Sacs de frappe contre barres de danse, gants de boxe contre pointes d’étoiles… Les deux pratiques artistiques et sportives inspirent ces temps-ci les cinéastes, de fictions comme de documentaires, qui ont décidé de cogner un peu plus haut que la ceinture.
Ces réalisateurs-là ont la perfection du geste pour horizon (le leur, et celui de leurs personnages) ; ce mouvement pensé, réfléchi, répété avec pugnacité lors de son exécution physique comme dans l’abstraction de sa pensée. L’esprit concentré, le corps maîtrisé, pétri de volonté et de discipline, boxeuses, boxeurs, danseuses et danseurs musclent les films qui viennent s’y frotter.
David Aronofsky s’est d’abord accroché à un catcheur décadent dans The Wrestler avant de virevolter autour des danseuses de Black Swan. Chemin inverse pour Frederick Wiseman qui, après avoir filmographié le Ballet de l’Opéra de Paris dans La Danse, revient sur le devant de la scène avec un documentaire consacré à une petite salle de boxe des Etats-Unis dans Boximg gym – qui, par ailleurs avec The Fighter, affrontait une concurrence toute trouvée lors de sa sortie en salles en France (9 mars 2011).
« Certaines personnes disent que le catch est la plus basse des formes d’art, et d’autres que le ballet est la plus haute, et pourtant ces deux disciplines ont beaucoup de points communs« . Frederick Wiseman lui-même confirme la richesse des aller-retours possibles entre ces 4 ou 5 films… Nous nous contenterons ici de souligner quelques-uns des aspects qui font de la 27ème réalisation du documentariste (octogénaire) américain une œuvre remarquable.
Après les hôpitaux (Titicut Follies, 1967), les camps d’entraînement de l’armée (Basic Training, 1971) ou les guichets de l’aide sociale (Welfare, 1976), l’institution qui a cette fois accueilli le cinéaste prend donc la forme d’une modeste salle de sports d’Austin, Texas, tenue depuis 16 ans par Richard Lord, ancien boxeur professionnel reconverti en grand ordonnateur de ce petit temple. Le décor célèbre la sacralité du lieu. Les affiches de combats mythiques (De la Hoya vs Ruelas, Mayweather vs Chavez) côtoient sur des murs défraîchis celles de films passés à la postérité (Raging Bull, Martin Scorcèse, 1980). Les cloisons sont à l’image des conditions d’entraînement : rudes, et sans chichi. Ni chauffage ni air conditionné pour adoucir le confort des boxeurs. Comme les danseuses, ils sont avant tout là pour faire souffrir leur corps, et livrer leur âme à une catharsis parfois rédemptrice.
La salle semble exigüe en dépit des miroirs qui viennent en dédoubler les perspectives, mais on n’a jamais fini d’en faire le tour – tel un sportif sur le ring, finalement. On a la sensation que le cameraman (John Davey) ne peut se retourner sans heurter un punching-ball ou perturber une séance de musculation. Le désordre apparent qui règne dans Lord’s Gym emplit le cadre jusqu’au débordement. Là où La Danse magnifiait la grâce par l’aspiration d’un espace immense, Boxing Gym canalise sa force en excluant quasiment le hors-champ. C’est, paradoxalement dans ce film, une richesse sémantique : en concentrant presque tout en leur centre, les images accumulent tellement d’éléments visuels qu’on peut s’y perdre à chaque nouveau regard.
Dans ce dédale de cordes évoluent des boxeurs de tous âges, novices ou confirmés, hommes et femmes, petits, gros, hispanophones et anglophones, agiles, maladroits, noirs ou latinos… 50 dollars par mois pour un accès personnalisé – et privilégié – à cette modeste structure d’entraînement. Un lieu où l’on vient tout aussi bien pour extérioriser ses affres personnelles que pour la simple « noblesse de l’Art ».
Comme souvent avec le documentariste américain, le patchwork humain qui compose son film n’est « que » paysage, fresque. Aucun personnage n’existe dans la durée pour complètement se déployer d’un point de vue narratif. Il n’y a pas de protagoniste, si ce n’est Richard Lord qui permet au film d’exister, de résister, et à sa salle de boxe de tenir le choc. Le personnage principal du film reste, finalement et tout simplement, la boxe – ainsi que la violence qu’elle sous-tend. Peu de point d’identification, en tout cas : le spectateur n’a d’autres repères que les jeux de jambes des athlètes.
Wiseman, d’ailleurs, ne cherche pas à construire des liens exceptionnels avec les personnes qu’il filme. Il ne « réalise pas de documentaires pour se faire de nouveaux amis »: « Quand nous tournions, il y avait un mouvement constant dans la salle. Les athlètes allaient et venaient. Parfois, la séquence d’un boxeur correspondait à la seule et unique fois que nous le voyions. J’ai commencé à filmer dès le premier jour et il n’y a pas eu de différence dans le comportement des personnes filmées entre le premier et le dernier jour de tournage. C’est mon paradigme : commencer à filmer dès les premiers instants. Les vieilles coutumes ont la vie dure, vous savez ».
La représentation de ce ballet de sueur ne souffre d’aucun trou d’air. Les premiers plans insufflent leur souffle au film par la rigoureuse minutie du découpage et la cadence du montage collé au rythme des respirations des boxeurs. Inspiration, expiration mais aussi bruit d’un scratch de gant ou sonnerie de la cloche indiquant la fin d’un round… Tout est précis, resserré, aussi pointu qu’un uppercut bien placé sur le coin du menton. Et tout passe d’abord par les territoires sonores du film.
Boxing Gym est finalement presque méditatif. Sur la violence constitutive de la société américaine, d’une part – brutalité qui reste d’ailleurs au vestiaire. Les quelques conversations glanées entre boxeurs évoquent par exemple la tuerie de Virginia Tech (33 morts en 2007). D’autre part, ce film – extraordinairement ramassé pour Wiseman (91 minutes !) – réfléchit à certains égards sa propre pratique du cinéma. Le documentariste américain a tourné pendant 6 semaines, amassé plus de 150 heures de rush qu’il a détricotés, assemblés, composés pendant 7 mois. Le montage reste le cœur de sa création, et Wiseman se charge uniquement du son pendant le tournage. C’est l’élément central de la représentation et de sa construction, tout spécifiquement sur ce film.
Comme les boxeurs, Wiseman regarde de biais et écoute pour anticiper les mouvements qu’il entend filmer. « Rester en appui sur ses pieds pour mieux affronter l’attaque », conseille l’un des hommes de la salle. On imagine très bien le cinéaste les yeux rivés sur le sol pour scruter les pieds des boxeurs, et les oreilles toutes ouïes au moindre de leurs souffles. Il s’agit de « sentir » leurs déplacements. Comme le suggère un autre habitué des lieux, il faut être dans le rythme, et très réactif : « Coup, abaissement, désaxage, esquive rotative pour contrôler l’adversaire ».
Il n’existe aucun combat, aucun match véritable dans Boxing Gym, pas de « show ». Tout est concentré sur le dur labeur de l’entraînement. En cela, le film sonne comme l’antichambre de la fiction, son avant-scène non spectaculaire. Frederick Wiseman filme des coulisses, le travail avant la représentation. Il immortalise aussi un lieu et ses occupants sans jamais se mettre lui-même en scène. Sa maestria n’est jamais ostensible.
Le cinéaste est passé par Austin, Texas. Il y est arrivé à l’aube, en est parti au crépuscule. Sans lui, la vie continuera de la même manière. Il a simplement enregistré un instant, un moment peut-être symptomatique de son époque. Mais n’allez surtout pas lui dire que son film est un chef d’œuvre du « cinéma vérité » : « Je n’aime pas ce terme, c’est pompeux. Et je n’aime pas non plus l’expression « cinéma direct ». Je pense réaliser des films narratifs dramatiques basés sur des événements non prévus. C’est une manipulation d’éléments non manipulés. Cela me semble la seule façon de faire, biaisée, manipulée, mais juste. C’est mon obligation ».
Cédric Mal
Les précisions du Blog documentaire
1. Deux entretiens avec Frederick Wiseman…
En Anglais avec Arte :
En Français avec Universciné :
2. Parmi les interviews que Frederick Wiseman a accordées en marge de la sortie de Boxing Gym, on notera celles données à Telerama, à Trois Couleurs ou encore à Critikat.
3. Gallimard, en coédition avec le MOma, vient de publier un ouvrage collectif sur Frederick Wiseman, dans le sillage de la rétrospective que le Musée d’Art MOderne de New York lui a consacrée.
4. Frederick Wiseman termine actuellement le montage d’un (déjà !) nouveau film consacré au Crazy Horse. Après la Comédie Française et le Ballet de l’Opéra, le documentaire viendrait clore la « trilogie parisienne » de Wiseman.
Crazy Horse sera soumis à Cannes. Le cinéaste poursuivra ensuite son œuvre en s’intéressant à une très grande université américaine (Berkeley).
5. Fiche technique :
Réalisation : Frederick Wiseman.
Directeur de la photographie : John Davey.
Son: Frederick Wiseman.
Montage : Frederick Wiseman.
Production : Zipporah films, 2010.
Distribution : Sophie Dulac.
vidéo, 91mim, couleurs.
J’ai vraiment hâte de voir ce documentaire que vous dépeignez si bien! Après la danse, la boxe, encore une fois un regard sur des corps maîtrisés, acharnés, à la recherche du mouvement parfait. Les deux disciplines, il faut le croire, on plus de points communs que ce que l’on pourrait penser au premier abord!
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