Entre leurs mains, un outil de travail qu’ils ont la possibilité de sauver de la liquidation judiciaire. Qui avec des ciseaux, qui avec une aiguille, qui avec des bilans comptables… tous fabriquent des sous-vêtements féminins pour le compte de Starissima, près d’Orléans. Une cinquantaine de salarié(e)s menacé(e)s de chômage qui peuvent donner une seconde vie à leur atelier en constituant une Scop (Société Coopérative de Production). Ils deviendraient alors propriétaires de la majorité du capital de l’entreprise et en éliraient le patron. Une personne égale une voix, quelle que soit la somme investie. La règle est simple : ils doivent être suffisamment nombreux à soutenir le projet de reprise en y risquant un mois de salaire, minimum. Difficile sacrifice, mais le jeu en vaut sans doute la chandelle : il s’agit tout simplement de (re)devenir maître de son propre destin.

Mariana Otero se fond dans cette aventure dès le prélude de sa naissance. Le spectateur ne le sait pas, mais elle plonge dans une société figée, patriarcale, qui n’a jamais connu de grève et ne compte qu’un seul employé syndiqué. L’organisation spatiale de l’usine est à cette image : les bureaux des cadres en costumes à l’étage ; les ateliers et les bleus de travail au niveau inférieur. Les responsables se réunissent dans des espaces vitrés et feutrés ; les ouvrières s’affairent en solitaire dans un hangar ouvert et remuant. La vaste surface est toutefois divisée par des murs invisibles : le clan des « piqueuses » n’est pas celui du conditionnement ; les machines à coudre sont l’apanage des Asiatiques et les cartons d’expédition, le lot des Africaines.

Le projet de Scop va souffler toutes ces barrières en insufflant un air nouveau, et solidaire, dans les locaux de Starissima. Si le patron continue de peser sur le sort de l’entreprise et dans les esprits des salariés, il est délibérément évacué de la représentation : le pouvoir (narratif) appartient désormais aux ouvrières. Confrontées à des subtilités administratives et à des rouages financiers qu’elles ne maîtrisent pas, elles doutent, s’interrogent sur leur engagement dans le projet coopératif avec simplicité, pragmatisme, et parfois espièglerie. Entre soutiens-gorge et petites culottes, Mariana Otero les accompagne pas à pas dans leur cheminement pour filmer, de la défiance initiale à l’adhésion finale, les étapes d’une prise de conscience collective.

Il y a quelque chose des Portraits d’Alain Cavalier dans la manière dont la réalisatrice aborde et absorbe ce petit théâtre professionnel : une attention minutieuse à des travaux manuels en voie de disparition, le privilège des très gros plans sur les détails, la présence de la voix du filmeur en réserve des images pour faire éclore les états d’âme avec tendresse…

Comme Alain Cavalier, Mariana Otero entretient un rapport très intime avec ses personnages. Fruit formel de cette entente : les écrins cinématographiques que la cinéaste offre à chacune de ces petites mains de la confection pour recueillir leurs paroles ouvrières. Manifestation verbale de cette complicité : « Je ne devrais pas vous le dire mais… », « Bon week-end »… Les filmées s’adressent à une camarade d’infortune. Au cours des 3 mois de tournage, la réalisatrice a d’ailleurs proposé de réaliser un clip afin de récolter de l’argent pour la Scop sur Internet.

Le récit s’appuie sur cette intelligence pour tisser les fils d’une narration qui alterne confidences personnelles, conversations plus informelles et réunions entre cadres de la société. Nous progressons dans la trame du film à la même vitesse que ses protagonistes, sans plus ni moins d’informations sur les événements à venir. De là découle l’intensité dramatique d’un documentaire dont le suspense engage le spectateur dans son jeu.

Une fois l’enthousiasme du succès de la mobilisation passé, une nouvelle offre de reprise du patron sème le trouble parmi les salariés. La proposition est repoussée, mais elle parvient tout de même à accroître les incertitudes – dans, et devant le film. Les rapports se crispent, le délégué du personnel tente tant bien que mal de maintenir la cohésion du personnel. Le projet de Scop avance, incertain, jusqu’à ce que l’unique travelling du film, dans un atelier désert et plongé dans la pénombre, vienne préfigurer les mines déconfites du lendemain : les hypermarchés Cora ont décidé de « déréferencer » la marque. 900.000 euros de chiffre d’affaires s’envolent, soit la certitude que les banques ne suivront plus un projet alternatif devenu peu viable.

Il pleut sur l’usine, le responsable commercial s’enfonce dans un couloir sombre et deux plans fixes de mannequins immobiles viennent s’ajouter au montage pour traduire la fin des illusions, et la mort de l’entreprise. L’économie a repris ses droits mais Mariana Otero veut retenir le chemin parcouru, indépendamment du dénouement. Elle referme son film par une séquence de comédie musicale qui célèbre le courage d’un mouvement collectif au cours duquel les salariés ont mis leurs propres ressources en commun pour devenir, ensemble, plus forts. Ils ont eux-mêmes écrit les paroles d’une chanson qui leur permet de rejouer leur propre histoire, de la mettre en récit et de se la réapproprier. « S comme Solidaire/Sortir du redressement judiciaire/C comme courageux/On s’en sortira victorieux/ O comme Optimiste/Nous savons ce projet réaliste/P, persévérant/Tous unis, quel projet motivant ». L’effort choral final agit comme une projection au-delà de la représentation. A leur tour, finalement, de nous regarder, en s’imaginant un avenir contre la fatalité. C’est leur point final, leur point d’espoir.

 

Cédric Mal

Les précisions du Blog documentaire

1. Mariana Otero est notamment l’auteure de La loi du collège (1994), un feuilleton documentaire en 6 épisodes qui retrace un an de la vie d’un collège de banlieue parisienne. Elle a également réalisé Cette télévision est la vôtre (1997), immersion dans les coulisses de la première chaîne de télévision privée portugaise.
Dans Histoire d’un secret (2003), Mariana Otero revient sur les causes du décès de sa mère qu’on lui a cachées alors qu’elle était enfant. Vous pouvez retrouver sur ce film un entretien avec la réalisatrice mené par Charlotte Garçon sur Cinéfeuille. Le documentaire est également disponible en VoD sur Universciné.

Mariana Otero est par ailleurs membre du Conseil d’Administration de l’ACID. Elle s’exprime ici sur Entre nos mains :

2. Alain Cavalier a filmé au début des années 90 une série de 24 portraits de femmes au travail. De La Repasseuse à La Romancière en passant par La Matelassière, le filmeur s’attache à la vie, personnelle et professionnelle, de femmes dont le métier est parfois en voie de disparition. « Je ne suis pas un documentariste. Plutôt un amateur de visages, de mains et d’objets« , explique le réalisateur. Les Portraits d’Alain Cavalier sont disponibles sur Amazon.

Le filmeur a également réalisé d’autres portraits, d’hommes héroïques cette fois, avec Les Braves, dont vous pouvez retrouver une analyse sur le Blog documentaire.

Voyez ici par exemple le portrait de La marchande de journaux :


3. Fiche technique de « Entre nos mains » :

Réalisation, image : Mariana Otero.
Son : Pierre Carrasco.
Montage : Anny Danché.
Musique : Fred Fresson.
Production : Archipel 33/Denis Freyd, 2010.
Distribution : Diaphana.
35mm, couleurs, 87 min.

4. Cette analyse est initialement parue dans la revue Images documentaires, n°69/70, janvier 2011.

No Comments

  1. Pingback: Histoire d’un secret (Mariana Otero) « Le blog documentaire

  2. Pingback: Documentaire « A Ciel ouvert » : entretien avec Mariana Otero | Le blog documentaire

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *