Nouvel article issu du partenariat entre Le Blog documentaire et le Master 2 Pro DEMC, qui unissent leurs forces chaque année à l’occasion du FIPA. Les étudiants sont chargés d’écrire un article sur le festival, sous la forme et le sujet de leur choix, et nous publions les meilleurs d’entre eux. Place ici au regard de Théo Michel-Bechet sur « Au nom de l’ordre et de la morale », un film réalisé par Bruno Joucla, Grand Prix du FIGRA, qui sera diffusé sur France 3 ce lundi 16 mai à 22h25. [Replay disponible pendant 7 jour ici]

unnamed (3)La Suisse, le pays où il fait bon vivre, où l’herbe est d’un vert intense et l’argent coule à flot. Depuis toujours dirait-on, la Suisse apparaît comme le lieu de la neutralité, de l’absence de conflits et de la paix sociale. Le film de Bruno Joucla et Romain Rosso nous montre que cette façade masque des périodes sombres dans l’histoire mal connue du pays.

Une génération entière de Suisses plaide aujourd’hui pour la réparation et le droit à la mémoire. Ils sont des milliers à avoir subi une politique agressive durant des décennies et jusque dans les années 1980. L’histoire se présente d’abord comme un roman de science-fiction. Les Suisses vivaient alors dans un monde où, dans les esprits, les dérives sociales ne pouvaient pas exister. Dans ce monde illusoire pourtant, les enfants étaient mis dans des couvents, enlevés à leurs parents jugés immoraux ou incapables de les éduquer correctement. Les curés-violeurs et les nonnes-tortionnaires ne se limitaient pas au stade de cliché. Les femmes qui tombaient enceintes sans être mariées étaient jetées en prison, on leur enlevait leur enfant puis on leur imposait une ligature des trompes sans autre forme de procès. Dans cet endroit présenté à la face du monde comme le modèle de l’ordre social, il ne fallait pas que la maladie de l’immoralité se propage. L’illusion d’un monde social parfait était le bien le mieux gardé du pays.

Le décor, lui, est splendide. Des séquences en voiture aux images fixes de paysages envoûtants en passant par les longs couloirs d’archives filmés en travelling, tout n’est que luxe, calme et volupté. Le film s’écoule ainsi ; la caméra suit lentement le rythme de la voiture, et l’image se meut tranquillement lors des entretiens, comme pour bercer le spectateur. Les archives elles-mêmes sont merveilleusement restituées. Mais je reste tout d’abord sceptique : à quoi bon toute cette démonstration de performance technique pour montrer et dénoncer un épisode aussi crasseux de l’histoire de la Suisse ? Afin de convaincre un public, le documentaire doit-il aujourd’hui se mettre à la pointe de la technologie ?

Ma première réaction en tant que spectateur est donc le rejet d’une présentation trop propre, trop parfaite. Mais je finis par admettre l’intention du réalisateur : une forme documentaire qui fonctionne comme une allégorie de l’ordre et de la morale du pays. La dureté du propos et l’invraisemblance des mots prononcés par les personnages suffisent à nous faire comprendre qu’il y a quelque chose de pourri dans l’Etat suisse.

La voix des personnages ne s’élève presque jamais. Alors qu’un homme raconte comment il travaillait de force dans une ferme lorsqu’il était enfant, son ton est doux et sa rancœur reste au fond de sa gorge. On comprend que c’est à demi-mot qu’arrivent aujourd’hui ces paroles, et qu’il a fallu un long processus pour que, trente années après, la Suisse entame un travail de mémoire. Car le film raconte bien la responsabilité de l’ensemble des Suisses face à cette politique. Tous savaient ce qu’il se passait et participaient au contrôle social dans une bonne conscience collective. L’affiche du film décrit à elle-seule cette ambiance : malgré la beauté des apparences, la forêt regarde d’un oeil moqueur les quelques arbres esseulés. Dans un pays où il a fallu maintenir le silence et les apparences pendant des années, il est difficile de se mettre à parler ouvertement.

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Les images froides et leur douce lenteur posent aussi le ton du film. On se croirait parfois dans un polar, ou alors dans la série américaine Cold Case où des policiers bornés fouillent dans des affaires classées depuis des années et dont personne ne veut plus entendre parler. Mais c’est la construction de la narration, à travers trois personnages principaux, qui donne toute sa vigueur au documentaire. Ses parents s’étant séparés, Willy Uldry a été placé dès l’âge de deux ans, d’abord dans un orphelinat religieux puis au travail de force dans une ferme. Ursula Biondi est emprisonnée à l’âge de dix-sept ans, alors enceinte d’un enfant de cinq mois, conçu hors mariage. Bernadette Gächter est une fille adoptive d’une famille bien-pensante. Alors qu’elle-même a été arrachée à sa mère biologique puisque celle-ci avait été jugée inadaptée, Bernadette va finir par faire ce que l’on craignait d’elle : elle tombe enceinte hors mariage, est contrainte d’avorter et stérilisée de force en 1972, à l’âge de dix-huit ans. Les histoires de chacun de ces personnages se succèdent une à une, entrecoupées de paroles d’historiens ou de spécialistes, et finissent par former un tout. A travers le récit de ces trois destins, l’enjeu de ces années de répression apparaissent peu à peu au spectateur. C’est là la force du film : choisir la voix de quelques-uns pour parler d’un épisode entier de la politique intérieure de la Suisse. Mais c’est aussi là où il pèche, par manque de confiance en ce principe : le réalisateur a malgré tout choisi de donner la parole à un historien puis à un psychiatre qui, par leurs titres honorifiques, semblent valider par l’analyse les propos de ceux qui ont vécu subjectivement le drame. Comme si cette histoire de la Suisse était si invraisemblable et si largement méconnue qu’il fallait qu’il y ait une parole objective qui puisse rassurer le spectateur sur la véracité de ce qu’il voit et entend.

Pourtant, pour rassurer le spectateur, il y a déjà la voix-off, mais surtout les archives. Celles-ci ont un rôle central dans le film, faisant le pont entre le présent et le passé. Voir ce beau raccord où Ursula retourne aujourd’hui dans la cellule de ses dix-sept ans : au moment où elle pénètre dans les lieux, c’est une femme en noir et blanc qui est désormais dans la chambre. Le récit au présent et les archives se mélangent au point qu’au final, on ne sait plus très bien ce qui nous a été montré ou simplement évoqué. Ces archives intégrées au film permettent d’activer l’imaginaire du spectateur, mais elles sont aussi un moyen d’aménager un espace de parole pour les personnages. On voit ainsi Willy et son grand frère découvrir pour la première fois des photos de leur passage dans l’orphelinat. Alors qu’ils observent ces images plus de soixante ans plus tard, leur souvenir est toujours clair et vivace. Et on entend enfin le grand frère se mettre en colère au souvenir de l’injustice subie. Et l’on en avait besoin. Ce seul témoignage suffit à comprendre et à ressentir l’injustice et la pression d’un pays qui veut à tout prix contenir son image.

Alors qu’avance le récit, on découvre une société qui cherche par tous les moyens à sauver ses apparences, qui a une croyance tenace dans l’hérédité des comportements sociaux (et donc dans l’eugénisme), et dont la gangrène d’un désordre social est sa plus grande peur. Quel plus beau sujet de cinéma qu’un pays qui cherche à maintenir et à préserver son image ? Bruno Joucla en a tiré parti en reproduisant cinématographiquement le schéma Suisse : il faut avant tout sauver les apparences, et pour le reste l’histoire jugera.

Ce n’est peut-être pas un hasard si un tel film sort aujourd’hui en France. Il est avant tout là pour effectuer un travail de mémoire et mettre à jour certaines pensées trop façonnées sur ce pays. Mais il rappelle aussi qu’il est facile de se sentir bien-pensant dans un pays protégé et d’ignorer les problèmes sociaux qui le concernent. Ceux-ci sont toujours en évolution, et les méthodes de traitement de l’exclusion sociale d’hier ne sont pas si éloignées de celles d’aujourd’hui. Le film évoque notamment la dangerosité d’un repli identitaire sur soi et les conséquences sociales qui en découlent. On apprend par exemple qu’Ursula Biondi est fille d’une famille italienne pour qui l’intégration a été une réelle épreuve du fait des contrôles stricts qu’elle subissait afin d’être considérée apte à être Suisse : contrôle aléatoire de l’hygiène de la famille, de sa connaissance de l’histoire suisse ou des recettes traditionnelles. Cette question du « bon Suisse » n’a-t-elle pas une résonnance dans la France d’aujourd’hui ? On dit souvent que l’Histoire existe afin que les erreurs du passé ne soient pas renouvelées. Peut-être qu’au fond ce documentaire est là pour nous le rappeler.

Théo Michel-Bechet

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