastiques à inventer. J’ai parfois peur que le webdocumentaire soit une forme de régression du langage cinématographique où, sans faire exprès, mais en se posant de mauvaises questions, on revienne des formes archaïques héritées du CD-ROM avec une série de modules sans cohérence narrative.

Pour moi, diffuser sur le web, c’est d’abord travailler avec des personnes différentes, qui ne viennent pas forcément de la télévision, créer dans un autre modèle, avec une autre culture, certainement plus libre éditorialement, qui permet à des jeunes structures, de jeunes producteurs ou réalisateurs comme moi, d’émerger.

Comment vit InSitu aujourd’hui, avant et après le prix obtenu à l’IDFA ?

Le contenu apporté sur le site par les internautes via la carte est modéré par Eva Moari et moi-même. L’idée de la carte est de recenser les fantasmes, délires personnels de chacun par rapport à un lieu particulier. On n’accepte qu’un projet sur dix environ. Il faut garder une cohérence éditoriale et rester exigeant. Depuis l’IDFA, les demandes ont explosé : je reçois environ 20 à 30 projets par jour, et surtout depuis les Pays-Bas ! INSITU a été relayé par les médias au moment de sa sortie cet été, puis on a sorti l’application iPhone à la rentrée, qui permet d’envoyer du contenu localisé depuis son téléphone. L’idée, c’est que INSITU puisse devenir à long terme une plateforme documentaire référence sur l’espace urbain et l’art. On verra quelle forme cela prendra, mais je serais fier que cette plateforme continue à exister dans le temps et accueille, pourquoi pas, des films d’autres réalisateurs. On continue aussi à alimenter l’espace blog de INSITU, avec des partenaires éditoriaux qui réfléchissent sur la ville avec des perspectives un peu différentes (littéraires, urbanistiques).

Nous allons réaliser un partenariat avec Arte Créative pour lancer un concours et un appel à projets qui permettront de proposer davantage de projets sur la carte interactive. Nous sommes aussi en discussion avec le réseau de producteurs et d’artistes européens INSITU quant à la façon de créer du contenu sur plusieurs années. Cette force du web est géniale : INSITU prend une forme qu’on ne contrôle plus, qui existe indépendamment de nous. C’est bien plus qu’un film qui passe une fois dans une salle ou à la télé.

Le film, avant l’IDFA, avait été visionné 60.000 fois. Il y a une diversité des publics, puisque 50% des internautes viennent de France, 30% d’Allemagne et 20% de pays anglophones. Selon ARTE, les spectateurs de leurs webdocs sont bien plus majoritairement français. Depuis l’IDFA, j’ai un peu l’impression d’assister à une deuxième sortie, et je pense que les chiffres vont beaucoup évoluer.

INSITU sera aussi diffusé à l’antenne mais je ne sais pas encore quand. Je tente de le faire vivre en festivals. Je sais que ce n’est pas évident de regarder un film qui dure 1h30 sur le web. Même avec le plein écran, il y a toujours une fenêtre de chat qui s’ouvre, un problème de connexion Internet, mais c’est le challenge : nos outils ne sont peut être pas encore les plus adaptés, mais ça viendra. Et d’un autre côté, le film est toujours disponible, ce qui est quand même fabuleux.


Quelle technologie avez-vous employé pour la réalisation de InSitu ?

Le site a entièrement été développé en Flash. La carte est issue d’une application Google Map, qu’on a pu styliser comme on le souhaitait.  On a été obligé d’utiliser du Flash car les séquences interactives (cliquer sur les passagers dans le métro ou  le split-screen interactif) ne sont pas encore réalisables avec le HTML5.

Quel est le budget global de InSitu ?

Le CNC a apporté 80 000 euros et Arte 40.000 euros dans un premier temps, puis 20.000 euros supplémentaires pour pouvoir le sortir plus tôt. Avec l’apport en industrie de Providences, on se situe au final à un budget d’environ 180.000 euros. Cette enveloppe globale a financé l’ensemble des coûts et c’est très peu quand on compare le budget avec un documentaire pour l’antenne. En plus pour INSITU, on a crée une application mobile, une plateforme web, une version interactive…

Le délai était vraiment court pour tout réaliser, et ça a pu être vraiment très dur à certains moments, vraiment intense, mais j’ai beaucoup appris. Même si le film est pour moi un peu incomplet, je suis heureux d’être allé au bout, et je suis également très fier du dialogue entretenu avec Joël Ronez et toute l’équipe d’Arte sur ce projet.

Quels projets de webdocumentaires vous ont plu ces derniers temps ?

J’ai été impressionné par Code barre. Le design du projet est superbe et simple dans sa conception. Et l’idée de faire parler les objets qui nous entourent est juste très simple et très bonne. Prison Valley fait évidemment figure de référence encore aujourd’hui, en termes de production web et d’immersion dans un sujet. Mais il y en a beaucoup d’autres qui m’ont intéressé. J’ai trouvé notamment que le projet de l’ONF, Water Life, est assez malin dans sa conception. Ce webdoc sur l’eau m’a beaucoup plu par le caractère hyper immersif de son interface. Egalement High-Rise, qui avait obtenu le prix à l’IDFA l’année dernière, que je trouve très inspirant. C’est vrai que l’ONF revient souvent !

Quels sont vos projets pour la suite ?

Je ne veux plus réaliser et produire en même temps un même film comme ça a été le cas pour INSITU. Je travaille actuellement sur un projet nouveaux médias, qui est une sorte de voyage transmédia sensoriel dans la mise en scène au cinéma. Je ne peux en dire beaucoup plus pour le moment ! Pour le reste, mon envie, c’est de faire des films, et sur ce point, ça ne change pas fondamentalement que ce soit pour le web ou non : ce sont des idées de cinéma mis à l’écran avec des outils différents, mais pour lesquels les enjeux sont les mêmes. La forme change, mais pour moi les enjeux sont les mêmes, et ça reste du cinéma.

Interview et montage vidéo réalisés par Nicolas Bole

Les précisions du Blog documentaire

1. Antoine Viviani a produit de nombreux documentaires musicaux (REM, Arcade Fire), a travaillé avec le vidéaste Pierre Huyghe, puis créé en 2009 sa société de production Providences. Au même moment, il réalise ses premiers films : Little Blue Nothing (2009, coréalisé avec Vincent Moon), puis la série Fugues (les meilleurs interprètes de musique classique surgissent au milieu de situations et lieux insolites, pour Arte Live Web, et développe et coproduit en parallèle des webdocumentaires (Changer le Monde, pour Canal+) depuis 2007.

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