Le Blog documentaire, partenaire du festival Cinéma du Réel, vous propose ici de revenir sur la programmation dédiée aux 20 ans de l’Acid. L’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion soutient depuis 1991 certains documentaires en les accompagnant auprès des distributeurs et des exploitants.
Parmi ces œuvres mises en avant : No London Today, de Delphine Deloget. Le film est diffusé mercredi 28 mars à 22 heures au cinéma MK2 Beaubourg. Coup de projecteur sur ce documentaire réalisé en 2007 avec ce texte de Simone Vannier, qui vous est offert grâce au remarquable travail de la revue Images documentaires.
A noter également l’offre d’Universciné qui propose sur son site la possibilité de voir plusieurs films sélectionnés dans le cadre du festival Cinéma du Réel.
L’intérêt du film de Delphine Deloget est d’aborder le genre documentaire en toute liberté avec comme seul guide la nécessité du « faire ». Elle déroge tranquillement à la sacro-sainte règle du « politiquement correct » du documentaire, qui est celle de la distance, à savoir la bonne distance entre filmeur et filmé, gage d’une meilleure appréhension de la vérité de l’autre : la juste place du réalisateur et de sa caméra qui évite la confusion des rôles, l’embrouillage empathique. Elle outrepasse largement la recherche de proximité du cinéma direct pour entrer dans une relation d’étroite intimité avec les quelques émigrés qu’elle choisit de filmer dans la « bonne ville de Calais ».
Les clandestins sont une centaine, hommes de toutes nationalités – Africains, Albanais, Afghans, Égyptiens, Soudanais, Érythréens,… – habités du seul désir de passer en Angleterre, lieu de leur fantasme d’une vie meilleure. Elle les suit nuit et jour, partage leurs espoirs et leurs déceptions, leurs jeux de cache-cache avec la police qui les traque pour les emprisonner et les renvoyer chez eux. Le ton de son approche est particulier. Pas trace de compassion, elle respecte leur décision, mais ne les plaint pas puisque c’est leur choix. Elle leur offre un regard complice, une attention constante, teintée d’apparente légèreté. Entendre les rires du filmeur au cours de rencontres avec les exilés est rare car d’ordinaire un tel sujet impose le sérieux du « politiquement correct ». Elle assume et ne coupe pas au montage les traces de sa juvénile spontanéité.
De même, en trois plans fugitifs elle signe à l’image la simplicité de sa posture, refus du pathos, adaptation à la réalité du moment, attitude très libératoire pour ces jeunes hommes angoissés qui jouent leur vie pour l’idée de liberté. Elle instaure un climat de camaraderie ambiguë fondée sur une séduction réciproque, qui est, pour ces oisifs disponibles, privés de toute existence par le vide de l’attente, une bouffée d’oxygène, un jeu de rôles rafraîchissant. Jeune femme, face à une communauté d’hommes, elle refuse le quant à soi et participe à tous les événements qui rythment leurs tentatives de passage de l’autre côté de la Manche. Son assiduité les aide, sa présence les protège de la police : petit bouclier gracieux.
Paradoxalement, le naturel avec lequel la réalisatrice s’immerge dans le groupe, recrée une distance faite de respect, d’admiration pour sa constance, rare chez les journalistes qui l’ont précédée, et de reconnaissance pour son fidèle compagnonnage. A faire fi tranquillement des règles pour obéir à l’instinct de demeurer soi-même quelles que soient les circonstances, elle signe l’un des meilleurs témoignages sur les clandestins de Calais. Réussite servie par une intelligence du cadre et du montage. Il est clair qu’elle n’obéit pas particulièrement à une éthique du cinéma direct mais se soumet à la logique d’une situation pour mieux la comprendre et la restituer. De l’errance partagée avec ces candidats d’un ailleurs, elle tire une description très juste de leur galère quotidienne.
Description rythmée par quelques épisodes savoureux : l’irruption exaltée de la journaliste qui défend les droits de l’homme, le prêche musical des femmes soldats de l’Armée du Salut et la sacro-sainte promenade dominicale des toutous chéris des Calaisiens dont un Erythréen désœuvré fait ironiquement le compte. Activités dérisoires face à la souffrance d’hôtes indésirables, plus offensantes peut-être que l’indifférence silencieuse.
Le film est structuré par quatre rencontres privilégiées qui sont autant de portraits. Celle de Chafik, l’Afghan dont les dures conditions de vie n’altèrent pas le rire salvateur et l’humour insubmersible – même quand il perd un morceau de doigt dans une bagarre au cours d’une distribution de nourriture… Il garde aussi la poésie de sa culture, en chantant, sans réelle finalité, pour le plaisir de chanter, une déclaration d’amour et une demande en mariage à l’intention de Delphine Deloget, la réalisatrice : simple hommage, dans l’oubli de l’instant.
Puis celle d’Aron, l’Albanais, déjà passé en Angleterre où il a travaillé huit ans sans papiers et fondé une famille. Un contrôle dans le métro londonien lui a fait retraverser la Manche. Il vit amèrement ce retour à la case départ sur le mode de la malchance et tente sans succès d’aider ses compagnons de misère en les faisant profiter de son expérience. Il restera peut-être en France où il a rencontré une nouvelle petite amie puisque sa femme le laisse sans nouvelle d’elle et de leur enfant depuis cinq mois. Nous sommes frappés par la lucidité et la détermination de cet homme. Aura-t-il la force du renoncement ?
Enfin la rencontre avec les amis érythréens, un groupe de trois garçons inséparables dans l’épreuve de l’exil. Henock est le plus paisible des trois. Chef d’entreprise, il a fui l’enrôlement militaire forcé et la dictature de son pays. Ermias, le plus réservé, a déserté l’armée érythréenne et tente de rejoindre sa fiancée émigrée aux Etats-Unis. Abraham, le plus attachant, a interrompu ses études et fui son pays pour les mêmes raisons que ses camarades.
Conscient de son charme, il joue très subtilement le jeu de la séduction avec la réalisatrice qui vraisemblablement n’y est pas tout à fait insensible. Il parle anglais avec aisance. On lui devine une certaine culture et un sentiment très fort d’appartenance sociale, la conscience d’être différent. Il écrira à sa mère qui lui enverra l’argent pour le passeur par l’intermédiaire de Delphine Deloget. Tous trois réussiront à gagner l’Angleterre, grâce à l’aide précieuse de leur complice française.
Cette heureuse conclusion réservée aux trois Erythréens dévoile le poids de l’inégalité sociale subie même dans des conditions extrêmes. Emprunter l’argent pour payer le passeur n’est pas à la portée de tous. Se blottir sous les roues d’un train ou d’un camion est autrement périlleux, souvent mortel. Chafik, le poète insouciant, manifestement d’origine plébéienne risque de rester longtemps dans le centre de redressement où la police l’a enfermé. La raison en est sans doute quelque geste pulsionnel ou une simple impertinence à l’égard d’agents susceptibles…
L’intelligence d’Aron, manifestement développée par une scolarité plus longue, lui permet d’analyser et de comprendre l’évolution de la politique commune de l’Europe vis-à-vis de l’émigration et la fermeture progressive de l’Angleterre. Peut-être aura-t-il la sagesse de ne pas chercher dangereusement ailleurs une situation identique à celle qu’il vit en France.
Situation que connaissent Henock et Ermias, eux-mêmes travailleurs sans papiers dans une Angleterre beaucoup moins accueillante qu’auparavant. Quant à Abraham, son statut d’étudiant lui a facilité l’obtention d’un droit de résidence de cinq ans. Dure loi de l’injustice originelle que le film nous a fait ressentir par une fine perception du caractère de chacun avant même que les cartons du générique de fin nous précisent leur sort.
L’un des principes fondateurs du film documentaire est la qualité de la relation à l’autre. Par l’attachement manifeste qu’elle porte aux personnes de son film, Delphine Deloget déjoue les pièges de l’improvisation et nous propose une analyse en profondeur de tous les aspects de l’émigration volontaire, à la recherche d’un pays idéal. Partir n’est rien. Braver tous les périls et les vaincre est à la portée de l’homme.
Réussir un exil est un parcours douloureux jamais totalement résolu quelles que soient les figures qu’il emprunte. Un seul regret, celui que le rôle de l’association qui a accompagné le film ne soit pas davantage explicité.
Simone Vannier
Les précisions du Blog documentaire
1. Ce texte est initialement paru dans le numéro 64 de la revue IMAGES documentaires (2008).
2. Fiche technique « No London Today » :
Réalisation : Delphine Deloget.
Production et distribution : Injam Production, 2008.
Vidéo, couleur, 77 min
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