Vous les avez découverts – ou allez les découvrir – dans le nouveau livre d’Agnès Salson et Mikael Arnal « Cinéma Makers ». 22 destinations dans toute l’Europe à la rencontre de passionnés qui tentent de renouveler l’expérience cinématographique dans des salles réinventées. Comment ont-il vécu la période du confinement ? Qu’ont-ils bricolé pendant l’arrêt brutal de leurs activités ? Et comment imaginent-ils le futur ? Voici des nouvelles de Berlin, Bristol, Pérouse, Rotterdam et Majorque.

« Ça a été un coup très dur, nous avons dû fermer rapidement, trois jours après les premières mesures de restriction prises par le gouvernement ». Jan de Vries, le programmateur et directeur artistique du Kino à Rotterdam, a été sous le choc. « Tout d’un coup, le silence régnait dans le cinéma que nous construisons depuis 3 ans et demi maintenant. Et nous réalisions que nous n’allions plus pouvoir faire ce que nous aimons. » Et puis rapidement, le sursaut : « Nous nous sommes vite remis au travail pour trouver les moyens de continuer à payer notre équipe (30 personnes) et imaginer comment protéger notre cinéma de la faillite. »

Même étourdissement à Pérouse, au PostModernissimo. L’un des associés du cinéma, Ivan Frenguelli, nous parle de cette « situation étrange », où l’ennui profond alternait avec l’activité frénétique : « Nous étions sonnés. » Plus au nord, à Bristol, le co-organisateur du Cube, James Vickery, adopte le même ton pour nous confier : « Ça a été une situation très difficile. Du jour au lendemain, nous avons perdu toutes nos sources de revenus. Et comme nous sommes une équipe de bénévoles, c’est très difficile de maintenir l’engouement et l’investissement de tout le monde sans programme à proposer au public chaque semaine et en n’ayant plus d’interactions sociales avec nos spectateurs. Nous avons eu très peur de perdre notre communauté, et notre priorité a consisté à maintenir les liens pendant cette période si particulière ».

A Berlin, Verena Von Stackelberg, cheville ouvrière du Wolf, décrit des hauts et des bas similaires. Elle partage les préoccupations de ses homologues européens : « Essayer de maintenir une équipe soudée quand on est incapable d’offrir une perspective, c’est très dur. Parfois, je restais debout dans notre cinéma désert et j’avais l’impression que le monde s’écroulait autour de moi. Mais voir à quel point tout le monde comprenait la situation et essayait de faire face en s’entraidant était très réconfortant ». Avec une pointe de malice, le Majorquin Javier Pachon, investi dans CineCiutat, voit la lumière au bout du tunnel : « La période était incertaine, mais très intéressante d’une certaine manière… ».

CineCiutat à Majorque – © Cinema Makers / Agnès Salson & Mikael Arnal

Le vide et les liens

Retour à Pérouse. « Dès le lendemain du confinement, explique Ivan Frenguelli, nous avons commencé à travailler sur Di/Stanza, un projet non commercial que nous avons imaginé avec une jeune productrice de films, Giulia D’amato. Nous avons demandé à des réalisateurs et des producteurs que nous connaissons bien – certains sont des amis – de mettre leurs films gratuitement en ligne. C’était un beau geste de solidarité, et une manière de garder contact avec nos spectateurs. »

Comment maintenir ce lien qui fonde la salle de cinéma pendant ce confinement ? A Bristol, le Cube a également proposé une offre de streaming pour ses spectateurs confinés, avec des programmes puisés dans les archives audio et vidéo des événements organisés par la structure. Une édition numérique des nuits Bluescreen, un « écran ouvert » à tous types de courts-métrages, a aussi été mise sur pied. Plus originale, et sans doute plus décisive à l’échelle locale : la série de « Quaranzines » que le cinéma a produite pendant cette période. James Vickery précise: « Il y avait une version imprimée et une version numérique. L’idée, c’était de mettre en valeur des articles, des poèmes, des histoires, des films, des photos, des créations réalisées par des habitants pendant cette période d’isolement. Dans chaque numéro distribué par des associations locales, il y avait un appel à contributions pour alimenter la prochaine parution. De fait, ce projet s’est autoalimenté et a facilité le dialogue entre les citoyens de Bristol tout en constituant une formidable source d’archives sur cette période exceptionnelle ».

Sur l’île de Majorque, les gérants de CineCiutat ont également échafaudé à la hâte un plan pour maintenir les liens entre les habitués et le cinéma, mais aussi au-delà. « C’était un moment pour être ensemble à distance, nous avons donc créé une sorte de “journal de confinement” », explique Javier Pachon. Il y eut d’abord la mise en ligne des choix des volontaires qui animent le cinéma : qui regarde quoi, où et pourquoi ? A ses recommandations numériques s’est ajoutée la mise à disposition gratuite de matériel pédagogique autour des films. CineCiutat cultive d’excellentes relations avec les écoles et les professeurs, et a continué cet effort gratuitement pendant le confinement. « C’était comme des devoirs à faire avant et après le film. Tout le monde pouvait nous écrire pour obtenir des contenus à apprécier en regard des films ». Autre initiative : une collection de témoignages pour renforcer les liens à l’échelle de l’île. « Que feriez-vous quand tout ceci sera terminé ? ». Javier Pachon précise : « Nous voulions promouvoir toutes les bonnes initiatives des PME de Majorque. Des cinémas bien sûr, mais aussi des restaurants, des bars, des festivals, des libraires, etc. Toutes les entreprises auxquelles nous croyons et avec lesquelles nous pensons partager une manière de voir les choses, de comprendre la société et le vivre ensemble ».

Le PostModernissimo à Pérouse – © Cinema Makers / Agnès Salson & Mikael Arnal

Cuisine et crowdfunding

A Rotterdam, une fois que le gouvernement a permis au Kino de sécuriser les salaires de la structure, Jan de Vries et son équipe ont aussi monté un programme de « cinéma en quarantaine » basé sur des propositions de films glanés sur Netflix ou Amazon Prime. Un partenariat a été construit avec MUBI pour sensibiliser les internautes à cette plateforme alternative en offrant des accès à prix réduits. « Nous avons aussi conçu des tee-shirts en soutien des cinémas locaux, qui se vendent très bien. Et puis, nous avons concocté un service de livraison de repas sortis de notre cuisine, avec une bande-son sélectionnée sur Spotify et des conseils de films à regarder après le dîner. Avec toutes ces initiatives, nous sommes restés très occupés, et connectés avec les spectateurs. Et les retours ont été très réconfortants ! »

A Berlin, les cafés à emporter ont assez rapidement retrouvé des amateurs pendant la fermeture du Wolf. Pas de service de streaming mis en place par le cinéma (« Il y en a partout, nous avons préféré nous concentrer sur les débats qui agitent le secteur, sur les liens avec nos spectateurs et sur l’argent que nous devions trouver pour sécuriser les prochains mois », explique Verena Von Stackelberg). Entre autres initiatives, à partir du mois de juin, des cinéastes sont invités à venir cuisiner en couple, pour un nombre de convives limités ; l’occasion d’échanger sur la vie, les films, l’art, la politique, la nourriture, etc. Angela Schanelec devrait ouvrir le bal avec le directeur artistique de la Berlinale Carlo Chatrian. « Nous devons insister encore davantage sur l’aspect social et communautaire des films et du cinéma, nous devons à nouveau insuffler cet esprit dans les lieux, même si nous ne pouvons pas encore en disposer comme nous le souhaiterions ».

Dans la capitale allemande, la solidarité s’est aussi dessinée entre les cinémas indépendants de la ville. Une trentaine d’entre eux (réunissant près de 80 écrans) se sont réunis pour lancer une opération de crowdfunding – toujours en cours… Plus de 140.000 euros ont été collectés à ce jour, et viendront s’ajouter aux aides gouvernementales pour préserver ce pan de l’exploitation berlinoise.

La réouverture

A Majorque, on avait prévu de faire appel aux spectateurs pour rénover le cinéma avant le confinement. Et dans ces temps incertains, l’initiative a permis à l’équipe du CineCiutat de renforcer encore les liens avec les habitués. L’opération est importante car les dons (70.000 euros sur Goteo.org et près de 20.000 directement sur le site du cinéma) auront une incidence sur la date de réouverture de la salle autogérée de Palma. Si les cinémas en Espagne sont aujourd’hui autorisés à accueillir à nouveau des spectateurs sous certaines conditions, Javier Pachon explique que « l’ensemble du secteur devrait attendre au moins jusqu’à fin juin ou début juillet, et tout cela dépend aussi de la disponibilité des films et des aides gouvernementales pour les PME culturelles. Dans notre cas, si nous avons suffisamment d’argent pour faire les rénovations, on attendra sans doute jusqu’à la fin du mois de juillet, voire le mois d’août ».

La réouverture à Rotterdam est autorisée depuis le 1er juin, mais « avec de sévères restrictions qui limitent le nombre de personnes par séance à 30, avec 1,5 mètres de distance entre les spectateurs ». Des conditions similaires à Berlin : « Nous pourrons rouvrir le 2 juillet, mais si nous devons trop réduire le nombre de sièges, nous devrons attendre », concède Verena Von Stackelberg. « Nous ouvrirons quand nous serons en mesure de proposer des espaces sécurisés pour nos bénévoles, nos spectateurs et notre communauté, poursuit James Vickery depuis Bristol. Cela risque d’être difficile à court-terme étant donné la nature de notre auditorium et la proximité des 100 sièges qui le composent ». Et ce ne sera pas avant début juillet pour l’ensemble de la Grande-Bretagne…

Et demain ?…

En Italie, les salles de cinéma ont été autorisées à rouvrir dès le 15 juin, mais ce sera sans le PostModernissimo : « Les restrictions sanitaires sont trop importantes pour un petit cinéma comme le nôtre », explique Ivan Frenguelli. Et de mener le combat sur un autre terrain, plus politique : « Avec d’autres cinémas indépendants, mais aussi avec des distributeurs ou des producteurs, nous avons mis en ligne une lettre ouverte qui souligne les problèmes majeurs auxquels nous sommes confrontés, qui dépassent cette période particulière du confinement. Nous craignons une centralisation oligopolistique du secteur, avec de grosses sociétés qui se renforcent avec les moyens d’investir au détriment des acteurs plus petits, et plus faibles ». Dans cette lettre ouverte, on peut notamment lire : « Nous demandons instamment que soit ouverte une réflexion sur “l’après”, de façon transparente et collective, sans oublier la voix et le rôle des salles indépendantes, mais aussi des auteurs, producteurs et distributeurs indépendants qui ont contribué ces dernières années à la richesse, à la variété et à la profondeur culturelle du paysage cinématographique. Ces catégories sont la force vive et le futur d’un secteur dont le rôle est loin d’être marginal dans la vie culturelle italienne, mais qui bénéficie de façon inversement proportionnelle des aides au spectacle, lesquelles récompensent les sociétés les plus grandes, dont les gains commerciaux sont déjà en soi élevés. »

Le Wolf à Berlin – © Cinema Makers / Agnès Salson & Mikael Arnal

Ivan rencontre en cela les préoccupations de Verena à Berlin. « Il y a eu de nombreux débats dans les médias sur l’importance d’inclure les cinémas sous la bannière de la “culture” – quelque chose que beaucoup de femmes et d’hommes politiques ne semblaient pas comprendre. Je me suis rendu compte qu’ils étaient nombreux à nous considérer comme faisant partie de l’industrie du divertissement au sens large, au même titre que les casinos par exemple. Cette prise de conscience est très importante pour le futur, et je pense que la presse en a bien fait état. Ça a donc été aussi un moment de clarification et et de responsabilisation ». Et de poursuivre : « Je pense que nous allons devoir programmer de manière plus créative, travailler plus dur sur nos contenus en ligne et sur la VOD, continuer le travail de terrain pour retrouver le rythme. Mais les gens ont très envie de revenir au cinéma, et c’est un signe très encourageant ! Nous devons aussi apprendre de cette pandémie et réfléchir à la manière dont nous pourrions gérer de telles situations dans le futur. Cela veut dire que nous devons agir de manière plus prudente et plus interactive à tous les niveaux. Nous devons par exemple renforcer notre présence en ligne tout en travaillant avec des budgets plus serrés. Les salles font partie d’un écosystème, avec les producteurs, les festivals, les distributeurs, les programmateurs, etc. Tous ces aspects sont en train de changer et ont besoin de se repenser pour s’adapter aux nouveaux comportements des spectateurs et aux nouveaux modes de sortie des films. Nous devrons concevoir nos programmes de manière plus spécifique et plus adaptée aux demandes sociales et artistiques » .

Ces questions agitent également l’île des Baléares où Javier explique : « Nous évoluons aujourd’hui dans un monde numérique, et ce que le confinement nous a montré, ce n’est pas seulement que nous devons compter avec toutes les options offertes par internet, mais plus encore, pour reprendre une citation d’un auteur que j’apprécie beaucoup, Neil Gaiman : “Google peut vous apporter 100.000 réponses, mais le libraire vous apportera la bonne”. C’est l’une des deux fonctions des cinémas dans le futur : nous devons être des curateurs, des conservateurs, nous devons être un point de référence pour les spectateurs. Et cette fonction va devenir de plus en plus précieuse parce que nous sommes submergés par les images, et les possibilités de regarder des programmes en ligne. L’autre fonction, c’est celle de l’expérience physique. L’expérience collective sera de plus en plus recherchée, et valorisée. Nous devons réinventer les origines du cinéma à la sauce du 21ème : être un endroit où l’on partage des histoires en commun. Si nous parvenons à gérer ces deux aspects dans notre monde numérique, sans avoir peur de la VOD, cela va être très excitant ! ».

Le Cube à Bristol – © Cinema Makers / Agnès Salson & Mikael Arnal

A Jan de Vries de conclure. Lui qui estime que « l’incertitude tue » et qui craint que les blockbusters américains lui fassent défaut à court terme, tout comme il redoute une éventuelle seconde vague du virus qui pourrait éloigner durablement les spectateurs de sa salle : « Pour être honnête, mon seul désir c’est de présenter un film que j’aime en face d’une salle de cinéma pleine. C’est étrange, mais ce bourdonnement avant la projection d’un film auquel je tiens, et pour lequel j’ai travaillé dur, me manque terriblement. Aucune fantaisie là-dedans, je souhaite simplement profiter du cinéma, boire une bière et parler des films. C’est la raison pour laquelle nous avons lancé notre propre cinéma, et la raison pour laquelle nous sommes encore debout. » 

 

> « Cinema Makers »,
le livre d’Agnès Salson et Mikael Arnal vous attend !…
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