Pour terminer cette année 2012, pas de bilan mais une perspective ! Celle de l’avenir du cinéma africain. Le Blog documentaire se penche ici sur les dernières rencontres du Tënk Africadoc, grâce à cet impeccable compte-rendu d’Olivier Barlet initialement publié sur Africultures.

Image 117-19 octobre 2012 : pour cette 10e édition du Tënk Africadoc, des documentaristes africains ainsi que des producteurs et diffuseurs européens et africains convergent vers cette bande de terre entre mer et fleuve que l’on appelle la « Langue de Barbarie » à Saint-Louis du Sénégal. Les réalisateurs présentent leur projet de film, les producteurs et diffuseurs écoutent, posent des questions, et finalement, au bout de trois jours de travail, indiquent leur intérêt pour coproduire ou diffuser tel ou tel film. Ces rencontres professionnelles permettent de percevoir à la fois une démarche et les enjeux à l’œuvre dans ces films en devenir.

Tënk est un mot wolof qui pourrait se traduire par « énoncer une pensée de façon claire et concise » : c’est l’équivalent du terme professionnel pitch qui signifie présenter en quelques mots un projet de film. Et voilà qu’un vocabulaire est né : je tënke, tu tënkes, etc. Mais à la différence du pitch, le tënk consiste à donner le temps suffisant à l’exercice. Avec comme bruit de fond les rouleaux de la mer sur la plage, les réalisateurs présentent leur projet durant la matinée et se soumettent aux questions. Vingt-cinq projets en trois jours. Un tissu de producteurs et diffuseurs se constitue à une échelle mondiale ! Africadoc a fait des petits sur les autres continents : Docmonde, plateforme internationale de développement et de coopération pour le film documentaire de création, comporte maintenant aussi Eurasiadoc (Asie centrale, Caucase, Russie) et DocOI (Océan Indien), pour former « une contre-puissance à la mondialisation », selon son infatigable initiateur, Jean-Marie Barbe : « des nouvelles singulières et non nivelées, des regards créatifs qui traduisent les réels ». Cela paraît énorme mais fonctionne sur un principe simple : mettre en place des coopérations Nord/Sud et Sud/Sud pour que les films soient produits et diffusés. Le tënk consiste donc à mettre en collaboration un auteur africain, un producteur africain, un diffuseur africain, un producteur européen et un diffuseur européen. Une charte de coproduction équitable a été élaborée au fil des ans : le droit patrimonial est partagé équitablement entre le Nord et le Sud à 60/40 %, et tend vers le 50/50. (cf. le texte de la Charte). La production africaine assure la production du tournage, le Nord la postproduction. Aujourd’hui, ce sont vingt films par an qui sont ainsi coproduits grâce au Tënk.

Autour de la table donc, une trentaine de producteurs et diffuseurs, africains, français et belges. Une confrontation culturelle est ainsi à l’œuvre, chacun appliquant sa grille de lecture, les attentes ou réactions d’un public international étant mises en avant. L’enjeu de cette négociation sera bien sûr, au niveau de l’auteur, de ne pas se renier tout en tenant compte de l’Autre, c’est-à-dire de développer une similitude qui fonde les solidarités mais aussi de revendiquer son opacité, cette part de soi que l’Autre ne peut comprendre mais dont il peut saisir la pertinence pour les personnes concernées par les singularités décrites dans les films.

Ph2_MASTERLe cinéma du réel n’est que rarement une captation immédiate de l’événement : le projet de film doit se mûrir et progresser, et donc s’écrire, avant de pouvoir chercher les coproducteurs qui en permettront le financement tout en poursuivant le travail d’approfondissement avec le réalisateur. Les projets de films arrivent au Tënk après avoir été développés le plus souvent dans les masters universitaires de réalisation de documentaires de création de Saint-Louis et de Niamey ou dans des résidences d’écriture se déroulant dans différentes villes africaines. Souvent, un travail de développement a également été accompli avec le producteur local. Le Tënk sera dès lors le lieu de l’approfondissement lorsque l’après-midi, en petits ateliers, les projets sont décortiqués pour faire face à leurs contradictions : les producteurs savent que les résistances du réel ou les ambiguïtés des projets seront des points à travailler, et rejetteront ceux qui risquent de leur prendre trop de temps et d’énergie ou dont ils ne sentent pas le potentiel…

En général (mais pas toujours), les échanges sont marqués par l’écoute dans les deux sens et ce travail profite à tous. Il se passe là quelque chose d’émouvant et de fondamental : cette synergie nécessaire qui détermine la qualité du cinéma, qui n’est que bien rarement œuvre solitaire. Chacun y va de son imaginaire et c’est bien là qu’est le nœud : dans ces collaborations se jouent des confrontations et des négociations où l’on cherche à se comprendre tout en se respectant. Certes, le grand déséquilibre Nord/Sud persiste : c’est grâce à la coproduction avec le Nord que les films arriveront à boucler un budget, notamment en profitant de l’aide automatique du CNC français, liée à l’accord d’un diffuseur français. Mais il se joue là aussi la question essentielle de savoir comment un film parle à un public large, qui dépasse sa seule sphère de production. Et donc comment, dépassant le reportage, il devient « de création ». C’est le temps du film qui s’élargit : il dépasse le présent pour intégrer le passé (comment en est-on arrivé là ?) et le futur (comment contribue-t-il à la conscience des possibles et la construction de l’utopie ?). C’est cette ampleur de propos qui n’est plus seulement de télévision mais proprement de cinéma : le film dépasse l’immédiat en se posant les questions qu’appelle son sujet. Elles mobilisent le spectateur, lequel peut dès lors se projeter dans la singularité à l’œuvre en terme de similitude et donc de partage et solidarité.

Croyances entre deux feux

Force est de constater que rares étaient les films tënkés qui, dans leur présentation, faisaient appel à cette ampleur de leur thématique. C’est pourtant ce qu’attendaient les producteurs européens : en quoi un public international pourrait se projeter dans les films ou bien être interrogé, voire bousculé dans ses certitudes. Lorsque la Congolaise Elzévie Pascale Touloulou Moundélé (qui était sortie major de la promotion 2012 du master 2 de St Louis) envisage de partir dans La Voix des statuettes de sa fascination pour la force expressive de trois statuettes sacrées dans un musée et projette de les emmener avec elle pour retrouver dans leur région d’origine ceux qui pourront en décoder les signes, l’enjeu n’est pas seulement de retrouver leur signification perdue tout en interrogeant leur transformation en objet d’art ou de commerce, mais bien d’évoquer en quoi les croyances qui y sont associées ont pu être pertinentes pour les populations concernées et sous quelles formes cette fonction se poursuit aujourd’hui. La puissance accordée au fétiche est-elle la reconnaissance d’un pouvoir ou l’expression d’une résistance ? Ce qui pour un Occidental semble irrationnel et dépassé ne structure-t-il pas à la fois la vision du monde et l’être au monde des gens qui y croient ?pro FFE 2009 groupeRien n’est simple en la matière, puisque l’hégémonie culturelle occidentale fut largement intégrée par les « élites » colonisées : on ne peut donc simplement opposer Occident et Afrique, tant l’Africain a intégré le discours du colon. [1] Edward Saïd évoque ce chiasme propre à l’intellectuel des pays colonisés, partagé entre des références associant des cultures différentes. [2] Le film ne peut donc simplement évoquer la fonction du fétiche mais se doit de rendre compte du rapport ambigu de la réalisatrice à son sujet (fascination/rejet), puisqu’elle est elle-même structurée par cette contradiction. Il n’est dès lors plus question d’aborder les statuettes comme l’expression authentique d’une culture à l’identité bien gardée, mais sous l’angle de l’hétérogénéité des pratiques et des formes qui est devenue une donnée définitive de notre expérience.

De même, n’est-il pas essentiel que le Congolais Aunel Arneth Kimbembe Makaya tente de comprendre en quoi les pratiques occultes de sacrifice dont son père a été accusé envers sa mère, sujet de son projet intitulé Le Secret de ma mère, ne sont pas le seul résultat d’une déviance des croyances mais d’une complexité où s’affrontent les cultures ? Il ne pourra réconcilier ses deux familles par la simple dénonciation d’une injustice mais en interrogeant son propre rapport au surnaturel et à la sorcellerie. Même problématique pour la Gabonaise Pauline Mvele et son projet Silence… on tue ! Comme l’avait fait Monique Mbeka Phoba dans Sorcière la vie !, elle ne pourra faire l’impasse sur la complexité de sa relation avec ces phénomènes, son film portant sur les crimes rituels qui défraient la chronique tout en restant impunis. Le risque sinon serait de diaboliser son origine au mépris de sa force structurante.

C’est également dans un louvoiement qui n’est pas sans dangers que navigue la Marocaine Rim Mejdi avec Marrakech-Stockholm, où elle compte confronter ses propres doutes face à son héritage religieux à sa cousine Yasmine qui vit en Suède, musulmane orthodoxe à tendance salafiste. On voit d’entrée le risque : en opposant des doutes contre des certitudes, on peut servir la thèse opposée, celle du discours figé et sans appel. Mais le risque est à prendre car c’est bien une nouvelle exégèse des textes coraniques par le biais d’une renaissance de la pensée islamique et son adaptation au monde moderne qui est en jeu dans le monde arabe pour sortir de l’affrontement avec l’extrémisme et asseoir la démocratie. Ce film n’y contribuera qu’en maniant avec justesse les moyens du cinéma : filmer sans diaboliser ni ironiser, mais sans rien cacher de son regard critique et de la revendication du doute comme structure de pensée.

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Olivier Barlet

NOTES

[1] Cf. à ce propos Afrique sur Seine (Paulin Soumanou Vieyra, 1955), que l’on considère comme le premier film africain, qui développe un discours d’assimilation à la civilisation représentée par Paris, en réclamant de pouvoir y prendre sa place à égalité, également par le métissage.

[2] Edward W. Saïd, Culture et impérialisme, Paris, Fayard 2002, p. 51.

Plus loin

Zoom sur le documentaire africain, avec Laurentine Bayala

Lussas 2011 : Houndi et le jeudi national, de Ariane Astrid Atodji

Sheffield Doc/Fest 2012 : Zoom sur les conférences (avec notamment le documentaire au Kenya)

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