Webreportage, webdocumentaire :
existe-t-il une réelle différence ?

 Le Blog Documentaire se pose parfois des questions théoriques un peu pointues, comme celle-ci : y a-t-il un sens à dissocier webreportage et webdocumentaire, comme nous le faisons entre le reportage et le documentaire, ou le terme importe-t-il peu ?

Nous avons donc provoqué une rencontre avec une des pionnières du webreportage en France, Laetitia Moreau, qui avait réalisé en 2009, Le Challenge, produit par Honkyktonk et diffusé par Canal Plus. L’occasion était belle de revenir sur ce projet qui fait déjà figure de précurseur flahertien (c’est vrai, c’est un tantinet exagéré, mais tout de même !) de l’utilisation du web pour la réalisation audiovisuelle.

Le Challenge est une enquête interactive réalisée en 2008 et 2009 par Laetitia Moreau en Equateur. Là-bas, se joue le sort d’une partie de la biodiversité mondiale, puisque la réserve naturelle Yasuni est menacée par l’exploitation du pétrole qui ruine la flore et menace la faune.

En marge d’un documentaire pour la télévision, « Une idée simple et révolutionnaire« , Laetitia Moreau a réalisé cette enquête sur le scandale Texaco en Equateur. La forme retenue est maline, et donne la main à l’internaute quant au choix de sa navigation dans l’interface. Chaque séquence se termine par une alternative proposant deux choix de poursuite différente dans le programme. Pas de voix-off ni de récit journalistique embarqué : même si le programme s’appuie sur un aspect « jeu dont vous êtes le héros », il laisse paradoxalement un espace de liberté dans le récit. Les photos de la réserve Yasuni et les intermèdes entre les séquences sont comme des respirations, qui laissent au webspectateur le soin de se forger son propre rythme d’appropriation de l’enquête.

Le Blog Documentaire : Racontez-nous l’origine de ce projet de « webreportage »…

Laetitia Moreau : Je vivais en Argentine en 2009 et je tournais un documentaire en Equateur sur les conséquences de l’exploitation du pétrole sur la biodiversité, Une idée simple et révolutionnaire. Mon producteur m’a appelé à Buenos Aires et s’est mis à me parler de manière enflammée de cross-média ! Je ne savais pas trop ce que ça recouvrait, mais quand il m’a demandé si j’avais une idée, j’ai tout de suite pensé à un reportage sur le scandale Texaco. C’était mon terrain d’enquête, et je trouvais que ça constituait un sujet très complémentaire à mon documentaire sur la non-exploitation du pétrole.

L’idée était donc dès le départ de réaliser un projet pour le web. Sauf qu’on était en 2009 et qu’à l’époque, tout cela était tellement nouveau, que le logiciel avec lequel on a réalisé Le Challenge a été créé en même temps que je réalisais l’enquête ! Les contraintes techniques étaient donc énormes. J’ai travaillé avec Honkytonk  et mon producteur, qui avait été impressionné par les premiers webdocumentaires de Samuel Bollendorff, a obtenu un accord de diffusion de Canal Plus.

Parlez-nous de la réalisation du Challenge et notamment de la possibilité qui est donnée à l’internaute de « piloter » lui-même l’enquête.

Je suis avant tout une journaliste d’enquête et de terrain, et je n’ai pas été convaincue, au départ, par l’aspect « enquête dont vous êtes le héros » qui consiste à faire naviguer l’internaute. Ce n’est pas vraiment ma culture de départ. Mais je me suis prise au jeu, et je me suis mise à la scénarisaton, j’ai même trouvé des rebondissements pour que l’enquête avance !

Je me suis quand même davantage intéressée à l’enquête de terrain. De ce point de vue, il y avait une valeur ajoutée dans Le Challenge : on y présente des documents, notamment sur Repsol, qu’on ne trouve que dans le webdocumentaire. On y voit aussi des personnes qui ne sont pas dans le documentaire réalisé pour Canal Plus. Nous étions deux à réaliser l’enquête en Equateur : Rémi Raveland, chef opérateur et photographe, et moi.

Le projet s’est fait très vite : en quatre mois et pour seulement 40 000 euros. Je trouve que, par rapport au temps et au budget dont on a disposé, on s’en sort plutôt bien.

 On s’arrête un instant dans l’interview pour tenter d’apporter un élément théorique à cette question : y a-t-il véritablement un intérêt à dissocier webreportage ou webdocumentaire ?

Au visionnage de l’enquête de Laetitia Moreau, on s’aperçoit d’une chose : que le terme « enquête », dans le langage télévisuel, induit presque naturellement l’idée d’une omniprésence de la caméra et du récit, d’une voix-off qui nous narre les moindres faits et gestes des protagonistes. En dehors de la preuve par l’image et du didactisme, point de salut. L’enquête télévisuelle est toujours « au cœur de », « une plongée dans » : elle est trop rarement l’objet d’un investissement plus sensoriel, moins informatif, qui laisserait davantage la place à une divagation, ou à des errements…

On avait connu cela dans une veine plus documentaire, mais qui empruntait des codes au journalisme dans l’enquête : Prison Valley laissait avec les diaporamas photos ou le « gaming » de l’interface un espace vide, un champ qui n’était pas stricto sensu rempli par la prégnance de l’enquête, du démonstratif. On avait par moments accès à une forme plus détournée, plus sensible dans la manière d’informer : il y avait un peu d’un grand mix, entre l’introspection qui nous envahit au moment d’une expo photo ou la sensation immersive d’être réellement dans la chambre d’hôtel.

Le Challenge semble procéder, à certains endroits, des mêmes intentions. Des photos de la réserve Yasuni, des moments à la frontière de la déambulation presque sans objet… Un sacrilège du reportage télévisuel qu’on ressent ici, par bribes. Et si finalement, c’est le web lui-même, la plasticité de cet outil protéiforme qui lui donnait, à condition de bien l’utiliser, la capacité à transcender la narration ? A la rendre davantage elliptique ?

Dans ce cas, la différence webreportage/webdocumentaire n’aurait finalement que peu de sens… Trouverait-on une caractéristique précise qui pourrait réellement permettre de faire œuvre sur Internet ?

Laetitia Moreau : C’est bien que vous ayez vu Le Challenge dans cette perspective. En fait, nous avions réalisé une première version du film, qui durait 1h20 et qui jouait précisément sur différents registres. Il y avait des moments d’errements, poétiques avec des photos. On avait même détaillé une arborescence de lignes narratives qu’on pouvait suivre, avec parfois des voies sans issues. On aimait, avec Axel Ramonet, le monteur, se dire qu’il y avait justement des chemins dans la narration qui n’aboutissaient pas ! Ça partait aussi de l’idée que, sur Internet, on dérive, on fait des détours en permanence : c’est une nouvelle façon d’aborder les choses.

Mais ce montage n’a pas plu à Canal Plus qui souhaitait une narration qui laissait davantage la place à une sorte de « recherche au trésor ». La version en ligne ne fait finalement que 30 minutes et devait ressembler à une enquête télévisée, avec davantage de vidéos notamment.

Le Blog documentaire : Comment le webreportage a-t-il évolué après sa mise en ligne ?

Le webdoc sort en mars 2009. Pour les chiffres, Honkytonk vous en dira davantage que moi ! Mais je sais qu’ils ont été très contents du résultat. Le site a bénéficié de visites pendant longtemps car le procès, qui a été remporté par les Equatoriens, a finalement eu lieu. Donc les internautes sont venus tout au long de la procédure découvrir l’enquête. Je trouve dommage qu’il n’ait pas été possible d’actualiser l’enquête en fonction des développements de l’affaire. Sur un sujet « chaud » comme celui-là, cela aurait eu tout son sens.

Le projet avait été sélectionné au festival de Sheffield. A l’époque, peu de projets cross-média avaient vu le jour, et c’était assez précurseur.

Le webreportage a aussi généré des répercussions très concrètes…

Oui, je suis heureuse que le webdoc ait sensibilisé des gens à la question de la protection de la biodiversité. Un article de Télérama avait parlé de « web-activiste » : c’est un terme qui me va bien. On peut même parler de militantisme, mais si on n’utilise plus vraiment ce mot aujourd’hui… Le documentaire a connu une carrière incroyable et je pense que le web n’y est pas étranger.

Le plus beau pour moi, c’est la création de l’association Viva Yasuni, qui parle aujourd’hui de la question de la non-exploitation du pétrole. L’association vit, au-delà de la diffusion du film sur Canal Plus. On a organisé par exemple, le 13 décembre dernier, une projection du film à Bordeaux. C’était l’occasion de sensibiliser à cette question environnementale.

Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui et quelles sont vos activités ?

Je regarde aujourd’hui des webdocumentaires car je fais partie de la commission des arts numériques de la SCAM. Je suis très heureuse d’intégrer cette commission qui réunit à la fois des professionnels qui sont très pointus dans la création (vidéo, web, installation…) et des gens comme moi qui viennent du documentaire et du journalisme. J’ai 15 ans d’expérience derrière moi, et je suis de l’école dite « française » du documentaire, sans commentaire, assez cinéma direct. Au sein de cette commission, nous tenons un débat sur les droits d’auteur et la notion d’œuvre collective sur Internet. Cela m’intéressait de participer à l’élaboration d’un cadre sur les droits d’auteur et de voir comment faire pour que l’auteur, sur les nouveaux médias, puissent exister.

 La conclusion, c’est peut-être donc Laetitia Moreau elle-même qui l’apporte : sur Internet, « on fait des détours en permanence ». Autrement dit, le regard s’échappe, glisse d’une forme à une autre (en changeant à l’occasion de média) ou se laisse envahir par une expérience de visionnage davantage « picorative » (on revient plusieurs fois sur un webdoc qui nous a plu pour le voir au fur et à mesure, par petites touches). Alors, Droit au but Vs. Grand Huit ? Ce n’est qu’un exercice de théorisation, mais peut-être y a-t-il ici une essence naturelle de la création sur la toile…

 

Analyse et propos recueillis par Nicolas Bole.

Les précisions du Blog documentaire

1. Les premières minutes du documentaire de Laeticia Moreau, Une idée simple et révolutionnaire :

7 Comments

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