Le Blog documentaire profite de la publication, par Capricci, d’un livre passionnant sur (et par) Jia Zhang-ke pour revenir d’un texte sur cet auteur essentiel à la cinématographie contemporaine.
Dits et écrits d’un cinéaste chinois (1996/2011) est composé d’articles rédigés par le réalisateur lui-même, et de nombreux entretiens avec ses confrères, des journalistes, ou des universitaires. On y retrouvera Hou Hsiao-hsien et Tsia Ming-liang ; on y découvrira l’enfance et la jeunesse de Jia Zhang-ke, ses inspirations fondamentales (« Terre jaune », Robert Bresson, le néo-réalisme italien…), son aversion pour le penchant commercial du 7e Art… etc.
Un avant-goût ici avec l’un des premiers textes de Jia Zhang-ke, écrit en marge de la réalisation de son premier film en 1997.
« Mon point focal »
(1996)
Après le tournage de Xiao Shan rentre à la maison, beaucoup de personnes m’ont demandé pourquoi j’avais choisi de montrer pendant 7 minutes l’ouvrier Wang Xiao Shan en tain de marcher, pourquoi deux plans représentaient à eux seuls un dixième de la durée du film. Je sais que pour ceux qui me posaient la question, ces sept minutes représentaient environ vingt-huit publicités, ou deux clips vidéos, mais je ne veux pas rentrer dans ce genre de calcul, qui est le système de mesure du métier. Lorsque l’occasion se présente, j’aime exprimer mes pensées.
J’ai décidé de laisser ma caméra suivre l’ouvrier au chômage qui marchait dans les rues en cette fin d’année. Au tournant de l’année nouvelle, j’ai erré dans le froid de Pékin avec cet ouvrier au chômage, Xiao Shan. Par ces sept longues minutes, je ne cherchais pas à plonger le spectateur dans un état contemplatif, mais à tester sa concentration. Aujourd’hui, nos yeux et nos oreilles zappent à chaque seconde. Y a-t-il encore des gens encore capables d’arrêter leur regard sur des objets, sur des personnes semblables ou différents d’eux ?
Le zapping télévisuel a changé notre façon de voir. Confrontés à une multitude d’objets audiovisuels, les spectateurs choisissent ce qu’ils veulent regarder en fonction de leurs besoins instinctifs. En cherchant à satisfaire sans cesse les désirs du public, les artistes ont fini par perdre leur dignité. On ne s’interrogeait plus sur la situation de l’art. Beaucoup d’artistes se détournaient de la voie artistique, faisant de la création une opération commerciale. L’art était devenu une pratique. Les règles du métier encadraient toute création, et réprimaient les émotions et la force des oeuvres. Que restait-il à l’art, à part l’ingéniosité ?
La professionnalisation de l’art avait pour seul but de le rendre rentable. C’est pourquoi j’ai préféré rester un cinéaste amateur. Je n’ai pas voulu sacrifier ma liberté. Quand la caméra commençait à tourner, je voulais pouvoir me poser cette question : ce que tu vois est-il vraiment le fruit de ta réflexion et de tes sentiments ?
La représentation des états d’âme est vite devenue à la mode dans le milieu artistique. En peinture, en musique ou au cinéma, les artistes restaient en surface, sans jamais pénétrer la profondeur des sentiments. Les films de la nouvelle génération contenaient des milliers de plans. Ils ressemblaient à des clips musicaux dont les créateurs, ne s’intéressant qu’à eux-mêmes, n’avaient que faire des autres. L’éclatement des points de vue témoignait d’un refus de communiquer sincèrement avec le public. Les artistes avaient perdu de leur acuité et manquaient de concentration. La plupart d’entre eux étaient incapables d’observer leurs propres sentiments, car il fallait pour cela qu’ils se confrontent directement à la vie. Le rythme effréné de leurs oeuvres n’avait rien de passionné. Il révélait seulement leur volonté d’échapper au réel. Lorsque nous, plus jeunes, avons pris la caméra, nous nous devions donc avant tout d’être sincères et observateurs. Sur le tournage de Xiao Shan rentre à la maison, la caméra n’a pas fui. J’étais prêt à me confronter aux faits, même s’ils montraient les défauts, les bassesses de la nature humaine. Je voulais les fixer du regard en silence. Ils n’étaient interrompus que par le plan, le regard suivant. Nous n’avons pas suivi l’exemple de Hou Hsiao-hsien qui, après avoir focalisé son regard, éloigne la caméra, laissant la tristesse se dissiper dans le lointain. J’avais la force de regarder le fond des choses, parce que je ne fuyais pas.
Bande annonce de « Xiao Shan rentre à la maison »,
documentaire de Damien Ounouri sur Jia Zhang-Ke
A partir d’un moment que je ne saurais dater, j’ai commencé à m’émouvoir de certaines choses, que je retrouvais n’importe où : le flot des passants dans la rue au crépuscule, ou la vapeur qui s’échappait des étals de nourriture, me donnaient l’impression d’exister vraiment. Malsaines ou épanouies, les vies flottaient sous mes yeux, s’écoulait imperceptiblement. Je sentais l’odeur forte de la sueur sur le corps des passants et sur le mien. Lorsque nos odeurs se mêlaient, nous entrions en relation. Nos visages étaient différents, mais marqués par un même sort. Je regardais volontiers l’acné sur le visage poussiéreux des ouvriers migrants, car leur jeunesse pleine d’allant n’avait pas besoin de « soins spéciaux ». J’écoutais avec plaisir les bruits qu’ils faisaient en mangeant, car le repas était pour eux une récompense méritée. Ils existaient réellement, à condition que nous les regardions, que nous acceptions d’en faire l’expérience.
Là où notre regard se posait, la douleur du temps qui passe n’existait plus. Chaque élément entrant dans notre champ de vision, un léger rayon de soleil, des souffles lourds, éveillait en nous une émotion authentique. Nous portions attention au monde qui nous entourait. Nous voulions éprouver la souffrance des autres. En nous souciant d’eux, nous leur exprimions notre sollicitude. Nous ne cherchions pas à fuir la mélancolie de la vie en nous laissant éblouir par l’éclat de la raison. Nous ne baissions pas la tête sur du rock assourdissant pour contempler notre ombre et flatter notre égo. A l’époque des coeurs refroidis et des certitudes évanouies, nous allions chercher les autres, pour les comprendre, leur communiquer nos idées. Nous devions respecter la vie de chacun pour que ce respect s’étende à tous. Nous considérions les conditions de vie des hommes et le contexte social. Nous voulions inciter à la transmission des vertus, et assumer notre idéal. Nous étions fidèles à la réalité comme à nous-mêmes. Nous nous étions promis que nous ne la transformerions pas.
Lorsque nous avons commencé à filmer Pékin, c’était avec toute la liberté, l’assurance et l’honnêteté qu’offrait notre attitude. Atteindre cette attitude était plus important pour moi que de trouver une forme, car on ne choisit pas une façon de filmer sans adopter une certaine vision du monde. En déterminant les conditions dans lesquelles j’allais raconter mon histoire, j’établissais les modalités globales du film. Dans Un jour à Pékin [1], comme dans Xiao Shan rentre à la maison ou Du Du, j’ai déterminé les conditions d’accès à la conversation et la manière de converser.
Dans Xiao Shan rentre à la maison, nous avons distingué les différentes fonctions audiovisuelles de l’écran pour créer un assemblage qui offrait les caractéristiques de plusieurs médias. Nous voulions aussi montrer les conditions d’existence de Wang Xiao Shan et les nôtres. Le développement rapide des médias de masse a perverti la communauté humaine. C’est peut-être ce qui explique pourquoi les gens sont devenus si froids. Nous ne savons plus réfléchir par nous-mêmes, ni communiquer sans l’aide des machines. Lorsque nous n’avons pas le moral, nous écoutons « Confidences de minuit » à la radio. Nous réfléchissons aux problèmes sociaux grâce aux magazine « Moment critique » et nous allons consommer après « Réputation justifiée ».
Notre vie est de plus en plus normalisée, codifiée. Or, combien de normes et de codes ne sont pas définis par les médias ? La multiplication des chaînes de télévision CCTV et l’élargissement du format du Quotidien de la Jeunesse de Pékin ont transformé les gens. Xiao Shan, originaire d’Anyang, vit parmi des gens transformés par les médias, ou en passe de l’être. Puisque l’influence des médias se fait sentir partout dans la ville, il a lui aussi été transformé. Les passages sans images de Xiao Shan, dans lesquels l’intrigue se déroule comme un feuilleton radiophonique, sont nés de l’idée qu’après l’essor des médias visuels, la radio pouvait sensibiliser de nouveau le public, lui réapprendre à écouter. Nous avons également osé renoncer à la fois aux images et aux sons, en les remplaçant par un dispositif ressemblant à un moniteur d’ordinateur. Puisque nous avons tous l’habitude de lire sur un écran, nous voulions pousser les spectateurs à lire directement les caractères.
Aujourd’hui, je ne suis plus seulement en quête d’un langage propre au cinéma. Je cherche avant tout à créer un nouveau modèle cinématographique. C’est pourquoi le déroulement de l’intrigue de Xiao Shan rentre à la maison évoque la lecture d’un magazine. J’ai éprouvé un plaisir de rédacteur à mettre bout à bout chaque passage de ce film. Puisque Hollywood dupe le public par des montages fluides, je me devais de révéler la subjectivité de mon montage. Suivant un principe de réalisme, je n’ai pas voulu dissimuler la nature fragmentaire et composite des matériaux utilisés.
Je me souviens encore de l’hiver 1994, lorsqu’après avoir rejeté de nombreuses suggestions, comme « La grande production » ou « Le progrès », nous avons finalement nommé notre groupe « Le groupe du jeune cinéma expérimental ». Cette formulation simple nous rendait heureux, car elle contenait nos trois mots préférés : jeune, expérimental, cinéma.
Jia Zhang-ke
[1] Court-métrage expérimental réalisé par Jia Zhang-Ke en 1994, lorsqu’il était étudiant à l’Académie du film de Pékin.
Les précisions du Blog documentaire
1. l’image de Une de cet article (ci-dessous également) est l’œuvre de Paulo Fehlauer.
2. Jia Zhang-ke fait partie de ces cinéastes chinois ayant participé à l’émergence d’une production indépendante en Chine. Il bénéficie aujourd’hui d’une aura certaine en Europe alors que ses films demeurent peu vus en Chine. On lui doit notamment, dans la veine documentaire, Dong (2006), Useless (2007) ou encore I wish I knew (2010). Jia Zhang-ke est aussi réalisateur de fictions ; par exemple : The World (2004), Still Life (2006) ou 24 City (2008).
3. Capricci est une société qui produit des films et édite des livres. Dirigée par Thierry Lounas, on lui doit des ouvrages de Louis Skorecki, sur Pierre Creton ou André S. Labarthe. Côté films, on notera des œuvres de Pedro Costa, Vladimir Léon, Dominique Marchais, Wang Bing (n en reparle vite !) ou encore Marie Voignier.
4. La traduction de Dits et écrits d’un cinéaste chinois est signée François Dubois et Ping Zhou.
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