Première partie de l’entretien qu’a accordé Hugues Sweeney au Blog documentaire. Et il y a une forme de vertige à parler avec lui car, Skype oblige, seule la voix passe… mais la force du discours traverse l’Atlantique sans difficulté, même sans image ni rencontre réelle.

En charge du studio des productions interactives à l’ONF, Hugues Sweeney (aka @hugues_sweeney) réunit la double qualité – rare – d’homme d’action (le rythme et la qualité des productions de l’ONF sont encore sans égal) et de penseur du web. Avec lui, Internet promet un bouleversement des codes, des modes de production et une approche à la fois « hippy » (selon ses termes) et très exigeante de l’utilisation des nouveaux outils.

Première partie de cet entretien donc, avec la genèse du projet « Ici, chez soi » et quelques scoops sur les prochaines coproductions avec France Télévisions et ARTE…

Le Blog documentaire : Quel est le point de départ du documentaire interactif  « Ici chez soi » ? S’agit-il d’une demande institutionnelle à laquelle l’ONF a répondu ? Ou d’une proposition de votre part ?

Hugues Sweeney : La Commission de la santé du Canada a démarré l’an dernier une étude intitulée « Chez soi », qui vise à donner un toit à 2.000 personnes vivant jusqu’ici dans la rue. Le travail de la Commission, c’est de les suivre pendant 3 ans. L’ONF a décidé de suivre et de travailler en collaboration sur ce projet. La problématique de la santé mentale n’est pas spécifiquement liée au Canada, mais plus largement à toutes les sociétés. On estime qu’une une personne sur quatre environ sera touchée par une maladie mentale au cours de sa vie, que ce soit un burn-out, une dépression, une insomnie chronique, jusqu’à des formes plus graves comme la schizophrénie. Beaucoup de thèmes, de questionnements apparaissent autour de cette question-là. Nous voulions travailler sur le sujet car l’approche retenue bouleverse les paradigmes actuels et « challenge » idéologiquement le débat politique, autant à droite qu’à gauche.

Comment travaille la Commission de la santé ? Quelle est la philosophie qui sous-tend le projet ?

La Commission de la santé mentale du Canada a décidé de tenter une approche universelle du problème, jamais vue auparavant. C’est une approche concertée et politique. A l’ONF, nous sommes dans une position d’accompagnateur par rapport à la Commission. Celle-ci va collecter énormément de données sur le sujet pendant ces trois années. Son objectif, c’est de répondre à cette question : est-ce que cela coûte moins cher de donner un toit et des services aux bénéficiaires que de ne pas le faire ? Toute la question est là. Pour cela, elle réalise un suivi hebdomadaire des bénéficiaires, suit l’évolution de leur vie une fois qu’ils sont relogés. Tous les trois mois, de longs entretiens sont réalisés et enregistrés. Il y a aussi un suivi médical régulier. La base de données est donc énorme. Le but est de corriger l’approche en fonction des données et parvenir à une réponse à la fin de la recherche. Réponse qui sera déposée au gouvernement. On ne connaîtra donc pas la conclusion de l’étude avant 2013 au moins.

Le sujet de la santé mentale est-il bien connu des Canadiens ?

Non, c’est un sujet relativement tabou autour duquel circulent énormément de préjugés. Beaucoup pensent qu’on se retrouve avec une maladie mentale par le fait d’une vie itinérante ou de l’alcool. C’est pourtant exactement le contraire : on devient itinérant ou alcoolique à cause d’une fragilité mentale ou psychique. Dans le milieu du travail par exemple, le burn-out est très mal perçu. Ça génère immédiatement des discours comme : « il n’est pas capable de gérer la pression », « il a un job trop important pour lui ». C’est un problème mal vu dans la société, alors qu’on sait qu’il y a des causes physiques qui peuvent être soignées avec des traitements médicaux. Un patient victime d’un mal physique est aujourd’hui mieux accompagné que celui qui souffre d’un mal psychologique. Notre objectif avec le documentaire, c’est de briser des silences.

Que cherchez-vous à provoquer en voulant ainsi « briser les silences » ?

Le but principal, c’est d’initier des conversations à l’extérieur des plateformes, et voir ce qu’elles suscitent. Nous sommes vecteurs d’une réflexion sociale et politique : comment nous allons pouvoir, avec les médias, les radios, agir comme catalyseurs de conversation autour du sujet ? L’enjeu est tellement complexe et notre approche si particulière qu’il faut se donner le temps de réfléchir et de développer la réflexion. On travaille par exemple beaucoup la façon dont on éditorialise le blog qui suit les personnages. Si la thématique abordée avec un des personnages, c’est le travail, nous allons tenter de susciter une réflexion plus large sur le sujet. Nous relayons l’information par les réseaux sociaux mais aussi en direct (téléphone, email) avec des professionnels qui ont un intérêt immédiat avec ce sujet, avec cette cause. Dans chacune des villes, des événements, des tables rondes sont organisés. On ne se substitue pas au travail de la commission, mais on se demande comment le travail des médias peut stimuler la conversation. En octobre aura lieu une deuxième semaine de sensibilisation à la santé mentale : ce sera l’occasion de relancer le projet à la Une.

Quels sont les premiers retours dont vous disposez ?

Les productions interactives obtiennent une belle audience sur le site de l’ONF : 50 % du trafic global du site est généré par ces programmes. Sur ce projet, nous avons bénéficié d’une très large couverture média au moment du lancement, que nous avions placé après la première semaine de mai (semaine de sensibilisation à la santé mentale au Canada). L’originalité de l’approche a séduit et capté l’attention : le fait d’utiliser le web évolutif, et non la télévision, pour une thématique aussi évidente, a suscité la curiosité. Nous avions déjà réalisé à l’ONF un projet sur le suicide, qui avait très bien fonctionné, et qui avait participé à sa déstigmatisation.

Avec « Ici, chez soi », nous sommes, comme dans n’importe quelle démarche documentaire, dans un processus à long terme. Il ne s’agit pas d’aboutir à des résultats tangibles, factuels, mais à faire évoluer les mentalités, ce qui prend inévitablement beaucoup plus de temps…

Les réactions de l’audience sont principalement spécifiques, descriptives : on nous parle de telle personne qui vit dans telle situation. Pour le reste, on a des retours positifs et des recommandations d’internautes (des « Waouh, allez voir ce projet très singulier ! ») qui sont surpris de voir un projet avec une telle forme pour aborder ce sujet.

Image extraite du film « Évincée » – © Manfred Becker

Comment est constituée l’équipe qui travaille sur « Ici, chez soi » ?

Nous avons mobilisé des équipes dans cinq studios du Canada (Moncton, Vancouver, Winnipeg, Toronto, Montréal), avec un producteur et un réalisateur dans chaque ville. Ils s’assurent de faire le lien avec la Commission, de trouver les personnages, de réaliser les portraits… A Montréal, dans le studio des productions interactives que je dirige, trois personnes (un producteur et deux rédacteurs) travaillent dessus à plein temps. La particularité, bien sûr, de ce projet, c’est qu’il y a un gros travail d’entretien et de mise à jour pendant un an.

Quel est le budget global du projet ?

En tout, le projet est financé à hauteur d’un million de dollars, soit environ 720.000 euros. C’est certes plus conséquent que bien des projets sur lesquels on travaille, mais ce n’est pas non plus énorme par rapport à l’investissement sur la durée et le nombre de personnes mobilisées à l’année sur la mise à jour.

Deux mots pour terminer sur les projets à venir, notamment en coproduction avec les diffuseurs français, France Télévisions et Arte… France Télévisions pour commencer…

Nous avons signé un protocole avec France Télévisions pour deux coproductions. La première est en développement. Tout ce que je peux dire à ce stade, c’est qu’on réfléchit sur l’idée du temps mort. Le projet est né d’une envie de réhabiliter l’ennui. Le point de départ, c’est trois jours pendant lesquels nous nous sommes enfermés avec les équipes de France Télévisions, trois jours pendant lesquels nous avons lancé des idées sur un mur. Les choses se sont cristallisées autour de ce sujet, qu’on avait envie de faire avancer ensemble parce qu’il y a une vraie force à travailler de concert, économiquement bien sûr, mais aussi pour cumuler nos audiences. Cette façon de faire, nous l’avions déjà vécue avec ARTE : nous nous étions dits au tout début que nous pourrions nous vendre mutuellement des licences pour garnir nos portfolios d’œuvres. Et puis, la question est devenue : qu’est ce qu’on a intérêt à faire ensemble, du point de l’innovation et de l’originalité de l’approche, que l’on ne pourrait pas faire tout seul ?

Et justement, un mot sur la deuxième coproduction avec ARTE ?

Le deuxième projet avec ARTE se développe avec Antoine Viviani [qui a réalisé le brillant In Situ, chroniqué ici, NDLR]. On avance sur la notion d’identité numérique. Une citation d’Eric Schmidt qui travaille chez Google nous a orientés. En 2009 dans le Washington Post, il avait déclaré : « bientôt, la seule façon de se départir de notre identité virtuelle, ce sera de se départir de notre identité réelle ». Quand tu te mets à y penser, c’est assez effrayant mais aussi assez probable. Il s’agit dès lors de raconter quelque chose sur une dynamique qui s’est complètement inversée. Les questions que pose l’identité numérique sont nombreuses : comment on se perçoit, comment les autres nous perçoivent, comment nous nous construisons ? Qui est-on ? Est-ce qu’on pense être ce qu’on est réellement, ou ce que les autres pensent que l’on est ? Ou les deux ?

Ca devient assez fou – ou du moins, philosophique – comme problématique !…

On voulait travailler sur cette question. On avait déjà travaillé sur l’identité numérique de manière très anthropologique avec Ma tribu c’est ma vie, par le biais de la musique et à travers les réseaux sociaux. Ce projet avec ARTE ne sera pas le dernier projet que nous produirons sur ce sujet. De toute façon, nous n’abordons pas le sujet avec l’idée d’arriver à une conclusion lapidaire, du genre « Facebook vole les identités des gens » ou « Les jeunes ne se parlent plus à cause de Facebook »… L’idée, c’est d’aller plus loin, de se sortir de ça, de rester dans une logique ouverte.

Comment se passe le travail avec Antoine Viviani ?

C’est très intéressant car il s’est vraiment approprié le sujet. C’est au départ un projet de producteurs, une idée développée par ARTE et nous. Mais il y a toujours un intérêt très fort à ce que les créatifs s’approprient la thématique. On arrive à un point de bascule où le projet que nous avons lancé devient leur projet, et ils les font évoluer.

Propos recueillis par Nicolas Bole

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