Qu’ont en commun Los Herederos (Eugenio Polgovsky), La Vie moderne (Raymond Depardon), Secteur 545 (Pierre Creton) ou encore Le Temps des grâces (Dominique Marchais) ? Ce sont des films documentaires qui abordent tous, de près ou de loin – et avec un regard particulier -, le monde rural. Relativement rares en salles, plus ou moins estimés en festivals et vus dans les réseaux associatifs, ces productions n’en demeurent pas moins essentielles dans le paysage documentaire, et cela à plus d’un titre.
Parce qu’ils renseignent sur un monde sinon marginalisé du moins délaissé par les représentations les plus courantes, parce qu’ils constituent un formidable terrain d’expérimentations audiovisuelles, parce qu’ils permettent de sonder quelque chose de l’âme d’une nation, tous ces films méritent que l’on se penche, ne serait-ce que le temps d’une seule journée, sur leur devenir.
C’est ce que proposent les organisateurs du Festival Caméras des Champs de Ville-sur-Yron, lors d’une journée d’étude autour du documentaire en milieu rural. Désireux de répondre aux demandes de plus en plus nombreuses dont il est l’objet de la part de chercheurs, d’étudiants, de particuliers intéressés par la ruralité, le Festival organise ce rendez-vous ouvert à tous avec le soutien des institutions publiques. La manifestation sera structurée en deux temps forts de réflexion : le matin, un forum d’échange consacré à la mise en réseau des festivals ayant pour thématique le documentaire rural, et l’après-midi des tables rondes autour du thème « Filmer la ruralité ». La journée se terminera par la projection de Los Herederos – Les Enfants héritiers, le film d’Eugenio Polgovsky sur des enfants qui perpétuent les gestes et les activités de leurs parents pour subvenir aux besoins de leurs familles au Mexique.
Présentation ci-dessous de la manifestation par Luc Delmas, directeur du festival à l’origine de l’organisation de cette journée qui se tiendra ce samedi 15 octobre 2011.
C. M.
Pour une mise en réseau des festivals de documentaires sur la ruralité
L’engouement nouveau pour la thématique de la ruralité explique en partie la multiplication des rencontres autour de films documentaires. Soit elle accompagne un certain retour à la campagne, soit elle présente et dénonce souvent les transformations rapides et intempestives des milieux ruraux les plus fragiles ici et ailleurs.
Sans développer ici les réponses que demanderait l’interrogation suscitée par cet engouement, la motivation dans ce projet est principalement organisationnelle. En effet, chaque manifestation, quelle que soit sa forme et ses objectifs, réalise tout au long de l’année des démarches bien souvent identiques telles que l’appel à la candidature, la recherche de films, d’intervenants, de réalisateurs disponibles etc. Autant de temps et de moyens que la grande majorité des bénévoles qui sont souvent la cheville ouvrière de ces rencontres aimeraient sans doute alléger. De leur côté, les réalisateurs et les producteurs manquent d’un repérage rapide des manifestations susceptibles d’accueillir leurs oeuvres, du calendrier, des lieux, des thématiques.
Un réseau pour quoi faire ?
Il semble inutile de rappeler en quoi la mutualisation des moyens et la mise en relation des divers acteurs (associations porteuses de manifestations, réalisateurs, producteurs, élus) présente de nombreux avantages, tant matériels que culturels pour tous les organisateurs. Ce serait un moyen de faciliter les contacts entre les producteurs, les diffuseurs potentiels et les différents réalisateurs par la mise en place d’une sorte de « géographie » et de « calendrier » des rencontres. La mutualisation des moyens concerne aussi les intervenants, ceux qui en plus des réalisateurs ont déjà eu l’occasion de présenter un point de vue, d’animer une controverse ou tout simplement ont réagi à une situation, à un propos, ont ressenti une émotion, une colère devant un film.
A chaque manifestation, un peu comme on part à la recherche d’un film pour animer un thème, on part aussi à la recherche d’une personne qualifiée pour élargir le débat. Connaître les disponibilités en films et en intervenants faciliterait la mise en relation et la préparation de toutes ces rencontres. Cette simple mise en réseau fournirait en outre un relais appréciable en termes de communication et de médiatisation. On peut penser que faire partie d’un réseau, d’une fédération, ou organisme assimilé, donnerait davantage d’impact au niveau des relations publiques. Les festivals élargiraient ainsi leurs liens avec les décideurs du secteur, au plus haut niveau, national et international.
Quel réseau ?
Le premier danger est la bureaucratisation de la structure à venir. Bien sûr, le risque existe de lisser les festivals, de donner l’impression rapide d’une sorte d’uniformisation. Il faut surtout éviter une telle démarche et pour s’en prémunir, il faut tout de suite affirmer que l’objectif ne sera en aucune façon la création d’un regroupement pyramidal, avec un sommet, un point central. Il faut au contraire concevoir les liens comme un maillage circulaire et non comme une toile d’araignée radiale et concentrique. L’horizontalité des relations à nouer doit présider pour garantir le respect de l’originalité de chaque manifestation.
Les différentes étapes
Caméras des Champs se propose de prendre officiellement contact avec toutes les structures avec lesquelles il a été en relation ou qui pourraient être intéressées a priori par la démarche. Cette première tâche sera celle d’une identification, d’un inventaire, une sorte de banque de données, débordant le cadre national puisque nous sommes en contact avec des organisateurs et réalisateurs européens. Dans un premier temps toujours, il s’agira d’ouvrir le débat le plus largement. Par courrier, par le net, par des déplacements éventuels, avec peut-être une première forme concrète qui consistera à informer plus systématiquement et sans attendre son propre réseau de l’existence des manifestations semblables.
En fonction des retours reçus, nous organiserons le 15 octobre 2011 de 9h30 à 12h30, un forum d’échange entre les différents représentants de festivals qui le souhaiteront afin de réfléchir à cette mise en réseau : sa forme, son statut, ses modes d’actions, etc. Les échanges d’informations pourront aboutir à une nouvelle rencontre qui aura lieu dans une ville différente l’année suivante.
Quelles images de la ruralité nous sont données par les réalisateurs de documentaires en 2011 ?
On voit aujourd’hui, et cela depuis quelques années, leur travail reconnu et apprécié par le public. Chacun a en tête les films qui abordent le thème de la campagne et des problèmes de l’agriculture un peu folle partout dans le monde. Le journal Libération ne s’étonne-t-il pas dans un « Box-Office » paru il y a peu du succès d’une récente sortie ? « En fait pour la vraie surprise […] il faut descendre à la 22ème place où figure Mais y va où le monde ? de et avec Serge Papagalli, une comédie paysanne très remontée contre la mondialisation ». « Le foin bio contre la coupe au bol » (Ecran total du 2 mars 2011)… nous y reviendrons.
Entre émotions, angoisses, et prises de conscience
Pourtant, derrière un sujet général plusieurs approches se dessinent :
- La communion de l’homme avec la nature : pour certains réalisateurs, il s’agit de poser un regard sur un écosystème complet englobant les hommes et les paysages dans leurs relations, leurs interdépendances, où se mêlent dans un jeu à facettes multiples, portraits de femmes, portraits de jeunes, transmissions entre générations, récits de vie… Tout semble immuable ou presque. La sagesse et la lenteur, le temps qui passe sans à coup sont amplifiés par une réalisation où dominent les plans fixes et le silence. On y rangerait par exemple la beauté sauvage des paysages scandinaves traversés par les Samis éleveurs de rennes pris dans le mouvement cyclique des parcours et dans le mariage complexe des traditions et de la modernité. La communion avec la nature, poursuite difficile d’une activité ancienne et vitale, ne s’inscrit pas ici dans une tentative de retrouver un monde (un paradis) perdu.
- La campagne comme idéal de vie libertaire : pour d’autres documentaristes, il s’agit plus ou moins consciemment de donner des mondes ruraux une image refuge à la limite d’un « militantisme » naturaliste. Filmant des expériences « nouvelles », mais qui rappellent le mouvement des années 70, ils nourrissent, souvent sans le vouloir, l’idée apaisée sinon régénératrice de la nature retrouvée. Ici images et discours redoublent. La caméra campe la totalité de ces univers de vie et le réalisateur renforce le message filmé par des entretiens explicites, souvent redondants. Parmi d’autres thèmes, en 2011, plusieurs documentaires ont ainsi montré les enjeux posés par l’occupation d’un territoire pour y mener une vie différente. Le débat est toujours vif entre idéal de vie posé comme un postulat libertaire et droit administratif reposant sur un code de l’urbanisme jugé plutôt liberticide d’un côté et garant d’une certaine égalité républicaine de l’autre. Dans cette quête d’une nature préservée ou à défendre, le spectateur éprouve sans peine et comme une évidence, une certaine complicité, une adhésion à ce qui paraît relever du bon sens. Mais cela suffit-il ?
- Les solutions vers un mieux-être rural : au delà, et de plus en plus souvent, les producteurs d’images se sentent dans leur rôle d’éveil quand ils mettent l’accent sur ce qui leur semble devoir être dénoncé dans les campagnes modernisées. Ils insistent sur les expériences susceptibles de remédier aux maux qu’ils condamnent, prise en charge de leur destin par des communautés locales, distribution des terres, microcrédit, retour au bon sens, au respect des sols, des réserves d’eau, de la forêt, etc. Cependant, visionner des dizaines de films à la suite et en vrac comme le fait le comité de sélection de « Caméras des Champs », amène à relativiser les approches et les solutions présentées.
Suivre dans de longues séquences des jeunes agriculteurs soucieux de revenir à des pratiques plus responsables plus respectueuses de l’environnement et de la qualité par un retour à la traction animale et l’arrachage à la main, et tout de suite après suivre au quotidien la vie misérable de paysans chinois sans outillage, égratignant à peine le sol comme le préconisent d’aucuns aujourd’hui dans d’autres documentaires, laisse bien évidemment songeur !
Il ne s’agit pas de débattre du bien fondé et des intentions louables des uns et des autres, mais, entre l’excès et la pénurie, le débat sur la décroissance peut-il être moralement partout transposable ? Ici la caméra se fait auxiliaire convaincue et là elle tourne à la compassion.
Dans les deux cas les images d’arrière-plan sont toujours convoquées pour rappeler implicitement l’essentiel, les paysages et la nature humanisés, les paysages refuges et la folie des hommes. Ce n’est plus seulement l’image du bonheur qu’on va chercher dans les prés, mais le miroir de nos actes. Les réalisateurs l’ont senti et chacun de leurs films répond à cette nouvelle attente semble-t-il. C’est ce que note avec une fausse candeur, le journal Libération cité plus haut. La société a pris conscience des enjeux posés par l’hyper-production agricole ici et ailleurs, des menaces qui pèsent sur l’alimentation de la planète et sur la qualité de la vie comme sur le respect de la nature. Le public attend désormais des réalisateurs, qu’ils nourrissent ces débats.
De nouveaux enjeux
En fait quel jeu se joue alors entre l’amplification d’un phénomène de société et l’indépendance des points de vue ? On sent depuis un ou deux ans une transformation très nette dans la manière d’aborder ces thèmes. Entre les films une frontière se dessine en symétrie… Les films où dominent les vues paysagères et qui penchent plutôt vers une apologie d’une nature à retrouver, dénoncent indirectement, comme en passant, les excès de l’homme tandis qu’à l’inverse, les documentaires qui accusent un système où le profit l’emporte sur le raisonnable, décrivent plutôt les mécanismes et les solutions mais placent la nature, le paysage, en arrière-plan. Les deux sont militants, les deux se nourrissent des mêmes peurs et des mêmes attentes, mais désormais, les deux cherchent à atteindre un public citoyen et ne passent plus automatiquement par le canal de la télévision.
En une quinzaine d’années, on a vu la durée des films s’allonger. De brefs documentaires réglaient si l’on peut dire leur sujet en 10 ou 12, voire 26 minutes. Ensuite pour répondre au standard de la télévision, les 52 minutes se sont imposés et ils perdurent. Mais ce qui est neuf, c’est l’éclosion de documentaires de 70 à 90 minutes et parfois plus. Il faut prendre cette évolution comme la marque d’un renoncement à la télévision qui ne programme guère des films qui peuvent déranger. Et les réalisateurs conçoivent désormais leurs films comme des supports pour les réseaux associatifs, les salles d’art et essai et des projections-débats.
C’est une tendance qui s’affirme et qui demande aux festivals soucieux de faire connaître les réalisations des documentaristes ruralistes, un effort de programmation pour tenir compte de cette nouvelle donne : la durée. Le risque existe aussi que dans cette volonté de fournir une matière plus substantielle au débat citoyen, la réalisation change dans sa forme et par ricochet perde aussi de sa force. Comment éprouver en 90 minutes la nervosité d’un propos, la poésie d’un lieu ou d’un personnage sans les user ?
Comment installer un peu d’originalité dans la réalisation, celle qui passait par une forme en accord avec le point de vue et qui montrait en un quart d’heure la folie des hommes avec des images syncopées, des sons heurtés, des séquences en noir et blanc ou en accéléré… Comment oser avec humour ou hardiesse réaliser un sujet qui donne à réfléchir et aussi à rêver, si le documentariste n’a plus en tête que le sujet. Il n’est pas nouveau de dire que les contingences impriment leurs marques sur la création, mais aujourd’hui, il semble bien que les nouveaux canaux de diffusion des documentaires, imposent aux réalisateurs des sacrifices douloureux. C’est le prix de la reconnaissance immédiate et de l’insertion du propos dans le débat public sans doute nécessaire mais toujours éphémère.
Luc Delmas
Les précisions du Blog documentaire
1. Luc Delmas est le directeur du Festival international du film documentaire sur la ruralité dont la prochaine édition se tiendra du 23 au 27 mai 2012 à Ville-sur-Yron.
2. Vous pouvez retrouver le programme détaillé de la journée d’étude autour du documentaire en milieu rural du 19 octobre 2011 en cliquant ici.
3. Festivals participants au forum : festival Alimenterre (Paris & Lorraine), festival « Autour de la Terre » à Vaillant (52), Aye Aye festival à Nancy, festival « Ça Vous Botte » à Walcourt (Belgique), festival « Caméra en Campagne » à Saint-Julien en Vercors, festival « Campagne première » à Chartres (26), festival « Ciné Campagne » à Châtillon-en-Vendelais (35), festival « Ciné Champêtre » à Saint-Pierre sur Dives (14), festival « Cinéma en Campagne » à Gournay-en-Bray (76), festival « Ciné-pause – Festival de Cinéma Rural » à Le Bourg (71), festival FIGUR – Festival des Droits de l’Homme à Strasbourg (67), Festival du Film Vert à l’Orient (Suisse), Les Conviviales de Nannay (58), festival « Parties de Campagne » à Nevers (58), Saarländisches Filmbüro e.V. de Saarbrücken (Allemagne) et festival « Caméras des Champs » à Ville-sur-Yron (54).
4. La bande annonce de Secteur 545 est à voir sur le site d’Allociné.
5. Bande annonce de Los Herederos – Les Enfants héritiers :
6. Bande annonce de L’Apprenti :
7. Bande annonce de Le Temps des grâces (dont l’image de Une de cet article est tirée) :