Nouvelle proposition analytique du Blog documentaire avec cette deuxième tentative de lecture d’une œuvre documentaire AVANT et APRES l’avoir revue. L’exercice consiste à ramasser ses souvenirs d’un film dans un premier texte avant de visionner ce même documentaire une nouvelle fois, puis d’écrire ce que cette nouvelle confrontation à l’œuvre produit d’effets.
C’est Chris. Marker et Sans Soleil qui avaient ici été choisis par Benjamin Génissel – avant le décès du cinéaste disparu ce lundi 30 juillet 2012 à l’âge de 91 ans.
AVANT
Sans soleil.
Rien que le titre. Et on est déjà dans les hauteurs qu’atteignent seuls les chef d’œuvres. Sans. Soleil. Rien de pédagogique, de didactique, d’informatif et de pragmatique. De la poésie minimaliste, vertigineuse, métaphysique. « Sans soleil ». On lève les yeux vers le ciel, on vérifie si l’astre solaire brille encore, s’il nous envoie toujours sa lumière, et on constate encore sa présence, forte, claire, lumineuse, ou dissimulée, chaleureuse, évanescente, selon l’état météorologique du moment. « Sans soleil », ces deux courts mots à l’allitération parfaite ont déjà l’extrême qualité de ne pas nous faire baisser les yeux, mais d’amener notre regard à s’élever, à se tourner vers le haut, à se tendre vers l’horizon et l’infini. Rien que ça, et déjà nous sommes en présence d’un film qui n’a rien d’ordinaire.
C’est en salle, un après-midi de province qui sentait le gris et la France, au printemps 2006, que j’ai découvert Sans soleil. De Marker je ne savais que ce que nous en avait dit un de mes professeurs de cinéma, Vincent Amiel [1], trois ans plus tôt. Juste une heure de cours, une simple présentation de sa filmographie, quelques extraits, dans un amphithéâtre, le survol inhérent aux cours magistraux. Juste assez pour me donner envie d’en voir davantage. Et c’est le cinéma d’art et d’essai de ma ville qui m’en a donné enfin l’occasion (j’ai bien conscience que j’aurai pu très bien acheter ses films en DVD sur Internet durant ces trois années, ou les emprunter dans quelque médiathèque que ce soit -peut-être encore sous leur format VHS, mais je crois qu’il est intéressant aussi de faire confiance au monde extérieur pour nous offrir la chance que nous attendons sans y penser vraiment, l’effet de cette heureuse surprise n’en est que plus forte). J’y ai retrouvé un camarade de Master, un étudiant japonais venu dans l’université de ma région pour écrire un mémoire sur Gilles Deleuze. J’ai trouvé intéressant de voir ce documentaire qui se passe en partie au Japon en compagnie d’un habitant de l’archipel nippon. On s’est installé dans la salle et Sans soleil s’est incrusté dans mes rétines.
Je ne l’ai pas encore revu depuis. Je projette de le faire bientôt. Cela fait plus d’un an qu’un ami m’a donné ce film dans son format numérique. Cette fois-ci je ne compte plus attendre que le monde extérieur se manifeste pour m’en donner l’occasion. Mais avant cela, j’aimerais savoir ce qu’il m’en reste.
Quelques images bien sûr. Dans une couleur et une matière que seules les pellicules argentiques des années 70 étaient capables de rendre. Des rues de Tokyo. Des marchés en Afrique. Des visuels animés, hypnotiques, psychédéliques comme les ondulations d’un oscilloscope. Des manifestations japonaises. Des rues terreuses africaines. Mais si peu finalement. Pas de plan vraiment précis, pas de cadrage vraiment concret.
Et des mots évidemment. Là encore, pas de phrase exacte mais la certitude que les mots qui expliquaient ces images, qui les magnifiaient, étaient dignes du titre de l’œuvre. Que le commentaire n’était pas seulement là pour nous offrir la lecture sonore de ce que le visuel seul aurait pu nous faire comprendre, mais qu’il était constitué d’une langue poétique, pertinente, supérieure, riche, brillante qui ne se superposait pas platement au montage visuel mais ajoutait sa propre musique, jouait sa propre partition et s’y emmêlait gracieusement comme une autre ligne mélodique contribue à l’épanouissement du chant principal.
Et que le tout formait un ensemble qui avait l’allure d’une ballade, d’une promenade, qui passait de l’Afrique à l’Asie régulièrement, qui bondissait du pays africain montré ici aux vues de la capitale japonaise représentée là-bas. Qu’il sautait d’Ici à Là-bas librement, avec maestria, sans le soucis d’un ordre trop bien agencé, trop bien combiné. Qu’il s’agissait plus que d’un simple voyage sur deux continents mais bien plutôt du récit écrit a posteriori sur ces deux séjours dont les souvenirs jaillissaient dans une liberté pleine et revendiquée. Qu’il était porté par une narration qui suivait davantage le fonctionnement hasardeux et spontanée de la mémoire que celui d’une raison raisonnable et classifiée. Qu’il nous guidait dans des endroits et des lieux lointains et différents en serpentant avec brio dans les méandres de l’esprit de son auteur. Que le tout formait un ensemble intense et élevé qui nous plongeait dans deux univers géographiques quasi opposés mais qui ici donnaient l’évidente impression d’avoir toujours été reliés, connectés.
Et le tout formait un chef d’œuvre. Le genre de film dont le contenu peut certes s’oublier dans ses détails mais dont l’ensemble continue à vivre en vous pour toujours. Le genre de documentaire dont on sait qu’il est un grand film, sans avoir besoin pour autant de consulter des ouvrages spécialisés pour s’en assurer. Le genre d’œuvre que l’on recommande plus tard à des gens curieux en la décrivant essentiellement à l’aide de favorables qualificatifs, voire de superlatifs.
J’avais donc été séduit dès le début. Je n’avais encore jamais mis les pieds au Japon et en Afrique à cette époque. J’avais eu le sentiment sublime d’être le passager d’une promenade presque mentale, aventureuse, profonde, et j’avais adoré être porté ainsi, sur un trajet plein de correspondances qui semblaient s’emboîter sans que je puisse le deviner par avance, sans que je connaisse le programme de ce vol avant son décollage.
J’étais sorti du cinéma, j’avais retrouvé la grisaille ambiante, bien française, j’avais remis les pieds dans mon décor familier, habituel, et pourtant je me sentais stimulé, enthousiaste, presque groggy par le voyage où Chris Marker venait de m’emmener. Je me disais que c’était exactement cela que je voulais faire moi aussi : partir loin de chez moi, loin de la vieille Europe, en ramener une multitude d’images et de mots et les agencer ici de telle façon que ceux qui les verraient et les entendraient puissent y ressentir tout ce que procure le côtoiement d’une réalité lointaine, pleine et entière.
L’étudiant japonais m’accompagnait toujours, alors que nous reprenions la direction du centre-ville, et je lui faisais part sans réserve de l’effet incroyable qu’avait eu sur moi, en moi, au delà de moi, ce film. Qu’en avait-il pensé, lui, alors que ça parlait dans une assez large part de son propre pays ? Je m’attendais avec une certaine naïveté à ce qu’il partage mon emballement, ça me semblait naturel. Certes, il me dit que c’était intéressant, mais que ça le renvoyait à un Japon déjà bien daté, à une époque qui n’était tellement plus la sienne qu’elle ne l’avait jamais été. Il avait reconnu à l’écran plusieurs hommes politiques par exemple, mais ces derniers n’étaient plus dans l’actualité depuis bien longtemps. Je suppose qu’il devait avoir l’impression d’un montage à base d’archives. J’étais surpris par sa réponse, mais je me suis alors mis à sa place : et si j’avais vu un documentaire réalisé il y a 25 ans par un réalisateur japonais sur la société française, qui montrait la fin des années 70, qui faisait apparaître Georges Marchais ou François Mitterrand dans les tractations de l’union de la gauche et dans lequel les gens à l’image roulaient dans des Renault 6 en fumant des gitanes et en lisant France Soir ? Aurais-je connu le même effet durant sa projection que devant Sans soleil ? Certainement pas. J’aurais sans doute trouvé tout cela très intéressant mais je n’aurais pas été aussi captivé, aussi ravi, aussi happé. Cela m’aurait ramené à un passé d’avant ma naissance, et cela ne m’aurait pas projeté dans d’autres mondes. On pourrait penser que la présence de cet individu de nationalité japonaise m’a brisé alors dans mon élan mais en réalité je comprends maintenant qu’il m’a permis de me préparer à ce que je découvrirais par la suite en voyageant davantage et plus loin que je ne l’avais fait jusqu’à présent : on ne quitte jamais vraiment les amarres de son propre bateau culturel. On est sans cesse rattrapé par sa propre identité. On ne se fond jamais tout à fait dans l’Autre et l’Ailleurs. Là-bas, on est souvent remis en face de l’Ici. Et ça tombe bien, car si je n’ai pas tout oublié, c’est aussi de cela que parle, que montre, que sublime Sans Soleil.
APRES
La question était donc celle-ci avant de revoir Sans soleil : comment ai-je défini d’emblée ce film comme un chef d’œuvre quand je l’ai vu la première fois alors que la quasi totalité de son contenu, images et sons mêlés, a disparu de ma conscience ?
Désormais, suite à son visionnage six ans plus tard, devant mon ordinateur portable cette fois-ci, la question qui se pose est : qu’est-ce qui fait qu’en le voyant à nouveau, pour la deuxième fois, je reste sur ma première impression, sur ma certitude spontanée, qu’il s’agit toujours selon moi (et surtout pour moi) d’un chef d’œuvre ?
Parce que c’est hypnotique. Comme un rêve. Oui, parce que ce film exhale le parfum hypnotique des rêves. Et comme pour les scénettes oniriques qui se construisent et se déconstruisent durant notre sommeil à tous, celui-ci part de la vie existante pour nous emmener ailleurs.
Parce que l’Afrique et le Japon sont des terres éloignées aussi bien l’une de l’autre que de la nôtre, et qu’elles gardent encore ce goût exotique de l’étrange, même si les visages présents à l’écran ont perdu, à force de voyages depuis lors, leur caractère nouveau pour le provincial que j’étais à l’époque.
Parce qu’il n’y a pas de bande-son diégétique qui aurait pu me plonger dans la vie en train d’être filmée. On n’entend pas le son des images que l’on voit, personne ne semble l’avoir enregistré, ou alors c’est qu’on s’en est délibérément passé. L’effet qui en résulte est une distance qui s’établit entre ce qui est visible et mes yeux seuls qui le captent, mon ouïe ne retrouvant pas le bruissement familier des choses.
Parce que la musique qui accompagne ces images est bordée de nappes sonores, de bruits décousus, de mélodies dissonantes. Le genre de musique que les cinéastes utilisent souvent pour illustrer justement les scènes de rêve. Celui-ci nous place donc sur un terrain auditif glissant, houleux, presque halluciné. Hypnotique encore une fois, oui.
Parce que le montage insère des plans très courts dans des séquences cohérentes alors qu’ils n’ont (a priori) rien à voir avec le thème ou le rythme que contiennent ces dernières. Parce qu’il y a des digressions, des passages en Islande ou à San Fransisco alors que rien ne nous y préparait. Parce qu’il frotte des éléments disparates entre eux selon le principe d’une correspondance qui joue davantage avec le monde qu’elle ne nous l’explique méthodiquement.
Parce que des visuels très différentes viennent s’entrechoquer ou se succéder : archives en noir et blanc, écrans de télévision, publicités animées, captations de jeux vidéos, plans d’oeuvres fictionnelles, kaléidoscopes, qui bousculent la fluidité, la constance de la narration et nous placent dans la même précarité que les Japonais face à leur sol régulièrement sujet aux tremblements.
Parce que le commentaire va et vient du passé au futur, du Japon à la Guinée, des regards africains aux visages asiatiques. Parce que les citations multiples viennent nous soulever par leur poésie ou leur réflexion philosophique. Parce que la langue est jalonnée d’images, de métaphores, de comparaisons, de jaillissements, qui obligent notre esprit à s’élever.
Parce que la voix off est celle d’une femme qui parle d’un homme qui n’est jamais là, dont nous ne savons rien, qui est peut-être le « filmeur » mais rien n’est certain. Parce que d’elle non plus nous ne savons rien. Parce qu’elle cite parfois des extraits de ses lettres, tandis qu’à d’autres moments elle prend elle-même en charge la description, et bien souvent on ne sait plus très bien qui nous parle. Parce que ce duo narratif, presque polyphonique dans son tandem, ramasse avec exigence notre concentration, notre attention, notre contemplation.
Parce que l’on oublie pas de nous décrire les rêves dans lesquels le voyageur a vogué, qu’ainsi on quitte les rivages de la simple réalité immédiate pour décoller dans d’autres niveaux inconscients et mystérieux. Parce que c’est le grand idéal surréaliste de Breton qui se réalise enfin dans ce qui n’est pourtant qu’un documentaire, le baiser toute langue emmêlée du réel et du rêve.
Parce que le réalisateur aurait pu sous-titrer Sans Soleil par cette référence : les rêveries d’un promeneur solitaire.
Parce que la profusion de faits, d’analyses, de sujets, de lieux, de souvenirs qui débordent de ce film se bousculent dans notre cerveau de spectateurs et qu’il est presque impossible de tout ranger dans des boîtes bien ordonnées.
Parce que lorsque l’on nous conduit en Islande, on nous décrit un film imaginaire qui se déroulerait dans un avenir incertain s’il se réalisait vraiment (ce que le « filmeur » ne compte pas faire). Alors que lorsque l’on nous place à San Francisco, on évoque un film qui existe vraiment, un autre chef d’œuvre du cinéma (Vertigo de Hitchcock), et on le fait dans une valse entraînante qui parcourt des endroits bien tangibles en les comparant avec des images tremblotantes de ce vertige du 7ème art.
Parce que la thématique essentielle qui réunit toutes ces séquences n’est autre que celle qu’exhale la citation de Racine en exégèse du film : la proximité des temps. C’est à dire finalement l’enlacement permanent de temps très différents, d’époques révolues ou à advenir, d’instants fugaces ou éternels, de moments rêvés ou bien concrets, de souvenirs ou de projections, cette manière dont tout cela bouillonne constamment dans notre humanité individuelle ou collective.
Parce que Chris. Marker parle de tout, et ne choisit pas, ne hiérarchise pas, ne méprise rien. Il évoque la politique, il montre des pratiques culturelles, il réfléchit sur l’Histoire, il s’amuse de détails drôles et étonnants, il analyse des données sociologiques, il fait référence au sport, il n’élude pas la façon dont on ritualise la Mort, il fait œuvre de plasticien, il s’amuse d’anecdotes, il s’attache à mettre en parallèle des réalités ethnographiques, il cite des faits divers, il se place dans les nobles sphères de la philosophie avant de se rabaisser (selon les codes de la distinction traditionnelle) à fréquenter les mauvais genres que sont la science-fiction ou le fantastique.
Parce que tout est intéressant pour lui, et tout peut être contenu dans une seule œuvre : le beau et le laid, la modernité et l’historique, le vulgaire et la poétique, les temps anciens et les mondes de demain. Et il a tellement raison que c’est un plaisir stimulant et rafraîchissant de le voir, de l’absorber, de l’emmagasiner devant l’écran qui la diffuse.
Parce que, oui, il parle à tout notre être, nous, spectateurs : à notre raison, à nos instincts, à notre sens de l’humour, à notre rationalité, à notre goût pour la beauté et à notre curiosité pour l’ailleurs et l’Autre. Parce que devant une œuvre aussi complète et aussi puissante, c’est toutes les dimensions de nous-mêmes qui sont appelés à se mettre en marche, à s’activer – et à s’éveiller.
Benjamin Génissel
[1] Professeur de cinéma et théoricien. Il a écrit plusieurs textes sur le cinéma de Chris. Marker, notamment dans le numéro 40 de la revue Eclipses (2007), dans le numéro 446 du magazine Positif (2008) et dans l’ouvrage Esthétique du montage (2005).
Merci beaucoup pour cette analyse, cette pensée pour Chris. Sans Soleil est en effet une oeuvre essentielle, qui de part la mise en parallèle de plusieurs univers en une subtilité très fine, emporte le spectateur dans un voyage réflexif et ludique. Sans Soleil questionne l’ordre du monde tout en restituant la poésie de ce que le social exprime, et ce film ne manque pas d’humour. On est très loin des schémas télévisuels actuellement dominants en France (un journaliste lit d’une voie mièvre un commentaire insipide où l’on annonce au spectateur ce qu’il va voir pour ensuite commenter ce qu’il a vu tandis que des témoins-alibis corroborent l’ensemble de la thèse sans pensée qui s’énonce). Sans Soleil, une oeuvre, donc à voir et revoir. Chris Marker: un auteur à rencontrer pour tous ceux qui réalisent des documentaires.
Merci, je me répète, merci d’avoir parlé d’une oeuvre de Chris.
Didier MAURO
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