Suite et fin de notre trilogie sur Chris. Marker (qui aura sans doute plusieurs prolongements). Le Blog documentaire a en effet tenu à saluer ici le travail de ce cinéaste incomparable…
De Lettres de Sibérie (1957) à La Jetée (1962) en passant par Le Fond de l’air est rouge (1977), Sans soleil (1983), Le Tombeau d’Alexandre (1992) ou encore Chats perchés (2004), Chris. Marker n’a eu de cesse d’explorer, d’inventer, de forger finalement son propre langage cinématographique et, à chaque fois, ces essais sont devenus des références.
Retour ici sur une œuvre d’exception avec un coup de projecteur sur la « fiction documentaire » telle qu’envisagée par le cinéaste. Et pour bien comprendre ce propos, peut-être est-il d’abord souhaitable – si ce n’est déjà fait ! – de lire nos deux premiers textes dédié à Chris. Marker, consacrés au « point de vue documenté » et à « la démarche documentaire« .
« Montages et démontages du regard,
Chris. Marker documentariste » (3/3)
« Ce que nous aurons cherché à faire apparaître, ce sont, à côté de ceux qui ballotent à leur gré le hasard et la solitude, des hommes et des femmes autant que possible intégrés à leur milieu social, et conscients de ce qu’ils voudraient faire de leur vie. (…) Ce film, Joli mai, voudrait s’offrir comme vivier aux pêcheurs de passé de l’avenir. À eux de tirer ce qui marquera véritablement et ce qui n’aura été que l’écume. » (Marker cité par Gauthier 2001 : 94)
La fiction documentaire
L’adresse que fait Marker aux « pêcheurs de passé de l’avenir » rappelle la formule poétique qu’Hannah Arendt emploie pour parler de Walter Benjamin : « le pêcheur de perles » dans ses Vies politiques (Arendt 1986 : 291-306). Et la proposition de Marker n’est pas sans rappeler l’analyse que fait Arendt de la pensée de Benjamin sur la formation de l’histoire. Une formation qui semble appeler tant chez Benjamin que chez Maker une fragmentation et un fictionalisation du regard.
« Pour autant que le passé est transmis comme tradition, il fait autorité. Pour autant que l’autorité se présente historiquement, elle devient tradition. (…) En cela, il [Walter Benjamin] devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé, s’était substituée sa « citabilité » (…) Par conséquent, la force de la citation « n’est pas de conserver, mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire. (…) La vérité se rapportait à un mystère, et c’était la révélation de ce mystère qui faisait autorité. La vérité (…) n’est pas « un dévoilement qui détruit le mystère mais la révélation qui lui rend justice. » (Arendt 1986 : 291-294)
Concevoir l’œuvre comme fragment, c’est alors la possibilité d’organiser une histoire en interrogation, en recherche constante. Ce principe porté à valeur générale donne une nouvelle place à l’idée et au cadre historique. Chaque image va donc porter en elle ce changement car elle représente un présent en marche. Cette démarche traduit une volonté de comprendre le passé, un passé pensé au présent, c’est-à-dire à travers le filtre du regard de l’homme derrière le récit (ou l’image). Par la « violence » de l’interprétation et « la force meurtrière d’idées nouvelles» (Arendt 1986 : 300) chaque fragment a une puissance de mystère. Devant ces fragments exposés comme tels une lecture simple n’est plus possible. Ils nécessitent un travail tant à la conception qu’à la réalisation. La constitution d’une collection de fragments montre les possibilités d’écoute et d’illumination mutuelle que ces fragments permettent et se faisant, elle met en avant l’impossible unité de la démarche historique. Et si, pour Benjamin, comme l’écrit Arendt, « citer c’est nommer » (Arendt, 1986 : 303), pour Marker, le regard se présente comme une énigme, une question. On retrouve cette pensée notamment dans son approche du portrait, comme ici dans son article sur William Klein paru en 1978 dans Graphis :
« Alors que, quel que soit l’intérêt particulier du film, de la photo ou du tableau, le truc véritablement passionnant, le phénomène, c’est la totalité de ces expressions, leurs correspondances évidentes ou secrètes, leur interdépendance, leurs rimes. Ce qui fait que ce peintre ne devient pas photographe, puis cinéaste, mais part d’une seule et unique préoccupation – percevoir et transmettre – pour la moduler dans tous les états possibles de la représentation. Comme s’il émettait un faisceau particulièrement intense dont des écrans de matières et de formes diverses nous décrivent, en s’interposant, le chiffre. Un laser de Brighton. » (Marker, 1978 : 495).
Pour Marker, le portrait est un essai où se tressent de multiples trames, où émerge, non pas une entité plane et pleine, mais une multitude de facettes, de fragments qui forment une complexité en mouvement. Cette proposition pour le portrait stigmatise l’ensemble de la démarche de Chris. Marker, une démarche documentaire qui investit le fait, l’acte, la personne historique. L’acte de l’historien, l’acte du documentariste, de façon générale, l’acte de mémoire deviennent alors poétiques, c’est « arracher au passé et rassembler autour de soi », comme des « éclats de pensée », comme une perle rare qui ne ressuscite pas une époque mais qui en montre la vie, la beauté : c’est-à-dire son temps écoulé et toujours en mouvement. Marker décline le lien qui se crée par et à travers des images. C’est ce processus que travaille Le Tombeau d’Alexandre représentant, tout comme Level Five, l’idée de fiction documentaire. Marker, dans ces deux films, met en avant le récit de la formation d’une image. L’image devient le lieu de médiation dans la mesure où elle s’inscrit en interrogation, en proposition d’échange. Marker ne pose pas ses images comme « ce qui s’est passé », il les présente comme ce qu’il a vécu, des moments de vie à partager, à échanger.
Avec Le Tombeau d’Alexandre (1993), Maker propose de documenter la vie d’un homme, un ami comme Marker aime à le préciser, et à travers lui, de toute une génération. Au-delà de l’hommage, du « tombeau » à proprement parler, c’est l’acte documentaire qui engage le film. Comme le précise Marker dans le texte de présentation du DVD du film, il voit avant tout la vie de Medvedkine comme « un fil conducteur pour explorer la tragédie de notre siècle ». Or, cet acte documentaire repose, par nécessité sur une reconstitution. Le projet est ici, en effet, de créer une mémoire qui n’existe pas à proprement parler, puisque, comme le précise encore Marker dans ce même texte de présentation du DVD : « Cet homme exemplaire était à peu près inconnu aux années soixante. Son nom ne figure même pas dans le dictionnaire de Sadoul ». En effet, ce film est un hommage à Alexandre Medvedkine, cinéaste russe inconnu en Europe et presque inconnu de ses contemporains. Cet hommage met en lumière tout le paradoxe d’une mémoire d’un présent effacé. Il ne s’agit donc pas de conserver la mémoire, dans ce cas, mais de la créer. La question devient alors « Qu’est-ce qu’une mémoire ? Et qu’est-ce qu’un documentaire comme genre de fiction ? ». Dans ce contexte, la force du documentaire se dévoile au grand jour. Le documentaire fait ici œuvre de fiction par obligation historique, mais il pose cependant par ce fait l’ambiguïté qui le nourrit. Et si Jacques Rancière titre son article sur ce film « Fiction de mémoire » c’est qu’il propose une définition bien particulière de la mémoire : la mémoire vue comme fiction.
« Une mémoire, c’est un certain ensemble, un certain arrangement de signes, des traces, de monuments. Le tombeau par excellence, la Grande Pyramide, de garde pas la mémoire de Chéops. Il est cette mémoire. » (Rancière 1999 : 36)
Et c’est précisément ce travail que va mettre en place Chris. Marker en organisant, dans Le Tombeau d’Alexandre, la définition et une proposition de mémoire documentaire.
« Chris. Marker oppose aussi deux manières de penser le temps et son rapport à la vérité. Il nous montre que la mémoire doit se constituer contre la surabondance des informations aussi bien que contre leur défaut. Elle doit se construire comme liaison entre des données, entre des témoignages de faits, des traces d’actions (…) cet arrangement d’actions dont parle la Poétique d’Aristote et qu’il appelle : non point « mythe », renvoyant à quelque inconscient collectif, mais fable ou fiction. La mémoire est œuvre de fiction. » (Rancière 1999 : 37)
La fiction est ici à entendre non comme l’outil d’une propagande mais comme le veut son étymologie, c’est-à-dire dans le sens de forger. « La fiction, c’est la mise en œuvre de moyens d’art pour construire un « système » d’actions représentées, de formes assemblées, de signes qui se répondent » (Rancière 1999 : 37). Marker entre dans ce cheminement en proposant des fictions documentaires, des images-récits, comme des récits de voyage dans un siècle, dans une vie que le lecteur-visiteur prend et fait sienne en imposant un autre imaginaire à l’imaginaire présenté : le sien. Marker insiste beaucoup sur la notion d’échange, de passage de ses propres images à celles de celui qui les reçoit. Ce qu’accomplit Marker avec Le Tombeau d’Alexandre permet de redonner à penser le rapport image/histoire en mettant en avant le paradoxe radical de toute image : l’image est avant tout un cache, elle se pose entre celui qui la fait et celui qui la regarde, l’image est un écran.
« Marker part de l’idée que, derrière les images, il y a les intentions, plus qu’un regard : une vision, qui lui a donné du sens par son parcours dans le visuel et son interprétation. Tout le « drame » de l’image réside dans ce paradoxe : qu’elle semble saisir le monde comme il est, et que, pourtant, (…), elle recèle des pensées qui, elles, risquent fort d’être enfouies on ne sait où. » (Jost dans Habib et Paci 2008 : 76)
Et si toute image est une intention, dans une perspective historique, cette donnée n’est pas seulement à prendre en compte à la création mais aussi à la réception. Le travail de Marker dans Le Tombeau d’Alexandre et dans l’ensemble de son œuvre, repose sur l’interrogation des archives, c’est-à-dire le questionnement de l’intention qui les sous-tend. Cette démarche est d’ailleurs exposée en trois vers par Marker lui-même, dans Le Train en marche (1971) :
« D’abord le regard
ensuite le cinéma
qui est l’imprimerie du regard. »
Le regard pour Marker c’est donc la volonté, l’histoire individuelle portée à la collectivité via les images. L’acte documentaire et cinématographique de Marker se trouve alors précisément dans la mise en fiction de ce regard pour « provoquer la pensée ». Ainsi la valeur de la trace qu’est l’image « dépend à la fois de ses utilisateurs et de ses spectateurs » (Jost dans Habib et Paci 2008 : 82) car le procédé de fiction documentaire que met en place Marker montre l’indicibilité fondamentale des images dans le processus historique. L’action documentaire se tisse entre réalité et fiction par le regard exposé du réalisateur mais aussi par le travail effectué par le spectateur pour décomposer ce regard et le comprendre dans toute sa complexité individuelle et historique. Chris. Marker travaille la fiction documentaire comme autant de rapport aux faits. Le cinéma documentaire se construit ainsi dans son rapport à la fiction. La fiction offre un regard, une histoire, le montage d’un imaginaire mental, le documentaire propose une trace, des documents qui seront subversifs par les champs de vision qu’ils ouvrent mais aussi par le champ de réflexion qu’ils laissent.
Le principe de fiction documentaire que propose Chris. Marker dans nombre de ses films montre avant tout la nécessité de documenter l’oubli. Que ce soit l’acte narratif dans Joli mai quand Marker évoque les morts du métro Charonne avec une place de la République où « pour la première fois à midi on a pu entendre un oiseau chanter ». Ou que cette évocation passe par une reconstitution consciente, assumée, nécessaire comme avec L’Ambassade (1973) pour évoquer le coup d’État de Pinochet au Chili en 1973, Marker propose de penser l’histoire dans sa forme même, le document par l’acte documentaire en mettant en avant la nécessité d’accepter la fiction pour « mettre en scène l’imaginaire » (Gauthier 2001 : 108). Les films de Marker répondent ainsi à ce que Breschand nomme des films exemplaires : « Ce que leur invention formelle met en jeu, ce n’est pas simplement une idée du documentaire, ni uniquement une vision du Réel, mais avant tout une pensée du cinéma et de ses puissances. » (Breschand 2002 : 3)
Chris. Marker est un pêcheur de perles. Il passe le témoin à ceux qu’il écoute et met en scène, à ceux qu’il documente. Il laisse la parole à « ces pêcheurs de passé de l’avenir » à qui il donne la charge de choisir entre les vagues et l’écume. Le cinéaste marque sa présence, son implication pour mieux montrer le processus documentaire et mettre en avant l’événement, l’action ou les personnes documentées. Marker cherche à « inventer le hasard » en laissant le tournage construire les séquences (mêmes si le montage les organise par la suite). Les fictions documentées et documentaires de Marker offrent un regard, un point de vue personnel assumé. Et c’est cette subjectivité mise en lumière, exposée par la fictionalisation du processus documentaire qui est proprement subversive. L’acte documentaire est subversif ici car il engage la mise en partage d’une responsabilité entre l’auteur et le spectateur. L’auteur s’exprime ouvertement, en son nom, et le spectateur se trouve ainsi confronté concrètement au dispositif mis en œuvre dans la représentation. L’ensemble des films de Marker semble s’inscrire dans cette dynamique, ce cheminement que l’on peut qualifier de politique. S’il fallait trouver, de façon générale, ce qui réunit les films de Marker ce serait peut-être l’idée qu’ils constituent tous la réalisation d’une démarche engagée pour la pensée et le partage d’un commun via le cinéma.
A regarder la filmographie de Marker nous pourrions faire l’histoire de la seconde moitié du 20e siècle. Une histoire des grands événements mais aussi des techniques audiovisuelles. Car finalement ce que documente Marker c’est l’acte même de documenter par l’image. Dans l’ensemble de ses films, Marker décline la place de la fiction mais surtout de l’autre et du je, éléments radicaux pour penser le politique et faire de l’image une histoire.
Émilie Houssa
Épisode 1 : « Chris. Marker : Le point de vue documenté«
Épisode 2 : « Chris. Marker : La démarche documentaire«
Plus loin…
1. Émilie Houssa est docteure en cinéma. Sa thèse porte « Images documents. Arts et acte documentaire au quotidien ». Chargée de cours à l’université Paris III – Sorbonne Nouvelle, Émilie Houssa travaille par ailleurs avec Le Bal, à Paris, et à la Cinémathèque française.
2. Repères bibliographiques :
– Amiel, Vincent (1998). « L’impossible naïveté du regard », Positif (446), 80-81.
– Arendt, Hannah (1986 [1974]). « Le pêcheur de perles », in Vies politiques, Paris : Gallimard, 291-306.
– Bellour, Raymond (2000). « Le cinéma après les films », Artpress (262), 22-52.
– Breschand, Jean (2002). Le Documentaire, l’autre face du cinéma, Paris : Cahiers du cinéma.
– Eisenreich, Pierre (1998). « Les petites fictions du documentaire », Positif (446), 87-89.
– Gauthier, Guy (1995). Le Documentaire, un autre cinéma. Paris : Nathan.
– Gauthier, Guy (1998). « Le documentaire entre cinématographe et télévision », Positif (445), 80-85.
– Gauthier, Guy (2001). Chris. Marker écrivain multimédia ou Voyage à travers les médias. Paris : L’Harmattan.
– Habib, André et Paci, Viva [sous la dir.] (2008). Chris. Marker et l’imprimerie du regard. Paris : L’Harmattan.
– de Latour, Eliane (2006). « Voir dans l’objet : documentaire, fiction, anthropologie », Communications (80). Paris : Editions du Seuil, 183-198.
– Marker, Chris. (1978). « William Klein », Graphis (33).
– Millet, Raphaël (1998). « Regard citoyen et prise de parole. Retour du documentaire, retour du politique », Positif (446), 82-86.
– Niney, François (2009). Le Documentaire et ses faux-semblants. Clamecy (France) : Klincksieck.
– Pourvali, Bamchade (2003). Chris. Marker. Paris : Les petits cahiers.
– Rancière, Jacques (1999). « La Fiction de mémoire. A propos du Tombeau d’Alexandre ». Trafic (29), 36-47.
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