Le festival Silhouette, avec lequel nous nous sommes liés depuis plusieurs années, propose de (re)voir son palmarès ce vendredi 23 novembre à Paris. L’occasion, donc, d’apprécier le documentaire primé lors de cette manifestation, « Saule Marceau », signé Juliette Achard. Deux des trois jurés de ce prix ont accepté de revenir sur ce film. Entretien également avec la réalisatrice.

© Audrey Planchet

Résumé
Clément est le frère aîné de la réalisatrice. Cavalier solitaire, il est devenu fermier dans le Limousin, loin de la cité de banlieue parisienne où ils ont grandi. Entre temps, ils s’étaient éloignés l’un de l’autre. Elle lui avait proposé de faire un film ensemble, un western. De ce projet inachevé est né un documentaire.

Le film vu par la réalisatrice Diane Sara Bouzgarrou

« En mon pays suis en terre lointaine ». Ce vers, extrait du magnifique poème de François Villon (« Je meurs de soif auprès de la fontaine ») qui conclut le film de Juliette Achard, cristallise ce qui se joue dans les trente-trois minutes qui précèdent.

Le désespoir sourd, sans jamais déborder.

Saule Marceau est l’histoire de Clément, un homme qui lutte, seul contre tous, qui s’acharne, résiste, tente de mener à bien son rêve, et ne peut que subir, renoncer, voir son destin s’assombrir. C’est aussi le film d’une sœur sur et avec son frère, un film sur ce qui persiste de l’enfance. Le lien fraternel qui unit la cinéaste et son héros affleure à la surface du film, souvent lors de leurs brèves interactions au début ou à la fin d’un rush que Juliette Achard choisit d’offrir au spectateur.

Ce qui fascine dans Saule Marceau, c’est la capacité qu’a la réalisatrice de nous donner à voir plusieurs films en un, à rendre ces images multiples. C’est souvent le son qui vient transformer un plan, lui donner une autre valeur, qui fait émerger le rêve, le fantasme, la fiction au sein du réel. L’espace d’un instant, le film se laisse envahir par une musique tirée d’un de ces westerns que le frère et la sœur ont tant aimés enfants. Le réel prend soudain une ampleur tragique, notamment lorsque la cinéaste s’aventure à créer un champ-contrechamp entre un plan documentaire et un extrait de western américain. Mais à peine a-t-on le temps d’attraper cet instant magique qu’il nous échappe.

C’est la force de Saule Marceau : la justesse du regard de Juliette Achard, du rythme du montage, de ses choix de mise en scène, dont l’inventivité formelle ne vient jamais prendre le pas sur le fond. La singulière beauté de son film réside certes dans sa prise de risque quant à ses partis pris à l’image comme au son, mais pour autant, ce qui bouleverse, c’est surtout ce qui se joue dans le destin de cet homme, tout comme dans le portrait qu’elle parvient à brosser du monde rural. Car c’est aussi cette « France du vide » que Juliette Achard dévoile dans le film. Elle nous révèle avec une rage contenue ce qui, sans que l’on s’en aperçoive, est en train d’advenir : la disparition d’un monde, la lutte désespérée et la résistance impossible des paysans et des agriculteurs. Dans ce monde, il n’y a plus d’héritiers, il n’y a plus d’emplois, plus d’espoir d’un jour meilleur. Ceux qui se battent, comme le frère de Juliette Achard, doivent chaque jour rogner un peu plus sur leurs exigences, leurs convictions.

Saule Marceau est un court-métrage d’une puissance rare, que l’on n’oublie pas. Il y a le plan de cette petite fille, que l’on découvre dans les dernières minutes, qui répond de son silence, de sa stupéfaction, à la voix de Juliette Achard faisant le funeste bilan des années de labeur de son frère. Il y a la présence silencieuse d’un monde animal qui se meurt : ces vaches, ces chevaux, que la cinéaste filme comme autant de témoins impuissants de l’acharnement de ceux qui tentent encore de les élever décemment, face à la violence de l’industrie agroalimentaire mondialisée. Il y a le visage de Clément, que l’on ne veut pas perdre et à qui l’on fait face dans l’ultime scène du film. On le voit avancer, encore, vers un futur incertain, jusqu’à ce que le noir l’engloutisse.

Résonnent encore en nous les mots bouleversants du poète : « Je gagne tout et demeure perdant ».

Le film vu par Benjamin Genissel

Je vais être honnête : étrangement, Saule Marceau ne m’a pas plu tant que cela en le voyant. Dans la sélection de documentaires que nous avons eu à juger, d’autres œuvres ont pu davantage emporter immédiatement mon adhésion, ou en tout cas me happer d’emblée pour ne plus me lâcher. Avec le jury, nous l’avons vu le matin de notre journée de visionnage, et au déjeuner, le midi, alors qu’il était encore bien frais dans notre esprit, nous en avons discuté ensemble. Nous nous sommes attardé sur son cas, bien plus longuement que sur les autres œuvres. Nous savions bien qu’il sortait du lot. Je me rappelle pourtant avoir relevé à son propos un certain nombre de défauts : qu’il était trop dense à mon avis, qu’il y avait sans doute beaucoup trop d’explications, ou de fils narratifs différents, ou d’éléments épars, je ne saurais dire, pour le rendre vraiment « bon ». Que la tonalité de la voix-off, dite par la réalisatrice elle-même, était certainement trop « lourde », qu’à cause de ce ton on avait l’impression qu’il fallait s’attendre à un drame, ou à une tragédie. Que l’insertion d’extraits de vieux westerns n’était pas assez poussée, ou développée, pour que cette idée fonctionne vraiment. Et que le travail sur la bande sonore, avec ses silences brusques, sa musique parfois décalée ou encore le retour étonnant du son in, m’avait paru un peu artificiel, ou en tout cas influencé par une certaine mode, une « certaine tendance du cinéma expérimental ».

Et malgré tout, je me souviens aussi avoir trouvé des excuses à chacun de ces défauts. La densité de ce film était aussi synonyme de richesse ; une voix-off est toujours très difficile à poser ; l’ajout des extraits de western fonctionnait parfois magnifiquement ; on pouvait aussi dire que la bande-son « expérimentale » était après tout en phase avec ce que racontait le film. En somme, en disant tout cela, une chose et son contraire, j’ai exprimé cette idée : qu’importe les menus défauts que j’avais pu instinctivement trouver à ce film. Ils venaient sans doute d’un trop-plein d’ambitions artistiques et narratives. Ce qui ne constitue en rien une faute. Saule Marceau n’est pas de ces documentaires agréables sur le moment qui manquent de profondeur sur la durée. Oui, ses qualités dépassent les quelques « travers » qu’on peut y voir. Car des qualités il en a, et de nombreuses.

Son authenticité d’abord : il baigne dans l’honnêteté ce film, la démarche de la réalisatrice envers son frère paraît vraie, sincère. On la sent vraiment impliquée dans son portrait et j’ai été sensible à cette implication.

On peut aussi relever une idée assez incroyable de la part de la cinéaste : celle de ne jamais donner la parole au personnage principal. Ce choix lui confère un mystère incroyable, et par son mutisme, il accède à nos yeux au rang des grands personnages de cowboys solitaires de l’histoire du Western.

Autre qualité à mes yeux : ces plans de la ville de banlieue parisienne où frère et sœur ont grandi, filmée dans une image proche du super-8, souvenances visuelles qui viennent s’opposer aux paysages du Limousin où le frère vit aujourd’hui. Ces aller-retours entre le passé et le présent, par leurs contrastes, enrichissent considérablement notre vision.

Autre force du film : nous raconter avec autant de détails la dure réalité économique que peut vivre aujourd’hui un éleveur. À savoir ce système vertigineux d’accumulation presque inévitable d’emprunts bancaires, alors même que l’éleveur au départ avait bien l’intention de ne pas se laisser embrigader dans cette spirale. La réalisatrice a beaucoup travaillé son sujet. Je crois que c’est aussi cet aspect que nous avons voulu récompenser : l’énorme travail fourni pour nourrir son ossature narrative de base. Ses recherches sur l’évolution sociale et économique de la région apportent de précieuses informations sur les conditions d’existence de son personnage. Et, au delà de sa propre vie à lui, à toute une frange de la population résidant dans ce que des chercheurs ont appelé un jour, à raison, « la diagonale du vide », expression reprise dans le commentaire. Certes, le film est dense, les informations données en off sont trop nombreuses pour être immédiatement comprises, digérées, mais en réalité elles élèvent le sujet, elles l’élargissent, elles font souffler un vent de grande intelligence dans nos voiles toutes gonflées de spectateur.

Je sais aussi que j’ai trouvé formidable, touchant même, d’apprendre le sens de l’énigmatique titre du film, Saule Marceau.

Enfin, pour terminer, en reprenant une idée déjà abordée plus haut, il faut insister sur le fait qu’il s’agit d’un film « durable ». Un film qui reste en mémoire une fois son générique de fin terminé : il ne disparaît pas comme un prêt-à-consommer. Certains plans ne s’évaporent pas. Cette brume humide entourant les collines limousines où paisse un troupeau de vaches est toujours dans ma tête. Le visage harassé du frère de la réalisatrice, avec ses yeux brûlants de fatigue, est encore dans mon esprit. La fille de l’éleveur, en train de jouer innocemment sur le sol de sa chambre, pendant que l’on entend Juliette Achard (sa tante, donc) nous expliquer les sombres perspectives économiques qu’attendent le père de cet enfant, et par conséquent sa famille, demeure en moi. Ce n’est pas si courant de constater qu’une œuvre se poursuit quelques heures, quelques jours même, après l’avoir vue.

Juliette Achard – entretien

Le Blog documentaire : Saule Marceau donne le sentiment d’appartenir à plusieurs genres différents ou à des catégories différentes : la fiction et le documentaire ; le western et le documentaire « explicatif » ; le passé et le présent. On y trouve également plusieurs formats d’images. Est-ce que l’on peut dire que votre film serait comme « une chose que l’on ne sait pas bien nommer », c’est-à-dire, en exagérant, avec un petit clin d’œil au titre, un « Saule Marceau » ?

Juliette Achard : Oui, c’est d’ailleurs une comparaison qui a déjà été faite (voir le texte de Charlotte Garson lors de la présentation du film au festival Cinéma du Réel 2018). Quand j’ai choisi ce titre je n’avais pas cette prétention-là ; il s’agissait surtout pour moi d’un mot que je partage avec mon frère, connu seulement dans notre famille et qui allait devenir public.

Est-ce que vous vous dites malgré tout que c’est une bonne coïncidence de la part de votre inconscient ou que vraiment c’est une exagération de spectateur ?

Non, je me dis « tiens, c’est vrai ». Mais parmi tout ce que l’on met dans un film, il y a un certain nombre d’éléments que l’on prémédite vraiment, que l’on décide, que l’on maîtrise tout à fait, et ensuite les spectateurs voient et entendent tout un ensemble de détails, ce qui produira un sens que l’on n’aura pas entièrement contrôlé.

Est-ce que vous comptiez réellement terminer ce film de fiction, ce western ? Vous le présentez dans le documentaire comme une façon de renouer avec votre frère que vous n’aviez pas côtoyé depuis un certain temps, comme une sorte de prétexte donc. On peut donc supposer que la fiction était également un « prétexte » pour tourner un documentaire, qui, lui, allait finalement aboutir ?

Il faut plutôt voir cela comme un ressort narratif. La voix-off ment sur ce point puisqu’elle dit que c’est un film « inachevé », alors que c’est le début d’un film – il est de fait achevé puisque vous le voyez. Finalement, le film terminé ressemble au projet de départ, qui était : un film de fiction dans lequel il y aurait des scènes captées dans la réalité. Pour une scène où l’on voyait un troupeau qui change de pré, nous devrions attendre que Clément (le personnage principal) déplace vraiment son troupeau. Il a toujours été question de réaliser un documentaire et que le film soit produit avec les fonds d’aide au documentaire. Seulement, je ne voulais pas faire un documentaire qui prétendrait enregistrer et restituer la réalité « telle qu’elle est » parce que je ne crois pas du tout à cela. Pas plus qu’au cloisonnement entre fiction et documentaire, au fond. La voix-off est d’ailleurs écrite comme un récit assez classique, comme un western avec le héros qui arrive quelque part pour fonder une communauté et qui se retrouve confronté à des propriétaires terriens. Confronté aussi à des conflits antérieurs qui s’y sont déroulés.

En fait, ce film documentaire est raconté comme une fiction et la fiction est aussi du documentaire. Quand on voit un film, on sait que ce qu’on voit n’est pas vrai et on l’accepte comme réalité le temps du film, mais avec une distance à la fois consciente et inconsciente. C’est tout autant le cas en regardant ce film qu’en regardant M le Maudit.

Peut-être cette distance que vous avez voulu créer entre le réel et le spectateur vient-elle aussi du travail que vous avez fourni sur la bande-son ? Une bande-son faite de ruptures, parfois assez brusques, de décalages ou bien de silences. Quel sens avez-vous donné à ce travail sur le son ?

Bon, quand j’ai fait ce travail, je ne lui ai pas donné de sens précis. Ça s’est fait de manière assez intuitive, en réalité. Par des tests, des essais. Par touches successives. Il se trouve que le montage final s’est fait assez vite, après une longue période passée à chercher le film, c’est-à-dire à chercher comment l’histoire allait être racontée. J’avais tourné des plans et des séquences variés, avec différentes caméras, au cours de trois hivers. J’ai mis du temps à assembler les fragments et après avoir décidé d’écrire le texte dit en off, tout s’est fait rapidement. Le texte et l’ordre des séquences étaient là, tout le reste était une question de rythme, parfois il fallait qu’un son soit ajouté pour marquer le tempo, parfois il fallait du silence.

Concernant l’utilisation des bandes-sons ou des extraits de westerns, on a le sentiment qu’il y a comme un décalage. Entre le côté tonitruant de ce genre cinématographique qui a du souffle, de la puissance, qui plaît beaucoup à notre âme d’enfant, et l’aspect documentaire, réaliste, de certains plans captés dans la vie quotidienne de votre frère. Comment avez-vous pensé cette articulation ?

Dès le début, je songeais au western, sans y voir les oppositions avec l’histoire de mon frère, plutôt les similitudes. Ce ne sont pas tellement des films à grand spectacle, d’ailleurs. Si vous revoyez La Prisonnière du désert, en somme il n’y a que deux personnages et quelques décors, pas d’effets spéciaux. Anthony Mann a, je crois, réalisé trois films en deux ans, sans avoir des moyens aussi extraordinaires qu’on pourrait le croire. Alors oui, il y a de la musique d’orchestre et des poursuites impressionnantes, mais finalement je crois que beaucoup de westerns ont été réalisés de manière relativement modeste, avec des récits plutôt simples : deux hommes et une femme marchent dans le désert, croisent un quatrième personnage et puis il y a quelques dialogues et trois coups de feu, voilà tout. En tout cas, le rapprochement entre des films d’envergure comme My Darling Clementine et le récit des conditions de vie et de travail de mon frère était au fondement du film et a été mis en œuvre concrètement au montage, en tâchant de mettre en commun les images et les sons des uns et de l’autre.

Il y a un autre aspect que l’on a envie de mieux comprendre. On n’entend que très rarement la voix de Clément durant Saule Marceau, alors qu’il en est le personnage principal. Vous ne l’avez pas laissé s’exprimer en l’interviewant, par exemple. Il se trouve que l’effet engendré est très intéressant car cela lui donne un côté « cowboy solitaire » assez taciturne, mais était-ce pensé ainsi ou est-ce que là aussi, ça s’est fait comme ça ?

J’ai tourné des entretiens avec lui mais sa parole n’était pas très synthétique et nous avions du mal, dans la discussion, à évacuer des considérations personnelles qui n’avaient aucun intérêt pour le public. Par contre, ces enregistrements m’ont beaucoup servi, à moi, comme à lui : à inventer des scènes ou à raconter telle ou telle histoire reprise dans la voix-off. Tout ce que je dis dans le commentaire, ce sont des propos rapportés, essentiellement de Clément. Dans ce texte, j’ai décidé de prendre en charge entièrement le récit : toutes les histoires sont racontées de mon point de vue, c’est moi qui regarde, qui découvre, qui apprends, qui me souviens… et qui parle. Aussi, c’est vrai que cela fait de lui plus un homme d’action que de parole et cela me semble plutôt cohérent. On n’entend vraiment sa voix que dans la dernière séquence mais c’est un moment particulier et ce ne sont pas ses mots.

Il y a dans votre film une volonté de décrire les difficultés concrètes, très concrètes, que peut rencontrer un éleveur de bétail et un producteur de viande. Mais ça pourrait être le cas de n’importe quel agriculteur, finalement. On généralise, en tant que spectateur, le cas de votre frère. Le système sans fin des dettes, l’impossibilité de se reposer vraiment, l’histoire du fonctionnement des grands propriétaires terriens. Et tout cela vient là aussi en décalage, ou en contrepoint, avec ce que vous nommez au début « le rêve d’enfant » de Clément. Comme si vous aviez voulu raconter comment une réalité difficile peut venir perturber l’accomplissement d’un rêve de jeunesse ?

Il y a des spectateurs qui parlent de « mélancolie », de « désillusion » en voyant mon film. Là non plus, cet effet-là n’était pas tout à fait volontaire. Mon objectif n’était pas de produire cette impression, néanmoins je reconnais qu’on puisse la ressentir. Car c’est effectivement une des histoires que raconte le film : Clément a décidé très jeune qu’il élèverait des chevaux, qu’il vivrait à la campagne avec des animaux. Et aujourd’hui, en réalité, il y a des problèmes, des difficultés qui vont avec la réalisation de ses désirs. Cela raconte donc simplement l’écart entre ce qu’on imagine et ce qui a lieu. Surtout, il y a toujours une part d’imagination qui nous pousse à agir et des fictions germent partout, à tout moment, dans la réalité. Un film peut jouer avec ça, c’est une des grandes (et belles) forces du cinéma : un plan avec un geste ou un regard et une histoire affleure déjà.

Cette impression de désillusion provient aussi peut-être de vos détours explicatifs sur le passé. Le passé de votre ville d’enfance en banlieue et le passé du Limousin. Concernant la première, vous comparez, à l’aide de tableaux impressionnistes par exemple, ce qu’elle était avec ce qu’elle est devenue. Pour le Limousin, vous expliquez combien d’habitants la région a perdu entre hier et aujourd’hui. La façon dont vous relatez l’évolution de ces territoires pourrait laisser penser qu’ils sont en déclin, que quelque chose s’est perdu, que ça ne fonctionne plus bien dorénavant. D’où cette impression d’échec, de désenchantement, qui serait globale, et non plus liée à l’histoire de Clément.

Oui, il y a un certain nombre de dysfonctionnements qui surviennent aujourd’hui mais qui proviennent du passé et le film remonte jusqu’à l’arrivée du chemin de fer à Argenteuil (banlieue parisienne), au 19ème siècle, lors de la soi-disant « révolution » industrielle. Cette époque constitue selon moi un point de bascule, même s’il était préparé avant, puisque ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. Point de bascule qui a produit ce que sont aujourd’hui les campagnes mais aussi les villes et leur périphérie. Autour de 1900, une loi a décidé que les paysans ne seraient plus les producteurs de leurs semences, mais qu’il y aurait des semenciers, c’est-à-dire une spécialisation de certains agriculteurs et de certaines terres (principalement la Beauce) dans la fabrication exclusive des semences. Auparavant, chaque paysan faisait pousser son blé et récupérait les graines pour les semer la saison suivante. Ce sont des lois au tout début du 20ème siècle qui ont instauré ce système, avec de graves conséquences. Alors, oui, là par exemple, je pense que ça a déterminé le désastre actuel. Le film devait bien faire part de ce désastre, sans se concentrer sur la petite histoire de Clément. La plupart des problèmes majeurs qu’il rencontre devaient être mis en rapport une histoire plus vaste, qui le précède et le dépasse largement.

Et malgré tout, on ne ressent dans votre film ni nostalgie pour le passé, ni idéalisation de la campagne, ce qui est un  positionnement assez efficace. Toute autre chose : il y a une image récurrente, qui revient à trois ou quatre reprises, qui est celle de la grotte. De quoi est-t-elle le symbole ?

Je ne peux pas dire qu’elle soit un symbole car elle n’a pas cette prétention-là. Disons plutôt un petit mystère dans un film presque didactique, voire scolaire. Ce lieu est lié à l’histoire personnelle de mon frère et moi ; il nous est familier, mais il n’y a pas besoin d’en savoir davantage sur ce qu’il est en réalité car c’est justement une part d’intime non dévoilée. Ce qui m’intéresse dans ce lieu est son image. Une image que je trouve belle grâce à l’obscurité et qui me rappelle de nombreuses autres images : un rapport entre l’ombre et la lumière, ou entre le visible et l’invisible. La grotte peut aussi être le refuge des aventuriers ou des hors-la-loi… Encore une fois, ce sont des tas d’histoires qui sont contenues ou qui commencent dans une image, dans un plan.

Propos recueillis par Benjamin Genissel

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