Il aura fallu attendre deux ans et demi pour que Mes chers espions sorte en salles ce 4 janvier 2023. Deux années et six mois après que Le Blog documentaire l’a découvert lors de l’étrange et minimale édition 2020 des États généraux du film documentaire de Lussas. C’était en plein-air, sous les étoiles aoûtiennes de l’Ardèche, et c’est désormais dans une salle obscure de l’hiver parisien que l’on peut le découvrir. Il est à l’affiche au Saint-André-des-arts dans le 5ème arrondissement de Paris. Prenons le pari que d’autres exploitants organiseront des projections du documentaire de Vladimir Léon. La critique qui suit, elle, fût écrite en août 2020. La valise à souvenirs peut s’ouvrir à nouveau, la vodka est encore fraîche, reprenons la route vers Moscou.
Deux frères, Pierre et Vladimir, se demandent si leurs grands-parents russes ont travaillé pour les services secrets soviétiques durant les années 30 et 40 à Paris. Après avoir ouvert une valise appartenant à leur famille, ils partent enquêter en Russie. Au fil des rencontres et des conversations, des photos jaunies et des verres de vodka, les mondes perdus ressurgissent et viennent hanter le présent.
Présentation du réalisateur
Né en 1969 à Moscou, Vladimir Léon quitte l’URSS à l’âge de six ans. Scolarité française, mais grandes vacances russes, qui permettent d’entretenir le bilinguisme et d’expérimenter les nuances du système de Brejnev à Andropov, d’Andropov à Tchernenko et de Tchernenko à Gorbatchev. Il retourne en Russie à l’époque de Poutine pour y filmer Le Brahmane du Komintern. Auparavant, il se sera beaucoup replongé dans l’histoire politique russe avec un film précédent, Nissim dit Max, co-réalisé avec son frère Pierre. Dernière incursion en date dans le passé familial soviétique avec un court métrage documentaire consacré à sa tante Nina, Adieu la Rue des Radiateurs – Nina. Vladimir Léon a par ailleurs réalisé des fictions : Loin du front, avec Harold Manning et Les Anges de Port-Bou moyen métrage tourné sur les traces du philosophe Walter Benjamin. En 2013, avec la chorégraphe Julie Desprairies, il tourne un film de danse et d’architecture, Cinq points de vue autorisés sur les Courtillières, avant d’achever en 2014 un portrait du sculpteur Raphaël Zarka, Le Polyèdre et l’Eléphant, coproduit avec le Centre Pompidou.
Vladimir Léon a également été acteur pour Louis Skorecki, Serge Bozon, Jean Paul Civeyrac, Eric Rohmer, Pierre Léon, Christine Laurent, Pascal Bonitzer, Axelle Ropert.
(Source : SaNoSi Productions)
Deux frères en balade. Voilà ce que je retiens le plus précieusement de Mes chers espions, angle autant immédiat que tenace, et délibérément subjectif, pour aborder cette œuvre documentaire. Deux frères qui savent très bien que l’histoire de leur famille rejoint la grande Histoire. L’aîné, Pierre, et le cadet, Vladimir. Le premier, réalisateur lui aussi – mais ayant fabriqué d’autres films que son jeune frère (et qui donne l’impression d’être historien tant son érudition sur la Russie soviétique paraît immense) et le second, réalisateur également – mais du film dont il est question ici (et vraisemblablement aussi féru de cette histoire que son aîné). Deux frères sur la route russe et russophone de leur passé familial, sur les chemins de leur mémoire. Une telle aventure, qui les concerne aussi bien l’un que l’autre, qu’ils partagent intimement, ne pouvait qu’être vécue à deux. C’est d’une telle évidence en visionnant le résultat qu’on peine à imaginer le cadet parti seul dans les méandres de ce voyage sans son grand frère pour compagnon, guide parfois, confident souvent, camarade toujours.
On sent que répondre à cette question mystérieuse, « Mes grands-parents étaient-ils des espions soviétiques dans le Paris des années trente ? », est proche d’une lancinante et nécessaire obsession qui traverse toute la vie de ces deux hommes. Certes, au départ, Pierre marque une certaine réticence face à la perspective de déterrer la valise à souvenirs, et le petit frère se doit d’user de tout son sens de persuasion pour l’entraîner avec lui dans son projet. Mais une fois lancé dans le jeu de la chasse aux indices, la stimulation, l’implication que l’on perçoit sur lui, chez lui, sont si visibles qu’il n’y a pas une once d’hésitation à définir aussi comme obsédant son rapport à ce passé franco-russe. Mais également comme fondamental dans la construction personnelle et dans l’imaginaire individuel qui les ont fait devenir ce qu’ils sont. Alors, oui, ouvrir la valise à archives parentales. Alors, oui, partir, repartir, encore une fois, au cœur de la Russie. Et continuer à accumuler les preuves, les traces, les notes, les images d’antan. Je comprends parfaitement cette nécessité – aussi bien que l’envie de vivre tout cela en duo, comme des frères, des fils, et même des petits-fils.
Sous cet angle, inutile de préciser que ce sont d’ailleurs les scènes d’échange et de communion entre Pierre et Vladimir qui constituent les moments les plus marquants de ce documentaire. Les discussions auxquelles on assiste lorsqu’ils commentent les découvertes qu’ils font au fil du tournage ; donnent leurs avis ; comparent leurs souvenirs ; étayent leurs réflexions ; boivent de la vodka (logique locale) ; mais aussi, et la force surprenante de cet instant est si puissante qu’on croit rêver, qu’on pense halluciner, qu’on met quelques secondes avant de réaliser ce qui se déroule réellement sous nos yeux : lorsqu’ils dansent ! Lorsqu’ils dansent sur la mini-piste improvisée d’un étrange bar de nuit perdu au fin fond de la province russe ! Tous ces moments, disais-je, demeurent sans commune mesure les séquences de ce documentaire les plus passionnantes, les plus plaisantes, les plus profondes ou les plus émouvantes – à chacun son adjectif.
Bien évidemment, Mes chers espions n’est pas qu’un film sur la fraternité (dans son acception la plus familiale). Comme le troisième terme de son titre l’indique, il existe aussi d’autres personnages. Et en tout premier lieu leurs grand-parents, Russes blancs ayant émigrés en France après 1917, devenus possibles espions à la solde de l’URSS dans les années 30, puis résistants pendant la Seconde guerre mondiale et enfin étrangers expulsés du territoire français par la DST en 1948. Avant de revenir dans leur pays d’élection dans les années 70. Et c’est avec ces potentiels espions que le documentaire part aborder les rives de l’Histoire, accostant sur les conséquences de la révolution bolchévique, puis s’amarrant sur les bords désastreuses des purges staliniennes, abordant en creux la guerre d’Espagne, se confrontant aussi à l’occupation allemande, et décrivant en passant le milieu des exilés russes en France. Le tout dépeignant très bien ce que furent les pressions en tout genre subies par des citoyens évoluant sous un régime totalitaire avant de voir ces pressions-là se modifier par la grâce d’un relatif desserrement de l’étau dictatorial (à partir de Brejnev).
Cette traversée parsemée d’escales permet donc une plongée documentaire dans le passé historique, toujours à hauteur d’hommes et de femmes, piqûres de rappel pour les spectateurs déjà initiés, apprentissage pour les autres par les outils du cinéma, d’un pan essentiel de l’Histoire de la Russie et de ses relations avec la France. Cette plongée ressemble à un kaléidoscope constitué d’archives, d’extraits filmiques divers et variés, de photographies d’époque, d’entretiens des protagonistes et de lectures de textes écrits au cœur des événements ou a posteriori. Un travail de reconstitution qui se calque sur le mécanisme filandreux et aléatoire qui caractérise souvent la mémoire. Autant le voyage russe des deux frères semble narré tel qu’il s’est déroulé, autant les récits de l’histoire des grands-parents et de leurs deux filles surviennent dans un ordre qui ne respecte pas toujours la chronologie historique, allers-retours permanents dans différentes époques, souvenances soudaines et révélations jaillissant à l’écran en un désordre paradoxalement harmonieux.
C’est en ce sens – et par ce biais – que la situation actuelle de la Russie, pays dirigé d’une « main de fer » (comme l’on dit dans les médias) par le même homme depuis plus de vingt ans (depuis 1999), est mise sur le tapis narratif… en plein milieu du film. Choix étonnant et audacieux pour parler d’aujourd’hui des circonstances politiques de notre époque contemporaine qui, pourtant, découlent assurément de l’évolution historique que l’enquête des deux frères Léon s’évertue à reconstituer – ère brûlante d’actualité qui aurait dû en toute logique être placée à la fin. Ce présent, et c’est heureux, est toujours lui aussi raconté à hauteur d’individus, volonté farouche d’un cinéaste qui désire aborder la grande Histoire par le prisme de ceux et celles qui au quotidien en vivent – en subissent apparemment – les conséquences, les effets comme les méfaits politiques et sociétaux.
Mes chers espions, cet ample et protéiforme documentaire (2h14), qui rappelle à certains moments Retour à Kotelnitch d’Emmanuel Carrère (2003), a l’honnêteté de se terminer sur une impression d’inachevé, l’investigation des deux frères pour percer le mystère de leur interrogation de départ (« Mes grands-parents étaient-ils des espions soviétiques dans le Paris des années trente ? ») ne trouvant pas une réponse complète et assurée. Et si c’est honnête, c’est que tel n’est jamais le cas quand on ouvre une valise familiale, que l’on cherche à donner un sens précis à ce qu’elle contient : au sein de toutes les volutes incertaines de cette brume fascinante qu’est l’Histoire, la grande comme la petite, il faut avoir l’audace de s’accorder sur ce point, même si cela paraît infiniment contradictoire : « Il n’y a rien de plus vivant que le passé« 1.
Benjamin Genissel
Note
1 Fulgurance en apparence démentielle – mais en vérité extrêmement logique – de Jean-Claude Carrière dans N’espérez pas vous débarrasser des livres, livre d’entretiens avec Umberto Eco (Grasset, 2009)
Plus loin…
Un entretien avec Vladimir Léon sur France Culture le 4 janvier 2023