Guy Debord disait que le monde du spectacle était une guerre de l’opium permanente, montrant à la fois, par le mot « guerre » qu’il y avait agression, par le mot « opium » qu’il y avait endormissement de la pensée et de la parole, et « permanente » désignant évidemment ce caractère continu qui fait que cette guerre paradoxale faite dans le sommeil de la pensée, est en même temps ininterrompue.

C’est dans cette courte évocation d’un grand désastre, qu’il nous faut convoquer les conditions de possibilités pour un sujet de construire une résistance, de se réapproprier sa liberté, de reconstituer sa dignité, de pratiquer la séparation, de retrouver le souffle dans lequel une parole et une pensée peuvent se déployer dans la patience et dans la décélération, dans la lenteur et dans la dilatation temporelle, sans lesquelles il n’y a plus de possibilité de temps. Le travail du cinématographe comme le nommait Bresson, consiste justement à préserver la puissance du spectateur et sa libre activité.

La question du montage vient se présenter dans le paysage de ce désastre-là, se poser d’une façon je dirais fondamentale. Le montage est familier aux philosophes et tout système philosophique n’est jamais que la construction, le montage d’un certain nombre de déterminations et de concepts que l’on met en place selon une composition à la fois hypothétique et cohérente. Qu’est-ce que c’est qu’un système philosophique sinon la production d’un enchaînement apaisant de termes et d’instances qui voudraient rendre compte d’un ordre du monde, sans pour autant se priver de la fécondité et des promesses de son désordre.

La pensée n’est que montage. Dans la mesure où la pensée est montage, évidemment elle renvoie du côté de la philosophie à des catégories que les philosophes nomment la causalité, par exemple, c’est ce qui dans le temps permet de lier, d’articuler la chaîne des causes et de leurs suites. On produit une explication du monde, une explication du discours sur le monde, un récit du monde, ou bien l’on se contente d’établir une méthode. Cela fait partie du montage, c’est-à-dire d’un art de l’ajustement des mots face au désajustement du monde et aussi un art du désajustement des mots intolérants au trop d’ajusement des choses.

Une deuxième façon qu’a la philosophie de penser le montage, c’est de penser le régime de la discontinuité. D’un côté vous avez la causalité, la continuité, la systématisation, dans ce qu’on appelle une représentation du monde, et la philosophie a toujours été travaillée par la question du chaos, du désordre, de la discontinuité, du scandale, dans la réflexion morale, disons le mal, ou la souffrance, qu’importe ; en tous les cas, la philosophie est affrontée du côté du réel à ce qui met à mal le désir d’organisation apaisée et apaisante de la représentation du monde. Donc un montage philosophique est lui-même habité, sans arrêt, fissuré. S’il n’est pas fissuré, il n’est plus philosophique à proprement parler, il devient dogmatique c’est-à-dire objet d’adhésion. Quand il devient nouage sans jeu, ce qu’on appelle un système, il promeut un ensemble clos, fermé sur lui-même, qui ne se laisse entamer par aucun désordre, qui absorbe la totalité et répond de sa solidité. Le montage hégélien permet ainsi d’absorber le désordre qui va être dialectisé, ce qui va permettre de boucler le discours dans une vaste vision de l’histoire toute entière.

Mais les choses ne vont pas si bien que ça. La philosophie est travaillée de part en part par les séismes du désordre. Il n’y a de grandes philosophies, y compris d’ailleurs celle de Hegel, que dans le montage d’un système anti-sismique tout à fait repérable ou dans la possibilité maintenue du séisme. La philosophie opère en juxtaposant, en rapprochant, en créant des proximités, des contiguïtés, des liens fragiles mais jamais des continuités. La pensée ne peut que bricoler, trafiquer, négocier, entre le désir souverain de produire une continuité apaisante et le désir ininterrompu de laisser la liberté dire son mot, de laisser le désir pointer son nez, de laisser la guerre le chaos et le désordre, donner quelque chance à l’imprévisible, à l’avenir et donc à la création. C’est la raison pour laquelle la philosophie quand elle s’intéresse à l’art est à la fois dans l’embarras et la réjouissance. Dans l’embarras parce qu’elle a du mal à clore son discours apaisant lorsqu’elle a à faire aux objets de la création, et en même temps dans la réjouissance lorsqu’elle se trouve en présence des raisons sismiques de ses propres déséquilibres.

Donc le montage philosophique n’est pas le moindre moyen ou le moindre des chemins pour aller vers le montage cinématographique.
C’est-à-dire pour voir, comment de plus près, se forment, se composent les conditions de possibilités d’une résistance au fameux paysage de désastre que je décrivais hâtivement tout à l’heure.

Pour la suite du monde – Pierre Perreault et Michel Brault (1982) – © ONF

Comment montrer, qu’est-ce que c’est que le montage ? Il est nécessairement une façon de traiter les images au moyen d’un dispositif technique, avec des appareils qui lui sont propres. Le cinéma aurait pu se satisfaire en n’étant qu’une technique d’enregistrement de la réalité perçue. On pourrait imaginer une histoire du cinéma qui ne serait qu’un plan séquence infini sur tout ce qui se passe dans le champ. Or, il en va dès le début tout autrement. Filmer c’est cadrer, c’est choisir, c’est couper et relier. C’est de la couture entre des éléments hétérogènes. La première proximité des éléments hétérogènes dans le cinéma c’est la succession des images qui dans une seconde donne la perception de la continuité. C’est-à-dire que, au fond, la perception du mouvement est soutenue déjà par l’hétérogène, par le discontinu. C’est dans cette texture discontinue que le travail du montage va placer ses gestes.

On peut commencer par poser la question des modes de résistance du montage, avant de parler du métier de monteur. Il s’agit des modes de résistance du montage au phénomène de la brutalité commerciale des flux dont je vous parlais au début, par la prise de conscience de ce qui dans le montage concerne non pas la continuité signifiante du film mais la temporalité perceptive du corps à qui il s’adresse. Autrement dit je voudrais faire entendre ceci : l’objet du montage est sans doute le film, mais le sujet du montage c’est le spectateur.

A partir du moment où l’on monte, où l’on montre, et où l’on monte ce que l’on va montrer, on prend en charge, non pas nécessairement un cahier des charges qui impose des rythmes de diffusion programmés, mais on peut prendre en charge un rythme de réception, un tempo respiratoire, une patience. Autrement dit la question du temps dans le montage consiste à prendre le temps de montrer pour donner le temps de voir, c’est donner du temps. Quelle place est donnée au spectateur en tant qu’il est celui qui en dernière instance est d’une autre façon le monteur du film. Le montage met en place les conditions de possibilités pour le spectateur de devenir l’opérateur qui va monter le sens du film. La question des proximités, des rapprochements, des séparations devrait être telle que le spectateur sera en mesure de construire sa mémoire du film et la liberté de cette mémoire. Le montage peut donc mettre en œuvre des multiplicités de rythmes, de tempos. Il peut mettre le spectateur à l’épreuve d’une extrême lenteur et à d’autres moments à des ellipses, des syncopes qui conduisent le regard à composer et à se réapproprier les temporalités d’une narration suivie ou d’une narration discontinue. Et cela d’autant plus que le cinéma aujourd’hui résiste aux flux narratifs des industries audiovisuelles en brisant les conventions de la continuité narrative. Le film se déroule dans une durée réelle qui n’est pas astreinte au respect de cette durée elle-même. La discontinuité d’un rythme, d’un tempo, musical, est une convocation de la pensée du spectateur. Le montage est une activité de composition au sens musical, qui va donner la mesure, la tonalité de la frappe qui organisera les possibilités d’une réception ouverte. Pour que le spectateur soit dans une écoute active de ce tempo, il faut que le montage se maintienne dans une juste et subtile indétermination. Il ne faut pas que le tout du sens soit joué. Autrement dit, le montage est une opération de mise en activité du regard auquel on s’adresse. Il s’agit de mettre en activité un regard qui reste mobile, non assigné à résidence et disposant de sa pleine capacité de penser, de juger. Le métier de monteur se trouve donc dans la situation d’une profession politique puisqu’il s’agit bien de proposer au spectateur les conditions de son émancipation, de lui permettre d’en disposer librement.

Marie-José Mondzain

A suivre…

Les précisions du Blog documentaire

1. Marie-José Mondzain est philosophe, directrice de recherches au CNRS. Spécialiste de l’image, elle s’est notamment intéressée à l’iconoclasme depuis la culture byzantine, à la nature du regard ou encore à la violence des représentations. Elle a notamment publié L’image peut-elle tuer ? (Bayard, 2002), Le commerce des regards (Seuil, 2003) et Homo Spectator (Bayard, 2007).

2. Son dernier ouvrage, Qu’est-ce que tu vois ? (Gallimard), est un dialogue imaginaire contruit à partir d’entretiens bien réels réalisés avec des élèves d’écoles primaires. La philosophe et les enfants y questionnent ce qu’ils perçoivent des images du monde (publicités, journaux télévisées, dessins animés… etc.).

3. Ce sont les Monteurs Associés qui ont demandé à Marie-José Mondzain, d’apporter son éclairage de philosophe sur la question du temps dans le montage. Le texte ci-dessus, reproduit avec l’aimable autorisation des Monteurs Associés et de son auteure, est issu d’une conférence que Marie-José Mondzain a donnée le 21 mai 2008 pour Les Monteurs Associés, salle Jean Renoir à La Fémis (Paris).

4. Cliquez par ici pour lire la première partie de Temps et montage.

5. Et cliquez par là pour retrouver la troisième partie de Temps et montage.

6. Quant à la quatrième partie, elle est à découvrir de ce côté.

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