Aimé a 90 ans et un rêve : faire un grand voyage. Visiter le Maroc, par exemple. Sa femme, Alice, préfère s’imaginer chez elle dans un confortable fauteuil. L’un ébauche des itinéraires en quête d’aventures ; l’autre songe à trouver le siège idéal pour écouter sa musique préférée. Deux façons de voyager en somme, qui vont se répondre harmonieusement tout au long de ce film que le petit-fils se propose de réaliser dans un élan d’amour perceptible d’un bout à l’autre du documentaire. Puisque sa grand-mère ne veut pas l’entendre, lui se propose de concrétiser le mot qu’il imagine s’agiter au fond de l’esprit de son grand-père : partir.

Les pérégrinations de Georgi Lazarevski et d’Aimé sur le sol marocain sont donc la trame du film. Des premiers kilomètres en voiture jusqu’aux marches dans le désert, les plans égrènent pas petites touches le destin du grand-père. Jadis musicien, il déplore la vente de son violon ainsi que le fait de n’avoir jamais joué seul. S’il a aujourd’hui perdu quelque peu de son oreille (surdité propice à de savoureuses situations), il observe avec une extrême minutie ce qui l’entoure comme l’aurait fait le gardien de phare qu’il n’est jamais devenu.

Délicatement, Aimé distille çà et là quelques choses qu’il a retenues de ses expériences et recouvre l’appétit (de vivre) au contact des Marocains touchés par sa vitalité d’esprit. « Partir », « oser », « ordonné », « soliste », « paradis »… Les chapitres écrits par le petit-fils se succèdent pour dépeindre le portrait d’un homme au crépuscule de son existence qui se redécouvre et s’accomplit dans le cadre marocain que lui offre son petit-fils. « Si je croyais au paradis, dit-il, j’aimerais que ce soit une palmeraie« .

Aimé confie également ne pas tellement avoir envie de parler d’amour. Lorsque les mots faillissent, le documentaire convoque des photos d’archives accompagnées de musique pour s’y substituer. La grand-mère qui trône seule sur son fauteuil au centre de l’image les commente. C’est sa manière d’agir sur le film et de le densifier en réinterprétant ainsi ces mélodies audiovisuelles (elle écoute par ailleurs Bach ou Mendelssohn en direct) : « C’est l’élan, la spontanéité, la sûreté de soi, la jeunesse… Conquérir le monde, c’est ça le début du concerto. (…) Il est prêt à conquérir le monde ce type-là !« . Le plan suivant est une photo du grand-père qui surplombe l’océan depuis le pont du bateau qui le mène au Maroc.

La grand-mère incarne ce subtil contre-point musical à l’aventure marocaine de son mari avec une délicieuse ambigüité qui fonde l’originalité du récit. Si Alice parle du concerto, la composition, intelligente, fait raisonner son discours sur le parcours du grand-père. Après que Georgi a photographié Aimé en contre-jour du soleil levant dans le désert, la grand-mère semble encore parler de musique : « C’est un jeune homme qui voit toute la beauté que la vie pourrait avoir et la vie n’a pas été forcément belle pour lui, mais il sait dans son cœur ce que cela pourrait être« .

Émaillé de photos (d’archives ou de voyage), Voyage en sol majeur porte aussi l’empreinte d’une volonté de laisser une trace. Soucieux que l’on conserve de lui une « vraie image », le grand-père explique que son idéal serait de « laisser quelque chose de valeur, (…) quitter cette terre et y déposer quelque chose« . Ce film est finalement peut-être une sorte de testament heureux, celui d’un homme qui accomplit  son (dernier ?) désir et qui va pouvoir poursuivre son chemin, serein.

Le regard que le réalisateur pose avec finesse sur ces grands-parents au travers de ces allers et retours entre la France et le Maroc porte ce documentaire dont la poésie nous emporte. Par exemple, quand le grand-père déguste la luxuriante végétation d’une oasis, la grand-mère allongée sur son lit confie se sentir comme une feuille morte accrochée à un arbre qui ne tombe pas…

La richesse de ce documentaire procède enfin – et peut-être surtout – de sa matière sonore. Ré, ré, si, si, ré sol : l’accord parfait en sol majeur, et l’acouphène que le grand-père n’a eu de cesse de percevoir tout au long de son voyage…

Mariana Otero écrira pour l’ACID : « Au départ, je n’avais pas envie d’accompagner le réalisateur et son grand-père au Maroc, j’avais envie de faire comme la grand-mère, rester dans un fauteuil à écouter de la musique : je me disais bien qu’il avait l’air sympathique ce grand-père, mais qu’est ce qui pourrait bien surgir de ce voyage ?
Et puis, finalement, très vite, j’ai compris que le film allait nous raconter autre chose. Bien sûr, on allait traverser la Méditerranée, le désert et les oasis, mais une autre histoire en même temps allait nous être contée. Et c’est à ce moment-là que le plaisir a commencé à poindre, un des plus grands plaisirs que nous offre le cinéma : quand en nous racontant une histoire toute simple, un film nous emmène aux confins de ce qui nous habite intimement, de ce qui est indicible et pourtant toujours là, en chacun de nous, propre à la condition humaine.
Ce film, peu à peu, avec une écriture d’une grande liberté (il a été produit en toute indépendance, sans télévision, et au départ même, sans producteur) nous invite à un voyage intérieur, à un voyage initiatique vers la fin de la vie, à une réflexion sur la vieillesse et la mort tout à fait inédite« .

Cédric Mal

Les précisions du  blog documentaire

1. Cet article a initialement été publié dans la revue Images Documentaires, numéros 57/58, 2e trimestre 2006.

2. Voyage en sol majeur est diffusé à Paris dans le cadre du festival « Expériences documentaires » organisé par Francedoc. Vous pourrez voir le film le jeudi 6 mai à 12h à l’université Paris 8  à et le dimanche 8 mai à 16h au cinéma La Clef (Paris).

Le film est également disponible en VOD sur le site d’Arte.

3. Voyage en sol majeur a obtenu le prix des jeunes et le prix Marcorelles au festival Cinéma du Réel 2006. Le film a eu une longue carrière en festivals et a été diffusé dans une trentaine de pays.

Vous retrouverez un entretien avec son réalisateur sur Dailymotion, et un autre sur le site du ministère des Affaires étrangères.

Georgi Lazarevski

4. Georgi Lazarevski est né en 1968. D’origine belgo-macédonienne, il a étudié à l’Ecole Louis Lumière avant de poursuivre une carrière de photographe indépendant, notamment pour Amnesty International. Il a rejoint la maison de photographes Signatures dès sa création en 2007.
Georgi Lazarevski a été, avec Catherine Pujol et Pierre Milon, l’un des directeurs de la photographie du film Entre les murs de Laurent Cantet (palme d’Or à Cannes).

Il a également réalisé Le Jardin de Jad en 2007 (prod. Arturo Mio), une très belle incursion dans une maison de retraite sise au pied du mur de séparation à Jérusalem.

Jad, au pied du mur, non loin de son jardin

5. Fiche technique « Voyage en sol majeur »
Réalisation, Scénario, Image et Son : Georgi Lazarevski.
Montage : Catherine Gouze, Jean Coudsi.
Musique : Bach, Mendelsshon, Dvrorak.
Production, distribution : Quark productions, 2005.
Vidéo, couleurs, 54 min.

4 Comments

  1. Pingback: ARLETTE, LEON, MARCELLE ET LES AUTRES | Le cinédoc

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  3. Aimé a quatre-vingt-onze ans et s’est enfin décidé à entreprendre le grand voyage au Maroc qu’il projette depuis quarante ans. Son petit-fils, réalisateur et photographe, l’accompagne.

    Un voyage tendre et amer, plein de bonheurs fugitifs, de regrets et d’occasions gâchées. Comme la vie.

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