C’est un documentaire que nous avons tenu à accompagner en salles, et que nous avions déjà évoqué en fin d’année dernière. Après « Jean-Luc Godard : Le désordre exposé », Céline Gailleurd et Olivier Bohler s’attaquent à un autre penseur du cinéma dans « Edgar Morin, Chronique d’un regard ». Analyse.
Au-delà d’une approche auteuriste ou thématique, Edgar Morin s’est intéressé dès les années 1950 à la fonction anthropologique du cinéma, porteur des rêves et des mythes de nos sociétés. Dans le documentaire qu’ils lui consacrent, Olivier Bohler et Céline Gailleurd explorent la place qu’ont eue les films dans la vie et dans l’œuvre du sociologue et philosophe. Leur réalisation combine avec force un projet pédagogique à une ambition esthétique en faisant dialoguer les idées et le vécu d’Edgar Morin avec le travail de la poétique cinématographique.
Edgar Morin, spectateur et personnage
La pensée partage avec les films le caractère fuyant des choses en constante métamorphose. Pour saisir la relation vivante, sensible entre Edgar Morin et le cinéma, les deux auteurs mettent en scène son corps et sa voix parmi les images mouvantes, loin de toute logique illustrative. Dès les premiers moments du documentaire, Edgar Morin apparaît face à l’écran scintillant du cinéma. En clair-obscur, sa silhouette est dessinée par le cône de lumière du projecteur placé au-dessus de lui. En contrechamp, se déploient les images de films qui ont marqué sa jeunesse. Sa voix et ses souvenirs résonnent, faisant se mêler l’espace de la projection à celui des images que nous regardons avec lui. Edgar Morin entre en scène comme spectateur autant que comme personnage. Tout au long du film, il est invité à prendre place face aux images de cinéma, mais aussi parmi elles et en elles. Les réalisateurs et leur équipe l’accompagnent de Paris à Berlin, dans les rues, les musées et les salles de conférence. Ils le filment parlant, marchant, dansant. Au fil de ces parcours, celui-ci nous raconte les films russes, allemands, français qui, depuis l’adolescence, ont accompagné ses expériences affectives comme son engagement intellectuel et politique. La guerre, la rédemption, la trahison, l’aliénation sont autant de thèmes qui ont travaillé sa sensibilité d’homme, de militant et de penseur. Il nous fait part de la façon dont ses expériences sont devenues la source de réflexions sur le cinéma comme « sécrétion du corps social et sécrétion du spectateur » et ce, à rebours du mépris de certains intellectuels pour ce produit de la culture de masse. Au fil des entretiens, des bribes d’histoires, des visages émus ou des lieux cinématographiques défilent sous le regard d’Edgar Morin, l’entourent, l’affectent autant qu’il les investit, leur donne sens, les convoque par son récit. Le film met ainsi en scène cette double dynamique chère à son personnage : les mondes imaginaires des films s’insinuent en nous, en même temps que nous les investissons activement pour rêver nos vies.
Les séquences insérées dans Chronique d’un regard ne font pas simplement office de « citations » en contrepoint à la parole de l’intellectuel. Elles constituent la matière sensible du film lui-même et s’entremêlent aux images du présent, doublant la réalité d’un voile d’imaginaire. Invoquées par la voix d’Edgar Morin, voix dédoublée par celle de Mathieu Amalric, les images de films viennent peupler les espaces urbains, de Paris à Berlin, en se déployant sur les façades des immeubles à la nuit tombée. Elles interviennent aussi grâce à des jeux de raccords entre leurs fictions et les situations documentaires où se trouve Edgar Morin. Ces procédés ainsi que la présence sensible du corps et du visage de l’intellectuel font écho à ses réflexions anthropologiques et philosophiques sur le cinéma. Autrement dit, Olivier Bohler et Céline Gailleurd ne mettent pas seulement en place un relais, une transmission orale des idées de Morin ; ils se proposent de les explorer, de les expérimenter par leur propre recherche esthétique. Interlocuteurs d’Edgar Morin, ils lui répondent et investissent sa pensée du cinéma par le cinéma.
Travailler les liens
Le film déplie ainsi le parcours d’un homme qui a presque traversé le XXème siècle et qui, résistant et communiste, s’est sans cesse interrogé sur la manière de créer des liens entre les individus, les peuples et les idées. Ce désir de complexité anime la mise en scène de Chronique d’un regard elle-même. S’éloignant d’un développement biographique linéaire, le film déploie une géographie en réseau qui rend visible les ponts construits par Edgar Morin entre la vie collective et les mondes cinématographiques. Dans le Berlin d’aujourd’hui, c’est le Berlin détruit par la guerre, le Berlin coupé en deux et le Berlin tout juste réunifié qui font surface par la parole et par les films, des archives du IIIème Reich au Néoréalisme italien. Au Paris de 1960, où fut tourné Chronique d’un été, se superposent les rues aujourd’hui parcourues par Edgar Morin, qui nous apparaît tour à tour et simultanément enfant, adolescent, adulte et vieil homme. Nous circulons avec lui dans ces temps et ces espaces au fil d’un itinéraire où « tout communique » : les expérience de la vie, le cinéma et le travail intellectuel. Chronique d’un regard est donc un film de montage autant qu’un film de parole par lequel nous circulons dans un territoire semi-imaginaire qui, fidèle à la pensée d’Edgar Morin, fait s’imbriquer les espaces quotidiens et une réalité en cours d’invention.
Cette mise en scène qui cherche à établir des contacts entre des temps et des espaces hétérogènes permet de restituer au spectateur le mouvement de la pensée d’Edgar Morin qui, loin de toute patrimonialisation, continue de nous projeter vers l’avenir. Les films vus et les livres écrits apparaissent dans leur lien intime avec l’expérience vécue, comme des moments de passages, de transformations plutôt que des œuvres à préserver, loin du bruit de la vie collective. En cela, la séquence consacrée à Chronique d’un été fait sienne la logique d’ouverture, de recherche et d’expérimentation qui anime tout le travail d’Edgar Morin. Marchant dans la rue, Morin revient sur la genèse de ce film novateur, sur sa collaboration avec Jean Rouch et sur les espoirs de fraternité qui animaient ce projet initialement intitulé : Comment vis-tu ?. En dialogue avec son récit apparaissent certains extraits canoniques de l’œuvre de 1960, tels l’ouverture du film où Rouch présente cette « expérience nouvelle de cinéma vérité », la séquence « Êtes-vous heureux ? » tournée sur le vif dans les rues de la capitale, Marceline Loridan-Ivens sous les Halles Baltard chantant le Chant des déportés ou encore Marilou Parolini se confiant à Morin sous l’œil perçant de la caméra.
Mais le montage propose une interprétation critique de ces rushes par rapport à l’usage qui en est fait dans l’œuvre originale. En découpant autrement les séquences, les réalisateurs et leur monteur, Aurélien Manya, laissent par exemple apparaître le manque de tact des deux acolytes de Chronique d’un été qui, parfois, malmènent leurs personnages, font preuve d’une certaine misogynie (« Soyez aguichante ! » ordonnait Edgar Morin à Marceline Loridan et Nadine Ballot) ou bien arrosent les repas de bon vin afin de désinhiber leurs interlocuteurs. Ces éléments peuvent sembler anecdotiques mais ils permettent de restituer au projet de 1960 toute sa complexité éthique et sa nature expérimentale. De manière plus cruciale, ce remontage est aussi l’occasion d’introduire un dialogue non monté sur la guerre d’Algérie où les jeunes hommes s’interrogent sur la possibilité de déserter. L’autocensure de 1960 interroge le spectateur sur la place accordée à la mémoire de la colonisation dans la société d’aujourd’hui. Loin de constituer une trahison de l’œuvre fondatrice du cinéma direct en France, ce remontage impertinent de certaines séquences est une manière de lui rendre un hommage vivant. Par l’écoute et par le montage, Chronique d’un regard relaie ainsi de manière critique la question d’Edgar Morin : « Comment-vis tu ? » dans notre contexte contemporain, plutôt que d’en faire un souvenir cinéphile.
Camille Bui
Séances spéciales
Voir aussi…
– Jean-Luc Godard, le désordre exposé (Céline Gailleurd & Olivier Bohler) – François Albera
– Chronique d’un été (Jean Rouch, Edgar Morin) + 50 – Camille Bui
– « Edgar Morin, Chronique d’un regard » – sortie en salles le 29 avril – Céline Gailleurd