Le Blog documentaire profite du festival Visions du Réel de Nyon (20-27 avril 2012) pour publier ce bel article que Camille Bui consacre au dernier film de Vanina Vignal. Après Stella (primé au Cinéma du Réel 2007), la cinéaste revient avec Après le silence – deuxième étape de sa trilogie roumaine.
Le film figurait dans la sélection du Cinéma du Réel 2012 ; il est également à voir lundi 23 et mardi 24 avril à Nyon (Suisse).
Après le silence
Ce qui n’est pas dit n’existe pas ?
On entre dans le film par le ciel. Sur le bleu sombre, les nuages sont dispersés et ramenés aléatoirement par le vent. Ce ciel mouvant, d’abord muet, vient accueillir la parole : « …- Et tu te souviens si tu en as parlé avec maman ? Ta mère ? – J’ai pas vraiment parlé, non. – Et avec Téona ? – Non pas avec Téona, Téona ne sait presque rien de l’histoire… disons de la période communiste. » Ce fragment de dialogue entre la filmeuse et son amie Ioana pose en introduction la question du silence, instrument de la dictature, autour duquel le film se développe. Le jeu de questions et de réponses qui se déroule tout au long du film entre les deux femmes est une manière de rompre ce silence, en désignant et retournant le vide apparent qu’il a laissé dans la mémoire et dans la transmission entre les générations. Le film de Vanina Vignal interroge la possibilité de faire émerger le refoulé et de (r)établir des liens violentés par la nécessité de se taire, pour survivre psychiquement et physiquement.
Après le silence est né d’une amitié entre Vanina Vignal et Ioana Abur qui se sont rencontrées à Bucarest, en 1991, soit peu de temps après la chute de Ceausescu. La démarche de la filmeuse s’élabore à travers ce lien : elle interroge l’histoire de Ioana à partir de sa place d’amie. Après le silence est donc la matière et le médium du dialogue entre Vanina Vignal et trois générations de femmes roumaines : Ioana, sa mère Rodica et sa fille Teona. Étrangère à la Roumanie communiste, Vanina Vignal est intime et, dans le même temps, à distance de l’Histoire et de celles qu’elle filme. Elle construit le film depuis cette place singulière, place qu’elle figure dans l’écriture par sa position d’interlocutrice mais aussi grâce à une voix off personnelle qui accompagne le spectateur, de manière discrète et récurrente tout au long du film. La voix off « prend en charge l’analyse que les personnages ont toujours refusé de faire » mais se refuse à être « un dieu qui sait tout face aux personnages qui ne savent pas » [1], selon les mots de la réalisatrice. Elle parle plutôt depuis sa place, humblement, son savoir est différent de celui de ses personnages, il s’élabore de l’extérieur, par la rencontre et l’empathie.
Le film s’ouvre sur une image de Vanina et Ioana, en 1991, cadrées ensemble dans le reflet d’une vitrine de magasin, sous une neige abondante. Elles prennent ensuite leurs places de part et d’autre de la caméra : Vanina filme Ioana. Partant de ces images du passé tournées en Hi8, le film nous emmène dans le présent de la Roumanie. Avant le plan-ciel, apparaît, fragile, le sous-titre « Ce qui n’est pas dit n’existe pas ? ». Puis face caméra, en 2011, Rodica, Ioana et Teona expriment tour à tour la difficulté qu’elles ont à se souvenir, à penser et à parler de la période communiste. Au centre de leurs récits, le silence, la peur et le non-dit sont les traces en négatif du régime totalitaire. Progressivement, on comprend que Rodica a porté le poids du secret de l’arrestation de son père, déporté en tant que prisonnier pour travailler sur le chantier démesuré du canal qui relie désormais le Danube à la mer Noire, ouvrage qui a nécessité le travail de milliers d’hommes dont beaucoup y ont laissé la vie. Ioana, sa fille, a été maintenue dans l’ignorance de la réalité politique roumaine par ses parents qui voulaient la protéger. On lui a transmis une version transformée de l’histoire de son grand-père, histoire qu’elle a à son tour mise de côté. La fille de Ioana, Teona, ne s’intéresse pas à l’histoire et préfère ne pas parler de Ceausescu.
Le film et les questions qu’y formule la réalisatrice font affleurer le passé dans le présent mutilé de la vie de ces femmes. Quand ce ne sont pas les questions de Vanina, les définitions officielles d’un dictionnaire de la période communiste font émerger le passé à la conscience. Sur le visage de Ioana, l’émotion remonte sans cesse : elle est tour à tour submergée par un trop plein de réminiscences ou au contraire quelque chose en elle se ferme dans un refus de penser défensif. Par le film, Vanina Vignal accompagne la sortie de Ioana de la bulle de silence construite autour d’elle, à un moment de sa vie où cette dernière s’interroge sur ce qu’elle a reçu de ses parents et sur ce qu’elle transmet à sa fille.
Les entretiens morcelés de Ioana mais aussi de sa mère et de sa fille ne révèlent en fait que peu de lignes claires dans l’histoire familiale pour le spectateur. Ce qui se donne à sentir à travers la parole est plus subtil qu’une liste de faits oubliés puis déterrés. Le film capte la manière dont les séquelles du silence et de l’oppression qu’il a nourrie marquent un corps, un visage, un esprit. Dans ce qui est dit, l’événement véritable, c’est la parole qui émerge des corps après avoir été censurée, étouffée durant des décennies. Par le film, Ioana s’engage dans une lutte physique pour surmonter la difficulté à sortir du silence. Le silence semble inscrit dans son corps. Vanina filme son visage, son regard de front. Le cadre est l’interface entre leurs deux visages. La répartition des corps en champ/hors champ dit la forme du dialogue entre les deux femmes : la réalisatrice raconte : « Dans la vie de Ioana, je suis quelqu’un qui bouscule, qui questionne » [2]. Au cinéma, Vanina place Ioana devant sa caméra et son micro.
En contrepoint de ces images de 2011, Vanina Vignal fait donc intervenir des images qu’elle a tournées vingt ans auparavant avec une caméra Hi8. Ioana y apparaît en adolescente joyeuse. À cette insouciance de surface répond la prise de vue en vidéo amateur de Vanina, toute en spontanéité. Le film s’installe ainsi dans un parcours complexe entre les images du passé – lorsque le silence n’était pas prêt à être défait – et les images du présent, visuellement plus sobres, plus directes dans leur mise en scène frontale. Ces allers et retours entre deux époques de la Roumanie et entre deux phases de la relation des deux amies permettent de mesurer la distance qui sépare le passé du présent. Par le sensible, on comprend ce qui disjoint les sourires d’hier de l’émotion présente au moment où le silence se brise. Les images du passé vues avec le regard du présent laissent apparaître la difficulté de communiquer réellement, quand ce qui n’était pas dit était dénié. Réciproquement, les images du présent vues entre celles du passé sont grosses du poids d’un silence dont Ioana essaie de s’extraire. L’apparition des deux types d’image tour à tour est donc une manière, dans l’espace du film, de créer du lien entre le passé et le présent, condition pour penser l’histoire.
À ces plans tournés par la réalisatrice en 1991 et 2011 s’ajoutent d’autres images. Des photographies d’enfance ou de famille commentées par la voix de Ioana ou de Rodica nous plongent dans l’inquiétante étrangeté du « ça-a-été » barthésien : cette petite fille, l’homme ou la femme sur la photo ont bien vécu l’horreur de la dictature, dans leur quotidien le plus intime. Ailleurs, Vanina Vignal insère le début d’un film de propagande [3] sur la jeunesse communiste, auquel Ioana a participé lorsqu’elle était adolescente. Arrive le moment où Ioana prend la parole dans Le Jeune socialiste roumain, le défilement s’arrête alors sur son visage, et la voix de la réalisatrice prend le relais pour désactiver le discours de la propagande, autre manière de retisser le lien entre un passé plongé dans le mensonge et le début de la fin du silence.
En associant ces images hétérogènes, le montage construit un dialogue à plusieurs faces, entre la filmeuse et tour à tour trois générations de roumaines, mais aussi entre deux étapes de la fin du régime communiste en Roumanie puisqu’« il ne suffit pas de tuer le dictateur pour tuer la dictature »[4]. Grâce au dialogue, entre les images et les personnes, le film fait sortir chacun de son silence intérieur. Le cinéma aide le passé douloureux à exister dans le présent, pour mieux se tourner vers l’avenir. Sans forcer le dialogue entre les générations, Vanina Vignal l’appelle de ses voeux et en fait apparaître les germes. Elle accompagne ses personnages de la fin du silence vers le début de la parole. Une parole encore fragile, qui s’interroge sur sa propre possibilité, et par-là met fin à la transmission du silence. Avec Après le silence, Vanina Vignal fait naître une parole en action.
Camille Bui
[1] Vanina Vignal, Entretien publié dans le Journal du Réel n°1, Mars 2012. Disponible en ligne.
[2] Idem.
[3] Il s’agit du film Le Jeune socialiste roumain, réalisé par Cornel Diaconu en 1985 dans les studios du Centre de Production Cinématographique de Bucarest (Casa de Filme 1.). Cf. générique d’Après le silence.
[4] Vanina Vignal, Note d’intention d’Après le silence. Disponible en ligne.
Les précisions du Blog documentaire
1. Après le silence reste disponible jusqu’au 3 mai 2012 en VOD sur Universciné. Voyez également cet entretien vidéo avec Vanina Vignal et Mélanie Braux, monteuse du film :
2. Fiche technique « Après le silence » :
Réalisation, image, son : Vanina Vignal.
Montage : Mélanie Braux.
Montage s: Dana Bunescu.
Production : Novembre Productions, Mobra Films, Les fées Productions, 2012.
96 minutes, noir et blanc/couleurs, DV/Hi8.
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