Nouveau jalon dans l’exploration des liens possibles entre le monde du documentaire dit « traditionnel » et l’univers du webdocumentaire : Le Blog documentaire a tenu à vous livrer ici cet entretien avec Céline Dréan, auteur du webdocumentaire « Dans les murs de la casbah« .
Cet échange, et cette aventure, sont passionnants à plus d’un titre, notamment pour comprendre comment une démarche documentaire peut s’approprier les nouveaux médias. Céline Dréan, documentariste remarquée, auteur de « Le Veilleur » (2011), se lance ici sur un nouveau terrain. Qu’est-ce qui change ? Quelles différences ? Quels avantages et quelles difficultés ? Entretien.
Le Blog documentaire : Comment est né ce projet ? Tout est parti de plusieurs rencontres, je crois ?
Céline Dréan : Effectivement, j’ai d’abord rencontré Thierry Bulot qui est professeur à l’université de Rennes 2, et qui dirige un laboratoire de sociolinguistique urbaine. Nous avons mené ensemble en 2007 un projet avec des étudiants en cinéma et en sociolinguistique. Cette discipline peu connue étudie le champs urbain sous le double prisme de l’espace et des langues, et nous aimions bien parler de nos travaux respectifs ensemble.
Un jour, il m’a invité à un séminaire avec des collègues algériens qui mènent le même type de recherches dans leur pays. J’y ai rencontré Assia Lounici, l’homologue de Thierry, et son équipe. Mais surtout, j’ai trouvé les débats passionnants ! C’est à ce moment que j’ai eu envie de faire quelque chose avec eux. J’ai écrit un projet de film et obtenu une aide à l’écriture de la région Bretagne qui m’a permis de partir en repérage. Sur place, j’ai découvert Alger, et la Casbah dans laquelle j’étais guidée par Réda Sebih, un jeune chercheur algérien. Rapidement, j’en ai parlé avec Jean-François Le Corre de la société Vivement Lundi ! avec qui je travaille depuis longtemps. Nos deux envies se sont à leur tour rencontrées, la machine était lancée !
Vous venez du cinéma documentaire, vous avez notamment réalisé « Le Veilleur« , Etoile de la Scam 2011. Pourquoi se lancer alors dans un webdocumentaire ?
C’est un ensemble de choses. Avec Thierry et Assia, nous nous posions beaucoup la question du public. Ils souhaitaient s’adresser à la fois aux universitaires et à un public profane. Et puis, il s’agissait de proposer un « portrait » de la Casbah, à travers les paroles de ses habitants aujourd’hui. C’est un territoire, très fermé sur lui même, dans lequel les méandres des ruelles et des innombrables escaliers s’entremêlent. Cette dimension spatiale et le côté « choral » du projet se prêtaient bien au principe du webdoc.
Mon premier voyage à Alger a eu lieu en 2009, le webdocumentaire commençait à faire parler dans le paysage audiovisuel. Il y avait globalement un grand rejet de cette forme dans le milieu du documentaire. Au-delà du terme, qui est effectivement très discutable, je me disais qu’avant tout qu’il s’agissait d’images et de sons organisés et que donc, cela avait (au moins un peu) à voir avec nos métiers. Et puis le support du web permettait aussi d’envisager un projet qui serait visible par tous, y compris les Algériens, ce qui est moins évident via la télévision ou le cinéma.
Ce sont tous ces éléments, et l’envie d’aller voir de plus près comment cette « chose » se fabriquait qui ont guidé ce choix. Le projet est conçu avec 2 espaces : le « corps » du webdoc, c’est à dire une déambulation dans la Casbah, au fil de laquelle l’internaute rencontre des habitants, et puis un espace dédié à des éclairages apportés par des chercheurs algériens. Il existe bien sûr des ponts entre les deux zones, mais cela nous a permis de répondre à la difficulté du double public visé.
Qu’est-ce que ce nouveau « format » change ? Est-ce qu’on repère, est-ce qu’on écrit de la même manière que lors d’un documentaire ?
A part le CREA (Centre de Recherche et d’Etudes Audiovisuelles de l’université de Rennes) qui est entré en coproduction sur le projet, nous étions totalement novices. Pour Vivement Lundi ! comme pour moi, nous avons appris sur le tas. Il y a des choses qui ne changent pas bien sûr, le temps nécessaire au lien qui se crée avec les personnages est le même, l’approche d’une réalité, qui entre peu à peu en résonance avec ce que l’on est, l’écriture d’une intention, ce sont des choses qui me semblent davantage liées à une pratique personnelle qu’à la forme choisie.
Mais ensuite, effectivement il ne faut plus réfléchir tout à fait de la même façon. La narration n’est plus prise en charge par le récit linéaire, mais surtout par la navigation et le design. Ça, c’est quelque chose qui ne m’était pas du tout naturel. Du coup, les repérages doivent aussi donner lieu à des idées de ce côté là, et à partir du moment où l’on avait choisi que chaque module vidéo prendrait en charge une rencontre avec un habitant, il fallait veiller à une cohérence de l’ensemble, et à trouver une navigation pertinente.
Quant à l’écriture du dossier destiné à convaincre des partenaires, il a fallu décrire le dispositif, dessiner un projet d’arborescence… Et là, nous avons tâtonné ! Aurélie Angebault qui s’occupait du webdoc au sein de Vivement Lundi !, et qui a suivi une formation en cours de production, m’a beaucoup aidée à rester dans la perspective de la non-linéarité. J’avais une étrange tendance à « glisser » en permanence vers une narration documentaire…
Qu’est-ce qui change aussi dans la manière de filmer, et dans la manière de présenter les choses aux personnages ? Je crois que ça a été plus compliqué, non ?
Comme je le disais, certaines choses restent les mêmes, une équipe, un temps de tournage, un réel qui joue des tours ou qui devient magique… Tout ça est lié à la démarche documentaire. Par contre, c’est vrai que la diffusion sur le web a parfois sérieusement compliqué les choses. La Casbah est un lieu assez fermé sur lui-même, et un symbole identitaire très fort pour toute l’Algérie. C’était un quartier très actif et hautement stratégique dans la lutte pour la libération, mais qui, depuis 1962, a été totalement laissé à l’abandon. Malgré son classement en 1992 au Patrimoine de l’UNESCO, elle ressemble aujourd’hui davantage à un bidonville et la population y est particulièrement précaire. Son histoire et sa sociologie en font un lieu plus conservateur que certains autres quartiers d’Alger.
Il y est ainsi particulièrement difficile de filmer des femmes, et parfois tout simplement d’enregistrer leurs voix. La tradition, la culture, sont très présentes et la pression des maris ou des frères a souvent découragé les femmes à venir devant la caméra. Dans ce cas précis, la diffusion sur le net était un réel obstacle. Le webdoc est visible partout et par tous, y compris les autorités et les voisins au cyber café le plus proche… Je pense que si j’avais tourné un film pour la télévision française, diffusé une ou deux fois, et éventuellement en festival, les choses auraient été différentes.
Évidemment, il était hors de question de ne filmer que des hommes, d’autant plus que les femmes avaient très envie de partager des choses. Nous avons donc décidé de tourner malgré tout, sans leur visage, et de mettre cette difficulté en perspective, notamment avec l’intervention d’une sociologue algérienne, Fatma Oussedik, qui aborde la question des femmes dans l’espace public. Pour le coup, le format du webdoc nous offrait cette possibilité, dans l’espace des chercheurs, de prendre le temps de développer une pensée élaborée et riche.
A l’heure du montage, quelles sont les difficultés du documentariste confronté au webdocumentaire ?
Ce qui m’a semblé le plus compliqué, c’est vraiment la question du rythme, du temps. C’est LA question du montage, or dans le webdocumentaire, la narration se joue aussi (et même beaucoup) dans la navigation et le graphisme. Du coup, lorsqu’on monte un module vidéo, il y a bien sûr toujours son rythme propre, son début, sa fin, son tempo, mais on ne maîtrise pas d’où vient l’internaute et où il ira après.
Dans un film, la narration suit une route, elle peut prendre des chemins de traverse, faire une pause ou bien négocier un virage soudain, mais tout ça est pensé. Dans le webdoc, on peut avoir envie de monter une séquence dans un tempo donné, mais si l’internaute vient d’un autre espace, ce rythme peut devenir incongru, mal venu. Et puis, il y a toujours le risque (et même la quasi-certitude d’après ce que j’ai entendu sur les usages) que l’internaute zappe la moitié d’une vidéo, ou bien ne saisisse pas bien les enjeux d’une séquence, parce que justement il n’a pas forcément vu d’autres éléments qui auraient dû les nourrir.
Comment choisit-on son « architecture » ? Et comment penser la place du spectateur dans un webdocumentaire ?
Justement, j’ai choisi une navigation semi-contrainte, parce que l’aléatoire ne me convenait pas, à la fois comme internaute, et aussi dans ma démarche de réalisation, pour tout ce que je viens d’expliquer. Je n’aime pas l’idée de dire au spectateur : « voilà, tu as tout ça à ta disposition, débrouille toi ». Ça marche sur certains types de projets, mais je trouve que ça ne va pas avec la démarche documentaire, qui consiste à faire partager un regard.
J’ai donc défini trois « portes d’entrée » dans la Casbah, et chacune d’elles ouvre un parcours dans lequel l’internaute a le choix d’aller dans plusieurs endroits, mais il est contraint d’avancer malgré tout au fil de séquences organisées dans un certain ordre. Nous aurions aussi pu inventer un avatar, comme certains webdocs qui proposent au spectateur de se mettre dans la peau d’un journaliste ou bien d’un enquêteur, à l’image du jeu vidéo. C’est une démarche qui ne m’intéresse pas beaucoup ; je crois que le spectateur doit pouvoir se positionner sans cet artifice. Si on a bien travaillé, ce sont les images, le son, leur agencement, le rythme, qui doivent lui donner cette place.
Se sent-on plus libre ou plus contraint sur un webdocumentaire ? Finalement, qu’est-ce que ce genre autorise que le documentaire ne permet pas, et vice-versa ?
C’est une question compliquée ! Théoriquement, on pourrait dire que le format permet davantage de choses, différents médias, différents espaces, comme celui de nos chercheurs qui n’auraient pas trouver cette place dans un documentaire. Pratiquement, je me suis sentie très contrainte, sans doute parce que j’ai mis du temps à faire le « deuil » de la narration linéaire. Et puis, il y a des choix à faire dans tous les sens, de la forme des boutons à valider, à l’endroit où placer telle ou telle information complémentaire ; faut-il la télécharger au format PDF, ou bien ouvrir une nouvelle fenêtre dans le webdoc ?
Même si c’est heureusement un travail d’équipe, j’avais parfois envie de ne me concentrer que sur le montage, alors qu’il fallait aussi avancer sur le reste. Et puis, il y a quand même un autre élément qui demande peut-être une habitude que je n’ai pas. On travaille sur des idées de navigation et de graphisme, et puis en même temps on monte des vidéos, on travaille des photos, on réfléchit au son. Et assez tard dans le temps de production, toutes ces choses là existent et bougent ensemble dans une première maquette. C’est une drôle de sensation, et ça rend la fin de la production très intense !
Et si c’était à refaire ?
Même si parfois, j’ai eu l’impression de diriger une usine à gaz, c’était quand même passionnant. Le travail avec le graphiste, avec le développeur, ce sont des choses que je ne connaissais pas, et qui posent évidemment plein de questions nouvelles. Cela implique aussi des méthodes de travail différentes et des places à trouver qui sont inhabituelles. Ça bouscule un peu, mais c’est quand même vraiment intéressant.
Et puis au final, dans les contraintes que j’ai pu évoquer, je crois avoir suffisamment pesé les choix à faire pour en assumer la totalité. Nous avons réussi à garder une approche qui prend le temps de regarder, et ne se laisse pas envahir par l’outil et ses possibilités techniques. Je n’ai pas envie de me relancer tout de suite sur ce type de projet, et je retrouve actuellement avec grand plaisir la fabrication d’un prochain documentaire, mais je ne regrette absolument pas l’aventure !
Propos recueillis par Cédric Mal
Les précisions du Blog documentaire
1. Le Blog documentaire est partenaire du webdocumentaire « Dans les murs de la casbah« .
Nous en avons accompagné l’avant-première et soutenons sa diffusion.
Une interview très intéressante! Merci à Céline Dréan pour ce retour d’expérience, et à l’équipe du blog documentaire pour cet entretien 😉
je suis complètement sous le charme de ce reportage, carrément vous avez ce que nous journaliste non pus faire, d’une qualité magnifique.
@nazim
Merci pour ce compliment qui vient conforter le parti-pris de Céline !
Jean-François & Aurélie (producteurs de « Dans les murs de la Casbah »)
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