[Mise à jour, le 1er septembre 2014]
C’est suffisamment rare pour être noté : Bob Connoly présente sa trilogie papoue du 2 au 4 septembre à Toulouse et à partir du 5 septembre Saint-Ouen.
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[Mise à jour, le 9 décembre 2013]
Documentaire sur grand écran organise une projection de deux films de la trilogie papoue de Robin Anderson et Bob Connoly, ce 17 décembre à Paris (dès 19h au Forum des images). 10 places sont à gagner en envoyant vos coordonnées à : leblogdocumentaire@gmail.com. Un coffret DVD vient par ailleurs d’être édité.
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[Le 14 janvier 2013]
Retour ici sur une œuvre majeure, après la belle projection co-organisée par Le Blog documentaire ce vendredi 11 janvier à Paris. « Black Harvest » (« Récolte sanglante », en français) est un film qui a marqué l’histoire récente du cinéma documentaire. Réalisé en 1991 en Papousie Nouvelle-Guinée par Bob Conolly et Robin Anderson (mari et femme, caméra et son), « Black Harvest » est une tragédie moderne, la rencontre fracassante d’une société traditionnelle avec le libéralisme économique, ainsi que le portrait d’un homme tiraillé entre deux cultures.
Présentation ici de cette œuvre incontournable grâce à ce texte signé Alain Morel, initialement publié dans la revue Terrain en 1992. Vous pourrez aussi voir et à revoir ce film grâce à Survivance qui l’a édité le DVD.
C. M.
Les Australiens Robin Anderson et Bob Connolly, mari et femme et coréalisateurs, ont cette année [en 1992, NDLR], pour la troisième fois, obtenu le prix du Festival international du Cinéma du Réel, pour Black Harvest. Ce film est la suite de deux autres réalisations : First Contact, origine de tout ce travail remarquable, déjà primé en 1983, et Joe Leahy’s Neighbours primé en 1989. Leur objectif initial avait été de reconstituer ce que fut la rencontre, les premiers contacts, de tribus papous des Highlands de Nouvelle-Guinée avec des Blancs. Ils se sont attachés à l’expédition organisée par trois chercheurs d’or [1] dans les années 30, expédition qui avait été filmée car ces explorateurs avaient eu la bonne idée d’emporter avec eux une caméra. Ils avaient enregistré le regard que les Papous portaient sur eux. Très naturellement, pourrait-on dire, ceux-ci les ont pris pour des dieux, accompagnés de revenants incarnés par les porteurs papous de l’expédition, recrutés dans la région côtière. Bob Connolly et Robin Anderson ont retrouvé les films tournés par les explorateurs et les ont projetés aux Papous qui avaient vécu, il y a cinquante ans déjà, cette rencontre. Ils ont filmé leurs réactions et les commentaires suscités par ces images. Par exemple, ces témoins racontent dans First Contact – qui comporte des extraits de ces films – quel fut leur étonnement de constater que ces dieux n’étaient pas divins en toute chose, qu’ils avaient aussi un appareil digestif et des désirs sexuels. Pour preuve les quelques métis qui naîtront des premiers contacts avec les femmes papous.
Après First Contact, Bob Connolly et Robin Anderson ont eu l’idée de faire de l’un de ces métis, Joe Leahy – fils naturel du chef de l’expédition, Michael Leahy – le protagoniste d’un autre film sur les Papous aujourd’hui. Joe Leahy a d’abord été élevé par sa mère, une Ganiga, comme n’importe quel Papou ; mais, comme il différait physiquement des autres, son oncle, Dan Leahy, resté vivre dans la région, l’a reconnu comme le fils de son frère Michael. De ce fait, pris en charge par son oncle, il a aussi reçu une formation occidentale, ce qui lui a permis de devenir manager. Il dirige une plantation de café prospère et possède tous les signes extérieurs de richesse d’un colon ayant réussi. Mais il n’est pas que cela. Il est un médiateur entre le monde papou et le monde occidental, et c’est ce qui a intéressé les réalisateurs.
Médiateur/métis, Joe connaît aussi bien le fonctionnement d’une entreprise capitaliste que les modes de pensée et les valeurs de ses demi-frères. Il peut en tirer profit : il a besoin d’ouvriers agricoles et se propose de mettre en exploitation les terres tribales. Mais il ne se contente pas de cela. Comme la plupart des médiateurs, qui sont aussi des patrons, il s’emploie activement à étendre son influence au-delà de la sphère économique, à celles du social et du politique. Pour cela il joue le jeu avec beaucoup d’habileté. Par exemple, il participe au système de prestations/contre-prestations traditionnel ; il vient, avec sa Mercedes, recevoir devant toute la tribu le modeste paquet d’un kilo de sucre que le chef lui remet rituellement pour sceller leur accord, comme s’il était un des leurs, plus éminent parce qu’il est riche, mais semblable. Pourtant la distance sociale sous-jacente est grande [2].
Joe Leahy’s Neighbours, c’est la rencontre de mentalités différentes mues par des valeurs et des logiques distinctes, rencontre qui semblait positive, en 1985-87, quand le film fut tourné. Elle aboutissait à une conjonction prometteuse entre l’esprit d’entreprise et les intérêts multiples médiatisés par Joe, mais aussi par Popina Maï, son associé, le chef des Ganigas, qui fait miroiter aux hommes de la tribu les bénéfices (maison, voiture…) que lui-même espère obtenir de ce partenariat. Cette double médiation est rendue nécessaire par le fait que les conceptions économiques des Ganigas sont plus voisines du troc que de l’investissement capitaliste. Cette rencontre d’intérêts aboutit à la mise en chantier d’une nouvelle plantation avec un financement bancaire obtenu par Joe, qui, à ce titre, s’arroge 60% des bénéfices. Les Ganigas, qui prêtent leurs terres, n’obtiendront que 40%. Joe est en position de force et, de plus, il s’assure de leur collaboration comme ouvriers agricoles dans la plantation qui ne rapportera que dans cinq ans, lorsque les caféiers seront à maturité. Ici se termine le deuxième film.
1991. Le temps de la récolte, de l’enrichissement, est arrivé. Les Connolly sont de retour pour la troisième fois. Mais rien ne va plus. Subitement les cours du café s’effondrent. Joe s’emploie à expliquer aux Ganigas ce qui se passe, à les convaincre d’être patients et, pour ne pas perdre la totalité du travail déjà investi, d’accepter de travailler à salaire réduit en attendant la remontée des cours. Black Harvest, c’est le temps de l’incompréhension. Les Ganigas n’ont pas la même conception du temps et ne comprennent pas les mécanismes économiques ni les lois du marché ; ils sont frustrés et se croient trompés par Joe. De plus, au même moment, la guerre intertribale – endémique – se déchaîne. Respecter les obligations d’alliance, défendre les siens, venger ses morts, tout cela devient prioritaire. Joe voudrait que la survie de la plantation et de l’entreprise à laquelle sont associés les Ganigas passe avant. Il ne réussit pas à les convaincre. A court d’arguments, il tente de frapper leur esprit par une provocation stupéfiante : pour leur faire comprendre ce qui va arriver si le café n’est pas ramassé et pourrit sur les branches – c’est un des moments forts de Black Harvest – il organise une mise en scène ayant une forte charge affective et symbolique pour les Papous. Les grains de café pourri, comme le corps d’un défunt, sont placés dans une natte suspendue à deux poteaux conformément au rituel des funérailles. Il tente de détourner l’efficacité symbolique du rituel à son profit ; cela ne marche pas, les Ganigas sont scandalisés. Joe connaît bien les Ganigas mais il ne les comprend plus. La récolte est perdue. Joe s’effondre ; il pleure. Il a échoué, économiquement, bien sûr ; mais il ne s’agit pas que de cela, on le sent bien. Son projet n’était-il pas de faire sortir son peuple – qu’il croyait être prêt à le suivre jusqu’à faire de lui leur chef – de ce qu’il considère comme un monde dépassé, cruel et probablement sans avenir ?
Si Joe Leahy’s Neighbours et Black Harvest sont des films très prenants et très émouvants, ce sont aussi des films ethnographiques très réussis. Les réalisateurs nous montrent des manifestations de la culture papoue d’aujourd’hui dans sa relation critique – désir, envie, emprunt, détournement, incompréhension, rejet – à la culture occidentale et à ses attributs. La force de ces films vient de ce que ces manifestations sont saisies sur le vif, dans des situations d’interactions, où les protagonistes ont à se débrouiller avec les autres et avec la réalité, et non pas, comme dans la plupart des documentaires, sur la foi de ce que les personnages confient au réalisateur avec ce que cela comporte d’inévitable auto-complaisance et de secrètes dissimulations. Bob Connolly et Robin Anderson ont fait beaucoup de terrain, parlent couramment le pidgin et ont habitué les villageois à leur présence « filmante ». Ils sont si bien parvenus à s’intégrer aux situations que les choses se passent comme s’il n’y avait ni tiers ni caméra, et cela même dans la situation d’entretien.
A ce point d’intimité avec le réel dans ce qu’il comporte de complexe et de contradictoire – ce que le documentaire atteint rarement, privilégiant davantage la réalité personnelle d’un individu –, leurs films ressemblent à des fictions ; et ce d’autant plus qu’ils ont été conçus et construits dans le but de raconter une histoire.
L’intérêt exceptionnel de ces films ne tient pas au fait que les réalisateurs auraient eu la chance de détenir un très bon sujet et de se trouver là, au bon moment, en position de réaliser ce qu’on appelle un scoop. On pourrait avoir cette impression en voyant leurs films. En fait, ce qui donne l’impression d’être toujours au cœur de l’action, c’est leur capacité à savoir être là quand il le faut, à choisir les moments qui sont pertinents du point de vue du fil conducteur qu’ils ont déterminé.
Alain Morel
© Terrain 1992
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NOTES
[1] Les frères Leahy, Michael et Dan, et James Taylor.
[2] Distance sociale qui se révèle avec brutalité lorsque Joe, en cela aussi ségrégationniste que n’importe quel colon, interdit à Popina Maï, l’usage des toilettes de sa villa.