Primé à Locarno, « étoilé » par la SCAM… C’est un film fort sur lequel Le Blog documentaire s’arrête ici. « La mort du dieu serpent », réalisation au long cours de Damien Froidevaux, suit les péripéties de Koumba, récemment expulsée de France vers un Sénégal qu’elle n’a quasiment jamais connu. Une « odyssée » – dont le dossier pour l’aide à l’écriture est ici – visible dans plusieurs festivals d’ici à la fin de l’année (cf. infra), et encore aujourd’hui sur le site de Télérama. Analyse signée Fanny Belvisi.

dieu-serpent-afficheHeureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ? […]
Joachim Du Bellay

D’emblée, le ton est donné : si les premières images du film laissent planer une ambiguïté géographique (d’où Koumba nous parle-t-elle ? D’un commissariat de police ? D’un intérieur de salon parisien ?), elles font aussi immédiatement résonner chez le spectateur les mots d’« expulsion », de « condamnation » et d’« exil».

Koumba est bannie de la République française et ramenée de force dans un Sénégal qu’elle a quitté à l’âge de deux ans et qu’elle n’a plus jamais revu. Lorsque le film de Damien Froidevaux débute, cela fait déjà deux années que Koumba a troqué la porte de Pantin pour la brousse sénégalaise. Deux années qu’elle se bat bec et ongle pour retourner dans ce pays qu’elle considère comme sien, la France, où toute sa famille habite et dont on l’a privée.

Au travers de la figure de Koumba, personnage principal du film La mort du dieu serpent, se dessine en creux celle du héros de la mythologie grecque : Ulysse. Elle aussi est partie en voyage (forcé, certes) et rêve de revenir à son point de départ auprès des siens. Elle aussi doit affronter des monstres qui tentent tous de la faire dériver de sa quête, de l’absorber et de l’anéantir. Elle aussi a l’épaisseur d’une héroïne fuyant le chant des sirènes pour n’écouter qu’elle-même et tenir ainsi son cap.

Le film suit les soubresauts et les évolutions de ce personnage en trois phases. La première voit Koumba exulter de rage, et expulser le Sénégal de tout son être. Son corps même, sa maigreur et sa fragilité disent le refus d’être en contact avec ce nouveau pays.
 Dans la deuxième, Koumba semble avoir accepté son sort. Réalité ou feinte ? Là encore, le corps parle : la rondeur, l’élasticité et l’épanouissement de ses formes, ainsi que l’explosion des couleurs des tissus sénégalais dont elle se pare, indiquent au spectateur que Koumba s’est accoutumée à son pays d’adoption et ce, en dépit du drame qu’elle vient de vivre (sa petite fille vient de mourir). Pourtant, la maladie qui la gagne à la fin de ce deuxième temps trahit le mal du pays qui continue à la ronger silencieusement, sournoisement. Enfin, le troisième et dernier temps présente encore une nouvelle version de Koumba, changée, ressemblant toujours plus à une Sénégalaise du Sénégal. Cette fois-ci, elle paraît réellement apaisée. Pourtant, le désir du retour est toujours là. L’ombre de la France continue de planer sur le littoral de Dakar. Mais porté par la figure enfantine de Ladji, son petit garçon, l’horizon semble plus doux, le ciel plus serein. La mer n’est plus seulement une immense barrière à franchir ; elle est aussi un appel vers un futur possible, probable, idéalisé.

Ulysse des temps modernes, Koumba se métamorphose ainsi sous nos yeux, tant et si bien qu’il peut sembler au spectateur de faire face à trois personnages différents ; chacun mourant à lui-même à chaque aller-retour du réalisateur. Seule la quête du retour demeure. Fil conducteur du film, c’est elle qui relie les fragments éclatés de ce personnage qui ne cesse de s’éteindre et de renaître de ses cendres.

Le film de Damien Froidevaux est éminemment politique. A l’heure où l’accueil des réfugiés (syriens, notamment) en France réinterroge la question de l’immigration dans notre pays, il est évident que le sort de Koumba résonne amèrement. Le film crie l’actualité tout en la dépassant puisqu’il commence là où les médias s’arrêtent : Koumba a déjà été expulsée et le film s’attache à la montrer dans sa nouvelle vie de recluse, luttant contre des démarches administratives kafkaïennes.

Damien Froidevaux nous met cette réalité sous les yeux, sans jamais tomber dans la démonstration ou dans la moralisation. Il faut dire que Koumba empêche à elle seule toute simplification. Elle est certes emprisonnée dans un pays, mais finalement pas dans son corps ni dans son langage qui trahissent une vraie liberté et une réelle insoumission.

Avec elle, le réalisateur et sa caméra ne sont jamais en repos. Sans leur en demander la permission, elle les embarque (et du coup, le spectateur avec) dans son tourbillon de colère, de rage, de joie, de mots/maux. Le film tire une grande partie de sa force de l’intranquilité de la relation entre le réalisateur et son personnage. Rien n’est jamais acquis entre ces deux là, et le pacte filmée/filmeur est sans cesse ré-énoncé, réitéré, bousculé, remis en question, tant et si bien que le spectateur avance lui aussi sur une crête, hanté par ces interrogations : « Va-t-on aller au bout ? Le réalisateur va-t-il abandonner le projet et me laisser sur ma fin ? »

Devant une Koumba insaisissable, difficile à cadrer (au début du film en tout cas) puisqu’elle s’échappe de l’image dès qu’elle peut, le réalisateur et sa caméra tiennent la barre. Ils deviennent les ambassadeurs du spectateur occidental : blanc, Français, détenteur d’un passeport, libre de prendre un avion à tout moment pour quitter Dakar et rentrer à Paris.

L’évolution du rapport entre l’auteur et son personnage entre en résonance avec l’intégration de Koumba dans son nouveau pays : plus le Sénégal infuse dans ses veines et plus les images s’apaisent. Koumba ne cherche plus à sortir du cadre ; au contraire elle s’y pose dans ses moments de doutes, d’extrême faiblesse, donnant alors au récit de grands moments de respiration.

De cette tension naît également l’effet de distance du film, puisque le sujet de  La mort du dieu serpent, c’est bien la relation entre Koumba et Damien.
Lui filme les moments où il est seul à Paris et la manière dont la liaison avec elle existe dans cette distance. La voix et l’image de Koumba apparaissent sur un écran d’ordinateur, pour se perdre au milieu des plans d’immeubles parisiens. Koumba et le Sénégal semblent loin. Miroirs inversés des instants où le réalisateur filme Koumba sus- pendue à son téléphone et s’accrochant à la voix de sa mère comme à une bouée, ou bien les yeux rivés sur sa webcam lui projetant des images de sa famille installée dans son salon parisien. Ces écrans d’ordinateur sont autant de fenêtres ouvertes sur deux mondes qui ne se rejoignent pas. Dans La mort du dieu serpent, les instruments technologiques n’abolissent pas l’espace/temps : ils le rendent sensible.

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Au final, le film décline la notion de « frontière » sous ses différentes formes. La frontière géographique bien sûr, celle que Koumba ne parvient pas à traverser. La frontière, aussi, qui structure la dynamique entre Damien et Koumba, et qui menace à tout moment de faire basculer le film d’un côté ou de l’autre. Et enfin la frontière psychologique qui fait vaciller Koumba à plusieurs reprises entre la folie et la raison.

Tout ne tient finalement qu’à un fil dans La mort du dieu serpent, et c’est précisément cette fragilité qui rend le film éminemment fort et poétique.

A l’injustice du sort de Koumba (pourquoi elle ?) condamnée à espérer pouvoir un jour retrouver ses proches et effectuer une migration à rebours, le film tente d’apporter une réponse en invoquant la légende d’un Dieu serpent proférant un sortilège contre les Soninkés, les obligeant à fuir leur pays pour d’autres contrées plus fertiles. Faire rimer immigration avec malédiction, voilà la clé de lecture que nous offre Damien Froidevaux sur l’Odyssé de Koumba, lui conférant par la même une dimension supérieure, un éclat tragique, la lumière si particulière des héroïnes de la Mythologie.

Fanny Belvisi

voir le film ?

– le 05 novembre 2015 à 19h à la Bibliothèque Faidherbe (Paris 12ème)
– le 06 novembre à 16h30 au festival des Ecrans documentaires (Arcueil)
– le 08 novembre à 14h au Forum des images pour les Etoiles de la SCAM (Paris)
– le 21 novembre à 18h au festival Résonances (Magic Cinéma, Bobigny
)
– en novembre au festival VISOR (Mexique)
– le 18 novembre au festival BeninDocs (Porto Novo, Bénin)
– le 02 décembre au festival Africolor ‘Cinéma La Clef, Paris)
– le 04 décembre au ciné-club Ciné Bel air (centre social Espace 40, Montreuil)

 

One Comment

  1. Fanny, j’ai adoré la force du doc de Froidevaux et j’ai décidé de le programmer dans le cadre d’un cycle documentaire et comme j’ai l’habitude de présenter les films retenus, je ne manquerai pas de m’appuyer sur votre commentaire que je viens de lire ne diagonale. Vous nous parlez de tragédie, de mythologie mais à aucun moment vous ne retenez les lois iniques de la République, la violence policière, la violence d’état, les rapports de la France et de l’Afrique, les lois Pasqua renforcées, les lois anti-immigrations souvent portées par des descendants d’immigrés « à qui la France a tout donné » et pour la remercier font chier les nouveaux migrants poussés par la faim, la misère, la guerre… Certes, ce n’est pas le sujet du doc mais sans ces lois absurdes, Kumba n’en serait pas là. Quid de la violence de la famille Africaine qui est sacralisée par certains occidentaux et africains mais la réalité est fort différente, la preuve, la petite fille va mourir à cause d’une histoire de fric. De plus, la petite a été arrachée à sa mère sans son consentement ! Elle peut être bien pourrie la famille Africaine et même mortifère. Vous voyez les rondeurs de l’héroïne certes mais ce que je vois, c’est un enfermement mental d’une parisienne murée dans une mentalité de village malgré tout l’amour que peu apporter un grand-père bienviellant. Et puis, la scène de la pirogue avec un échange violent avec les piroguiers et leurs amis où Kumba refuse cette domination machiste si souvent admise en Afrique et ailleurs et se voit traiter de blanche. Elle est même dépossédée de ce qu’elle est pour servir la pensée d’hommes rétrogrades et arriérés. Mais moi, ce qui m’inquiète le plus dans votre analyse, c’est qu’on en reste à une oeuvre de cinéma qui, vous, nous permet de faire une belle analyse, de pouvoir mettre en avant ton votre sens critique à renfort d’ images, références diverses mais je suppose que vous sentez mon exaspération car à aucun moment vous ne vous préoccupez de cette fille et moi j’ai envoie de crier : Bande de bobos intellos, elle est où la gamine ? Elle se morfond toujours à petit feu au fond du Sénégal ? A-t-elle enfin rejoint sa famille ? Froidevaux est-il allé voir l’ambassade de France, a-t-il lancé une campagne, fait une grève de la faim ? C’est bien beau de faire un doc sur une fille dans le pétrin, il faut, avant de faire des analyses intellos, l’en sortir au plus vite ! Ensuite, et seulement ensuite, elle pourra librement choisir de rester en France ou au Sénégal et nous pourrons discourir à vitam eternam sur le rapport entre Kumba et la caméra, Kumba et Froidevaux, Kumba et sa famille, la résilience… bla bla bla

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