L’Histoire retiendra que le nouveau film de Sebastian Brameshuber s’est vu décerner le Grand prix du festival Cinéma du Réel 2019. Une édition appréciée, et marquée par plusieurs innovations bienvenues (notamment la présence d’un « cahier critique » dans le catalogue – matière à réflexions qui devrait prochainement arriver sur le web). Retour, donc, sur ce documentaire d’un « minimalisme surpuissant ». L’analyse est signée Jules Berg.
Souviens-toi de Clifford
Bewegungen eines nahen Bergs. Mouvements d’une montagne proche. La montagne n’est plus ni magique, ni sacrée, au contraire elle bouge. Elle continue de bouger, et proche de nous, même si on la voit moins exploitée sous nos yeux. Non seulement on continue d’exploiter ses minerais, mais en plus, nous, les Européens, sommes les (post-)colons discrets d’un système d’exploitation invisible. Le fond d’écologie politique du film de Sebastian Brameshuber tient dans son titre Bewegungen eines nahen Bergs. Et, on ne le saisit qu’insensiblement, et presque seulement après l’avoir vu. C’est là la force de ce documentaire d’un minimalisme surpuissant.
On pense entrer dans le film comme dans un énième dispositif « en immersion ». Mais une mécanique vivante s’installe. Un plan de la route vu du pare-brise, qui fermera aussi le film, nous emmène sur l’asphalte autrichien et dans le décor central : la tôle où Cliff réceptionne des voitures, des carcasses, des moteurs qu’il extrait, jauge, puis échange. Ses clients sont rudes, ils en veulent pour leur argent, grimaçant, arguant, bec et ongles, rappelant ces scènes d’échanges de pièces d’or des toiles de Quentin Metsys. C’est fabuleux et c’est cruel. « Wie viel ? » (« Combien ? ») est le premier mot prononcé dans le film, à la dixième minute… Bewegungen n’appelle aucune autre information : la violence de l’échange et de la carcasse – que l’on tuerait pour revendre – disent tout.
Bewegungen nous plonge donc dans un de ces lieux qui sont à la fois la marge et l’image même du capitalisme. Peu de mots sont nécessaires pour décrire ce phénomène si bien montré par le cinéma : ici, on vient avec sa voiture, que Cliff démonte pour extraire ce qu’elle a encore d’exploitable. On se souvient alors du bref carton qui ouvre le documentaire pour annoncer que son décor, ce sont des mines de fer exploitées depuis les temps de Rome (« Erzberg »), et qu’une légende dit que le fer sera éternel…
C’est alors qu’à son tiers, le film trouve sa voie dans une stratification des temps et du sens. Bewegungen joue du temps qui a passé, du temps où Cliff avait un ami qui l’aidait pour dépecer ses voitures, du temps où son vaste atelier était bordé par un terrain de tir. Un plan à 360 degré fantastique dit ce passage du temps, il dit la déterritorialisation qui est le seul mot qu’il faudrait retenir de ce film. Il fait disparaître au son et à l’image un pan de la vie de Cliff, avec la violence et l’intensité d’une maison qui s’écroule.
La légende annoncée est filée dans ces couches de sens entremêlées : on raconte qu’un triton, pour se libérer du joug des hommes, leur aurait astucieusement promis du fer pour l’éternité. Preuve en est : le fer continue d’être échangé alors qu’il n’est visiblement plus d’actualité. Mais Bewegungen s’intéresse à l’invisible.
La fascination de la carcasse et des moteurs ne tourne pas en rond : ces moteurs vont être les témoins de la connexion/disparition des territoires et nous emmener au Nigéria.
Cliff, de mécanicien sous pression en Autriche, se retrouve alors hissé, d’un coup, en prince de l’échange sur un marché, sur lequel il vend à prix d’or ses pièces de voiture autrichiennes. Ici, on se battait pour ne perdre aucun centime ; là-bas, un moteur vieilli est déjà trop cher. De l’obscurité nébuleuse du hangar de Cliff, on est plongé dans le soleil tapant d’un marché vrombissant. En allemand comme en igbo, la légende est donc vraie : l’homme, pour avoir voulu asservir un triton, a été condamné à croire que le fer était éternel.
Remember Clifford.
Jules Berg
L’auteur tient à remercier Clémence Arrivé et Marion Bonneau.
Film plus politique qu’il en a l’air comme le révèle justement l’analyse. Et envoûtant par sa mélancolie. Très intéressant !