Après les rêves du bois de Vincennes, les rêves des aspirants cinéastes. Quelques semaines après la sortie du DVD de son précédent documentaire, « Le bois dont les rêves sont faits », l’actualité documentaire est de nouveau occupée par Claire Simon en ce début d’année (elle sera d’ailleurs l’invitée d’honneur du festival La Première fois en mars). Dans un tout autre décor, celui des salles dans lesquelles les candidats au concours de la Fémis défendent leur part de rêve face aux jurés, la réalisatrice signe « Le Concours », un méticuleux et brillant travail anthropologique sur la question de la sélection dans notre société : comment distinguer une individualité d’une autre ? Sur quoi se fonde notre jugement ? Le film est en salles mercredi prochain et l’entretien avec Claire Simon à lire en exclusivité ci-dessous.
C’est le jour du concours.
Les aspirants cinéastes franchissent le lourd portail de la grande école pour la première, et peut-être, la dernière fois.
Chacun rêve de cinéma, mais aussi de réussite. Tous les espoirs sont permis, toutes les angoisses aussi. Les jeunes gens rêvent et doutent.
Les jurés s’interrogent et cherchent leurs héritiers.
De l’arrivée des candidats aux délibérations des jurés, le film explore la confrontation entre deux générations et le difficile parcours de sélection qu’organisent nos sociétés contemporaines.
Le Bloig documentaire : Dans Le Concours, vous mettez en jeu toutes les composantes dramatiques – au sens narratif du terme – d’un processus de sélection. Vous aviez ce film en tête depuis longtemps ? Comment s’est construite la phase de repérage pour vous ? Par votre propre participation à certains jurys ?
Claire Simon : J’ai travaillé 10 ans à la Fémis à la tête du département réalisation : j’y travaillais quand je ne tournais pas de film. Tout l’intérêt de la démarche repose sur le fait de filmer le processus entier de sélection. J’avais déjà travaillé sur certaines parties du concours : en tant que directrice de département, j’avais notamment participé au grand oral, avec Abderrahame Sissako. Je cherchais aussi des textes que les candidats mettaient en scène dans la deuxième partie du concours. La question des repérages, dans un film comme celui-là, n’a aucun sens. Il faut être capable de comprendre ce qu’on voit. Ce qui m’a impressionnée tout au long du film, c’est le désir commun de rentrer dans cette école et la volonté du jury de faire bien. Sur le tournage, nous étions dans une « situation wisemanienne ».
Avec le concours de la Fémis, ce processus de sélection se double d’une dimension particulière : on y juge non la conformité à des attendus précis mais une singularité, quelque chose qui échappe à l’examen clinique des compétences. On sent progressivement, au fil des épreuves, une tension née de cette question qui taraude les jurés chargés de sélectionner les candidats : est-ce que je passe à côté du prochain grand réalisateur ?… Est-ce ceux-là qui vous intéressaient ou plutôt ceux pour qui l’examen était trop grand pour eux, ceux qui ont échoué ?
Je m’intéresse à ce qui se passe, je ne crois pas tellement à la psychologie et à l’essentialisation des personnages. La question de savoir si ce sont des futurs grands réalisateurs est de toute façon indécidable. Le Concours est un film anthropologique : qu’est-ce que notre société met en place avec ces concours ? A La Fémis, on ne peut prodiguer une formation d’excellence que pour 60 personnes. 1.250 candidats ont le courage de dire qu’ils veulent en faire partie. Tous ces jeunes gens veulent être choisis et les adultes veulent choisir leurs héritiers, trouver ceux qui leur survivront, qui feront les films à leur place. Ce processus n’est pas spécifique au cinéma : dans tous les concours, ce qu’on compare entre les gens est très infime. Le choix se fait entre des gens qui sont très proches. Et ce choix finit par se faire sur des questions de personnalités, de projections sur ces personnalités. Une des choses qui est continuellement interrogée, c’est le désir : quand on est dans un jury, on se demande si le désir qui s’exprime vaut la peine, va tenir longtemps, sera approprié au fait de faire des films. Comme toutes les écoles d’art, il faut à la fois un niveau académique et être un génie ou un outsider… Cette contradiction est ce qui hante les jurés. Ils se disent qu’il faut avoir quelqu’un « qui a le niveau », et en même temps, les événements n’arrivent que par le fait de gens hors-norme. On recherche une norme et son contraire en quelque sorte. Le Concours est une forme que notre société a choisie pour se reproduire et se représenter. C’est ce choix qui m’intéresse. A l’Université, c’est une autre manière de se représenter : ceux qui réussissent sont ceux qui ne renoncent pas, qui tiennent le coup. Avec le concours, il y a cette idée que si on le passe avec succès, on a sauvé sa vie.
La dynamique du film, elle, met en place un curieux renversement : le début, avec l’épreuve écrite et ses centaines de candidats, laisse augurer d’un film qui s’attache aux étudiants, davantage qu’à la mécanique de sélection. Puis on entre dans les locaux de la Fémis et, avec les entretiens personnalisés, c’est finalement davantage sur les membres du jury que se portent votre attention, votre affection aussi. Si bien qu’on a l’impression d’un film qui prend pour décor ceux qui seront les acteurs de demain (les étudiants), en mettant en lumière les passeurs (les sélectionneurs) qui ne sont là que pour un temps donné. Est-ce une juste manière de voir votre film ?
Non, pas du tout. On a rarement vu des jurés auparavant, c’est pour cela que vous dites ceci. J’ai essayé de filmer ce qui se passe entre les jurés et les candidats. On voit les premières impressions que laissent les candidats au jury. On voit bien que je n’assiste pas à la discussion proprement dite : je n’avais le droit de filmer que l’intervalle entre chaque candidat. Si on ne montre que le candidat face au jury, le spectateur devient lui-même jury et cela n’a aucun intérêt. La télévision fait ça tout le temps. L’intérêt est de montrer combien les gens sont engagés de part et d’autre. Je suis au milieu des discussions, certainement pas du côté des jurés. Et puis, ce qui importe, ce sont les scènes. Je crois qu’à force de psychologiser, on rate ce qui se passe vraiment. C’est pour cela que je n’ai suivi personne en particulier. Je n’ai filmé que les conversations, ce qui fait partie du processus anthropologique.
Ce métier de juré me fait un peu penser à l’ensemble de ces métiers qui ne se remarquent que lorsque quelque chose dysfonctionne : comme pour un gardien, on s’attend à ce que la décision qui soit prise soit la plus « naturelle », la plus évidente qui soit. Or il n’en est rien : chaque choix est construit, subjectif. Cela rend d’autant plus passionnants les moments où la décision semble ne devoir tenir qu’aux personnalités qui composent le jury…
Les jurés sont tous des cinéastes et des techniciens de la profession. Quand vous parlez de métier, c’est tout le contraire : être juré, c’est quelque chose que chacun fait quelques jours dans sa vie. Pour le grand oral, les jurés sont présents deux semaines mais c’est leur première et leur dernière fois. Ce qui est intéressant, ce sont les désaccords entre les jurés et comment ceux-ci sont résolus, ou non. Et ce que tout le monde cherche à comprendre, c’est que pour des candidats qui ont peu ou prou les mêmes qualités et du talent, pourquoi tel rentre dans l’école et l’autre pas : cette question est infernale. Je crois aussi que c’est un soulagement pour tout le monde de comprendre que le jury n’est pas un bloc, que chacun projette ce qu’il ressent, que c’est une question de circonstances qui permet à telle personne d’entrer plutôt qu’à telle autre. Cela relativise la brutalité de la décision.
Les jurés vous ont-ils en quelque sorte pris à parti dans leurs décisions ? Est-ce arrivé qu’il y ait des adresses à la caméra ? On se demande parfois aussi si Claire Simon, réalisatrice, n’avait pas aussi envie d’intervenir pour entrer dans le débat… Vous vous êtes contrainte à rester à distance de l’action ?
Je ne leur parlais jamais et eux non plus, sauf pour me dire qu’un candidat ne voulait pas être filmé. C’était fondamental de garder la bonne distance. Je n’ai jamais eu de conversations avec les jurés. Cela aurait été ridicule. Je filmais quelque chose qui revêtait une grande importance pour de jeunes gens passant un concours payé par nos impôts. Je n’allais pas commencer à faire des choses malhonnêtes.
Filmer à la Fémis, c’est aussi filmer un entre-soi, très différent que de promener sa caméra dans la Cou dans une cour de récréation. Est-ce que cela change la position de la réalisatrice, d’être en terrain connu ?
La position change dans le sens où il est quasiment impossible de filmer les dominants, pour les cinéastes qui ne reproduisent pas la voix du maître. On peut facilement filmer les pauvres mais pas les dominants. Du fait que j’ai travaillé à la Fémis, la direction savait que je connaissais mon affaire et que je n’allais pas tomber dans les clichés : que la Fémis n’accueille que des bourgeois, que les films des réalisateurs de la Fémis se ressemblent tous… A partir du moment où j’avais payé de ma personne avec les étudiants en réalisation, je n’allais pas dire la même chose que ceux qui n’y connaissent rien. Par ailleurs, Le concours retrace un processus de sélection. Et quand les gens parlent de cinéma, les spectateurs comprennent. Si vous parlez du concours d’entrée à Normale Sup’ et que cela parle de logarithmes ou de processus scientifiques, je ne suis pas sûre que tout le monde comprenne ce qui se passe.
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