Après les deux numéros consacrés aux « Exils » et à Frederick Wiseman, la revue IMAGES documentaires s’attache ici à « l’un des cinéastes en activité les plus rigoureux et les plus exigeants sur le plan de la forme ». Sergueï Loznitsa sera d’ailleurs à l’affiche le 16 août prochain en France, avec la sortie de son troisième long-métrage de fiction, présenté cette année au festival de Cannes, « Une femme douce ». L’introduction de ce nouveau numéro de la revue est bien sûr signé par Catherine Blangonnet-Auer.

En 2004, la revue publiait un numéro consacré à quatre réalisateurs russes parmi lesquels figurait Sergueï Loznitsa. Né en 1964 en Biélorussie, il commence par étudier l’ingénierie mécanique à Kiev où il travaille pendant quatre ans comme chercheur à l’Institut de cybernétique sur des programmes d’intelligence artificielle. Il se tourne alors vers le cinéma et entre en 1991 au VGIK, le célèbre Institut cinématographique de Moscou. Nous n’avions vu en 2004 que quatre des six films qu’il avait alors réalisés, mais la vision de ces premiers courts métrages avait suffi à nous convaincre qu’il s’agissait là « d’un cinéaste, d’un vrai », de la même façon que trois films de Pelechian avaient suffit à Serge Daney pour s’en persuader. Aujourd’hui, la filmographie de Sergueï Loznitsa compte vingt-et-un films dont trois longs métrages, My Joy (2010), Dans la brume (2012) et Une femme douce (2017), tous les trois sélectionnés en compétition officielle à Cannes.

Nous avons demandé au critique russe Evgeni Gusyatinskiy, qui connaît intimement son cinéma, d’écrire sur la partie documentaire. Dans une brillante analyse, il met en évidence les éléments constitutifs de l’œuvre : « la distance et le détachement, la continuité et la lenteur, le calme et la quiétude, qui aboutissent parfois au silence et au mutisme », une tonalité beckettienne, un attachement fondamental au passé, la qualité photographique singulière de ses images. Evgeni Gusyatinskiy montre que, devant l’inflation des images dont nous sommes contemporains, Loznitsa filme « comme si les ressources du cinéma et celles de la vision humaine étaient non seulement limitées, mais sur le point de s’épuiser ». Il y voit « un exemple clair de sa position morale, éthique ».

En 2015, Sergueï Loznitsa livrait aux étudiants de La Fémis sa conception du cinéma et quelques secrets de fabrication lors d’une masterclass dont nous transcrivons de courts extraits. Montrant notamment, à l’aide d’un graphique, les différentes longueurs de plans de son film Dans la brume, il insistait sur la structure temporelle d’un film, son rythme, et la perception – consciente ou inconsciente – de ce rythme par le spectateur (1). Il remarquait que l’apparition du son a fait régresser le langage cinématographique : on peut « dire » au lieu de montrer. Son idéal serait des films sans dialogue, même en fiction.

Avec Daniel Deshays, on entre avec délice dans le laboratoire sonore de Loznitsa et de son complice, « le magicien du son » Vladimir Golovnitski. Pour Deshays, le son est « une autre fiction qui travaille les images » et participe de la dimension poétique de l’œuvre. Avec de longs plans-séquences, « la part visuelle du film s’arrête partiellement pour mieux laisser agir les sons en action, laisser du temps pour le surgissement de ce que l’on n’entend jamais : l’état sonore de l’étendue, cette architecture virtuelle toujours aussi surprenante qu’inattendue. » Les sons apparaissent « hors temps » plutôt que « hors-champ ».

Arnaud Hée analyse chez Loznitsa « les modes d’apparition du passé dans le présent [qui] s’apparentent aux trouées mélancoliques sebaldiennes, lorsque l’Histoire fait retour, refait surface en rompant la linéarité et l’horizontalité du temps ». Le titre de son avant-dernier film, Austerlitz, fait directement référence à l’œuvre de W. G. Sebald. A la source, souvent, le monde de l’enfance : « Certains films de Loznitsa semblent ainsi reposer sur ce secret magnifique : faire du cinéma pour retomber en enfance, retrouver les impressions et les sensations qui y sont liées. » Arnaud Hée est touché par « la dimension mélancolique, voire spectrale » de ce cinéma, situé souvent dans un « non-temps » : un monde russe intemporel. Mais pour lui la mélancolie rêveuse de Loznitsa n’exclut pas l’humour, ou plutôt une « noirceur ironique et sarcastique », avec tout un pan de sa filmographie s’apparentant au cinéma burlesque. La farce fellinienne grinçante, dernière partie d’Une femme douce, confirme cette analyse.

Annick Peigné-Giuly interroge le rapport de Loznitsa à l’Histoire. Son cinéma est en prise avec ce qu’il appelle « le lourd fardeau du passé soviétique » et révèle une société malade. Il ne construit pas une histoire en suivant un personnage, comme c’est souvent le cas dans les films documentaires. Lorsqu’il filme un événement, par exemple dans The Event ou Maidan, c’est la foule et non l’individu qui est l’acteur principal, « son sujet même c’est l’événement, et le peuple comme acteur de l’événement ».

Pour conclure ce numéro, nous publions dans la rubrique « Parti pris » deux textes à propos d’Austerlitz, film que Sergueï Loznitsa a tourné en 2016 dans ce qui fut le plus grand camp nazi, Oranienburg-Sachsenhausen en Allemagne. Dans ces camps devenus musées, comme celui-ci ou comme celui d’Auschwitz, il n’y a « rien à voir, rien à filmer », nous dit Anne Brunswic. C’est ce « rien » que Loznitsa met en évidence par des plans dont la durée met le spectateur à l’épreuve. Dinah Ekchajzer, quant à elle, dit avoir ressenti une « émotion intellectuelle » à la vision de ce film : « La longueur des plans fixes laissent le temps au réel de se déployer, d’exister pleinement, et le temps au spectateur de voir, de regarder vraiment et donc de penser ».

Catherine Blangonnet-Auer

(1) On peut relier cette méthode à la formation scientifique de Loznitsa: «Je pense, a-t-il dit, que tout artiste devrait étudier les mathématiques. Après tout l’art de la composition est fondé sur le calcul et la précision, et il est impossible de créer une structure fonctionnelle, qu’elle soit littéraire, visuelle ou musicale, sans connaître les règles mathématiques et les lois de la physique ».

> Tous les détails sur le site de la revue IMAGES documentaires <

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