L’actu du webdocu et des narrations web #9

Deuxième livrée ce mois-ci d’une actu du webdocu « augmentée » et désormais « actu du webdocu et des narrations web ».

Nous avons remarqué que le mot webdocumentaire, pour beaucoup, était aujourd’hui une forme de mot-valise regroupant des intentions narratives et esthétiques très différentes. Le Blog Documentaire intensifie donc son exploration du web pour vous proposer un regard critique sur les initiatives parfois à la frontière du documentaire, du reportage, de l’expérience immersive ou du serious gaming : bref, des nouvelles narrations web.

Pour cette revue de web, Le Blog documentaire se met à l’anglais et vous propose deux projets, canadien et australien, sur deux populations aux antipodes l’une de l’autre : les soldats en guerre et les hippys de Goa, en Inde.

Depuis trois mois aussi, Le Blog documentaire décerne des notes pour chaque webdocumentaire. Ou plutôt des W, comme le World Wide Web. Plus un webdocumentaire obtient de W, plus il est réussi, sur le fond et sur le sujet traité mais aussi sur la forme, essentielle sur le web : réaliser pour le web, c’est avoir la vision d’une nouvelle écriture, et pas simplement transposer des écritures télévisuelles ou journalistiques. De 1 à 5 W, vous pouvez maintenant comparer (et discuter…) !

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1 – Soldier brother : hommage éparpillé, ombre de l’absence d’un frère

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Comment évoquer les absents des guerres américaines ? Ce documentaire interactif est le pendant des images salies que les GI’s font parvenir depuis leur téléphone portable et qui parfois font tristement le tour du monde. C’est d’abord l’histoire d’une forme de catharsis à ciel ouvert à laquelle nous convie Kaitlin Ann Jones. Son frère Paul, de deux ans plus jeune qu’elle, est parti à la guerre. Elle apprend, au détour d’un SMS, qu’il est en Afghanistan. La froideur des messages SMS apparaît dans leur brutalité, leur nudité. Seul lien qui relie le frère et la sœur, ce fil de messages se charge sur la gauche de l’écran pendant que Kaitlin Ann Jones parle de son frère en évoquant des objets lui appartenant.

Soldier Brother, produit par la National Film Board du Canada (le nom anglais de l’ONF) se présente un peu comme La vie à sac, le webdocumentaire de CAPA avec Médecins du Monde : des vêtements, des objets épars rangés, non pas dans un sac, mais dans la tête d’une sœur, qui n’a que ces éléments fétiches pour raconter son frère. Dans les deux cas, la volonté de prendre à bras le corps une histoire : chaque objet lance une partie de l’interview dans laquelle Kaitlin Ann Jones donne quelques pistes sur la carrière que son frère a embrassée.

Mais il reste un voile entre la réalité, absente et non-représentée (celle d’un frère, soldat au front), et les images mentales ou fantasmées que l’on associe à cette mission de guerre moderne qu’il effectue. Le caractère dépouillé de l’œuvre, le blanc du fond d’écran renvoie au dénuement de toute famille face au choix du soldat, qui décide d’aller au front.

Le dispositif, très simple, permet au webspectateur de revenir à chaque histoire, de ne pas les écouter toutes à la suite, comme il aurait du le faire dans un documentaire classique. Mais surtout, le NFB défriche une nouvelle fois un type de narration qui illustre le propos : avec le système de ces SMS que s’échangent la réalisatrice et son frère, c’est à la fois à un live minuscule et à une communication d’autant plus poignante qu’elle semble dérisoire. Aux longues lettres du front, qui prenaient un temps d’envoi suscitant l’imagination de son destinataire, le SMS lapidaire, informatif, semble irréel : c’est bien le frère qui « parle » à travers le téléphone, mais aucune trace sensible de lui ne semble s’accrocher au réel.

L’expérience du visionnage de Soldier Brother est troublante, toujours portée par une musique de fond qui concourt à la formation d’un halo énigmatique autour de cette relation faite de riens, et pourtant si profonde entre une sœur et son frère.

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2 – Goa Hippy Tribe : passeport très graphique pour l’utopie

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Ce documentaire interactif est le fruit du travail de Darius Devas, qui a décidé de partir à la rencontre d’anciens hippies, tous passés par Goa en Inde, qui apparaît, au fil des témoignages, comme le Nirvana de ces désormais vieillissants utopistes. Produit par la chaine australienne SBS, et développé sous Flash, la mise en espace web d’un sujet aussi large et a priori consensuel donne tout son sens à son visionnage. Car le fond du propos, traité au moyen d’interviews in situ, évoque une forme d’odyssée dont les souvenirs nostalgiques tiennent la meilleure place. Le discours, en revanche, empreint d’une forme réifiée de baba-coolisme, nous laisse aux abords du monde réel et ne donne pas de vision (ou s’il en donne, c’est une version plutôt dépressive) de ce que peut inspirer aujourd’hui ce mouvement de libération né aux abords des années 60.

Comme si rien n’avait changé, nous retrouvons donc 13 hippies, ce portrait  d’une « tribu » que Goa Hippy Tribe met très intelligemment en scène. Devant le didactisme parfois très anglo-saxon du documentaire à interviews, qui aurait consisté à empiler les témoignages et les images d’archives, le spectateur 2.0 aurait certainement laissé échapper un bâillement. Devant cet objet interactif, la forme rend hommage au fond, et l’aspect ludique de la plateforme renvoie directement à ce que le webdocumentaire sait faire le mieux : replonger l’internaute dans une période particulière, celle des sixties, par le biais de divers modules mettant en scène les traits culturels ou psychologiques de l’époque.

L’introduction est l’une des plus réussies en termes d’expérience immersive et graphique : le webspectateur est invité à créer son passeport pour voyager vers « la tribu », somme de témoignages regroupés sur une partie de l’écran. La fluidité de la conceptualisation emporte véritablement l’adhésion, avec un mélange d’amusement et d’émerveillement enfantin : il est vrai qu’on ne nous raconte pas l’histoire des camps d’internement en URSS mais celle de joyeux drilles partis à la rencontre de leur bonheur spirituel et (pour beaucoup) sexuel en Inde, et que cet aspect joyeux s’assortit bien de la forme choisie pour le récit. Rançon de la réussite : l’interface est parfois lente à charger et nécessite une solide connexion Internet.

Deuxième belle surprise : chaque témoignage, d’une facture classique, est agrémenté sur sa barre de chargement de points qui, une fois atteints, « débloquent » des bonus. Ces pastilles, sonores, visuelles ou textuelles, remettent les expériences racontées en perspective, se tiennent prêtes à apporter à la fois des informations et une touche émotionnelle supplémentaires, très « sixties », à cette exploration. Les musiques ainsi « proposées » par les interviewés du programme se lancent grâce à une interface reprenant le design d’une tourne-disque : un vinyl apparaît au centre de l’écran, et un sillon vient affleurer sa surface pour jouer le morceau. Belle rencontre de l’analogique (en images) et du numérique (au son, c’est bien sûr du mp3 !) pour ces petits détails bien pensés qui enrichissent le graphisme général de l’œuvre.

Ces bonus (au nombre total de 78 !) se débloquent donc au fur et à mesure de la visite, et viennent se glisser dans un sac à dos (le terme anglais de backpackers parlera davantage à tous les apprentis voyageurs que nous avons tous été ou que nous sommes encore). Petit élément sans cesse présent en bas à droite de la page, le sac à dos, une fois cliqué, s’ouvre et se compose de ces bonus classifiés selon 8 catégories (art psychédélique, drogues, musique, etc.).

L’ensemble de ces innovations vient donc rendre le visionnage très personnalisé, le parcours de l’internaute évoluant au gré des déblocages de bonus qu’il effectue. C’est non seulement une belle trouvaille mais aussi, on l’a dit, le moyen le plus efficace de mettre en évidence la partie la plus intéressante du projet : ce retour en arrière sur les traces d’une utopie en action. Car pour ce qui est du présent, les bons sentiments et l’évidente beauté du concept humaniste que ces rêveurs professent se heurtent à leur limite. La façon de les retrouver habillés, comme 40 ans plus tôt, sur des plages qu’ils devaient arpenter étant jeunes, donne la sensation que le monde a changé sans eux, qu’ils n’ont pas bougé, qu’ils sont restés, comme l’exprime l’un des personnages au vague accent français, dans les images de leur trip sous LSD.

Il y a du pittoresque bien sûr dans cette vision, mais aussi une image assez difficile et, pour tout dire, décrépie, de ce que peut être la mise en pratique d’une utopie. Il ne s’agit pas là de dire qu’elle n’a pas eu de sens ni n’a été belle, mais plutôt de se demander comment les jeunes (ou les moins jeunes…) peuvent aujourd’hui s’inspirer de ce retour d’expérience pour construire eux-mêmes les conditions de leurs utopies. Dans un monde radicalement bouleversé, autant technologiquement qu’économiquement, ces chantres d’un humanisme baba-cool donnent la sensation de figures iconoclastes qui ne sauraient agir encore dans le monde d’aujourd’hui (ils ont d’ailleurs l’air de vivre relativement reclus du monde moderne et cultivent leur art de vivre comme une nostalgie encore vivante). Goa Hippy Tribe leur donne la parole comme s’ils étaient encore les dépositaires de l’unique forme d’utopie mise en pratique : il aurait été par exemple intéressant de savoir ce qu’ils pensent des mouvements de révolte qui secouent le monde depuis un an et l’avènement des Indignés.

N. B.

Les précisions du Blog documentaire

1. Le Blog documentaire  a lancé un appel aux dons sur le site de crowdfunding Ulule. Il s’agit pour nous de pérenniser et de développer notre offre éditoriale. De nombreuses surprises sont donc à venir, si vous le voulez bien… et toujours des contenus de qualité dont le sérieux restera toujours notre exigence. On compte sur vous, sans qui nous ne serons rien !…

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