C’est l’un des films que Le Blog documentaire a décidé de distinguer – et de soutenir – lors du Fidé 2019, Festival International du Documentaire Émergent. Dans « J’suis pas malheureuse », Laïs Decaster brosse un portrait tendre et lumineux de sa bande de copines. Un documentaire réjouissant que nous vous proposons de (re)voir ici en exclusivité pendant une semaine. La proposition est accompagnée d’un entretien avec la réalisatrice. Bon film !
Le Blog documentaire : Vous filmiez vos amies depuis plusieurs années quand vous avez décidé de tirer un documentaire de vos rushs… Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
Laïs Decaster : J’avais effectivement accumulé beaucoup d’images pendant plusieurs années, sans savoir si j’allais en faire quelque chose. Mais ces images me restaient en tête. La liberté qu’avaient mes amies pour parler me semblait importante, je savais que je voulais en faire quelque chose mais je ne savais pas vraiment par quoi commencer.
La première chose qui a motivé cette décision a été la découverte d’un documentaire italien au festival de Lussas intitulé D’amor si vive, de Silvano Agosti. Dans ce documentaire, le réalisateur filme en gros plan, un à un, sept personnes : un enfant, une mère, un transsexuel, un travesti, une prostituée, etc. Chacun répond à sa façon aux questions du réalisateur, des questions précises et très intimes. Ces sept personnages m’ont touchée, leurs paroles, leurs discours sur la vie sont tellement forts et si humains qu’on est captivé par leurs récits de vie. Quand j’ai découvert ce film, j’ai tout de suite voulu continuer à tourner davantage.
J’avais commencé à filmer juste après le bac quand je rentrais à l’Université de Paris 8 en cinéma. En fin de licence, je me suis retrouvée avec de nombreuses heures de rushes, des images très diverses. Car même si nous étions un petit groupe, je ne filmais pas toujours les mêmes filles, je ne suivais pas toutes les histoires. Je n’avais pas de fil conducteur.
Je suis rentrée en master réalisation avec ce projet. C’est là que j’ai vraiment décidé que ces images allaient devenir mon film de fin d’études. J’étais suivie par Claire Simon qui m’a beaucoup aidée à retravailler mes intentions. Elle m’a conseillé pour le cadre, le son, puis pour prendre du recul et affiner le montage final.
Racontez-nous comment vous vous êtes débrouillée de toute cette matière… Par quel bout commencer le montage, en somme ? Avec quelles intentions ? Qu’est-ce qui a guidé votre écriture ?
Les heures de rushes se faisaient de plus en plus nombreuses. Pour prendre du recul sur ce que je filmais, je triais régulièrement mes images. Je créais d’avance de longues séquences sur mon logiciel de montage où je gardais tout ce qui pouvait être intéressant. C’était très instinctif, je gardais ce qui me plaisait, les moments qui me touchaient particulièrement. Je ne peux pas expliquer exactement comment j’ai fait ces choix. Je savais que je ne pouvais pas retranscrire une histoire narrative où l’on suivrait chaque fille.
Ce qui a conduit réellement le montage, ce sont les moments de vie. Puis, avec Claire Simon, nous avons réfléchi à une voix-off. Cela permettait de m’inscrire dans le film, je n’y avais pas pensé au début. Mais il paraissait nécessaire que j’explique pourquoi j’étais là avec ma caméra, pourquoi filmer me paraissait nécessaire à ce moment de ma vie. J’ai compris que je grandissais avec ce film, avec les images. Je nous voyais grandir. C’est un film très nostalgique finalement. Je regardais mes copines et savais que c’était notre jeunesse que je voyais se dérouler devant mes yeux. Mais ça, j’en ai pris conscience que plus tard, quand il a fallu prendre du recul sur le film et construire le montage. Je ne me posais aucune question sur ma propre vie quand je tournais, c’était mes amies avant tout que je voulais filmer. C’est dans les dernières années de réalisation que j’ai compris que j’étais directement concernée par ce que je filmais.
On sent que votre position change tout au long du film. Vous vous affirmez davantage derrière la caméra, la manière de cadrer évolue… C’était conscient, assumé ? Ou est-ce que vous vous êtes simplement laissée porter par le naturel ?
J’ai toujours été portée par le naturel globalement. Je ne savais jamais vraiment ce que mes copines allaient raconter, ce qui allait se passer. Mais comme je regardais beaucoup mes images au montage en même temps que je continuais à filmer, cela me permettait de prendre conscience de certaines erreurs : ne pas couper la parole, laisser des silences pour qu’elles reprennent toutes seules ce qu’elles avaient à dire par exemple. Ne pas trop bouger le cadre, aussi…
Et je pensais également beaucoup aux décors. Par exemple, pour la scène de coiffure dans la chambre, j’avais repéré ce mur rouge et les photos, je trouvais que cela racontait beaucoup de choses.
La « butte » aussi, le lieu où il y a une vue sur Paris. C’est un endroit que je voulais toujours filmer. Je le trouvais très représentatif : c’est un espace où l’on se retrouve tout le temps, il est beau, on voit Paris au loin et en même temps c’est l’un des seuls lieux extérieurs où on peut se retrouver dans nos villes de banlieue. Il n’y a pas vraiment d’endroit où l’on peut se retrouver en dehors de chez nous. Et il surplombe Paris, comme si nous étions au-dessus, comme dans une bulle où rien ne nous fait peur et où nous pouvons parler de tout.
La dernière séquence à vélo et la danse à Paris, ce n’était pas non plus du hasard. Nous avions déjà fait ces sorties pendant l’été et j’avais repéré les lieux, je savais un peu comment je voulais filmer. J’imaginais comment elles allaient danser, j’étais presque sûre que ce serait la dernière image du film.
On se demande évidemment si vous continuez à filmer vos amies… On aurait envie de voir la suite ! C’est précieux ce travail du temps en documentaire, qui permet d’apprécier les trajectoires humaines sur le très long terme, un peu comme à la manière de la Up Series de Michael Apted… Mais peut-être avez-vous d‘autres projets?
Pour l’instant, je ne les filme plus. Avoir toujours sa caméra avec soi, c’est aussi être un peu en dehors du groupe. Je ne participe pas aux conversations de la même façon, je les laisse s’exprimer davantage. Je crois qu’elles comme moi avons besoin de nous retrouver sans ma caméra, sans un objet au milieu de nous qui me place naturellement à un autre endroit.
Mais c’est vrai qu’à chaque moment passé avec elles, ce qu’on vit est tellement fort et souvent drôle que je me dis que ça pourrait être un film. J’admire toujours autant leur façon de se comporter en société. Et quand je suis avec elles, je me sens vraiment moi-même.
Je crois que c’est très précieux aussi de vivre sans sa caméra. Ce qui me donne envie de filmer c’est aussi d’avoir mes propres émotions, sans conscientiser tout ce qui se passe.
D’ailleurs, je ne suis pas sûre de vouloir faire des films toute ma vie. Je veux filmer si quelque chose me donne envie, si je pense nécessaire de filmer. Je ne peux pas dire si j’aurais toujours le désir de filmer. Je ne veux pas essayer de faire un film juste pour faire un film, juste pour avoir un autre projet. Je crois que ça se sent toujours quand un film est forcé.
Cet été je filmerais peut-être ma petite sœur (qui apparaît un peu dans J’suis pas malheureuse, la petite blonde). Elle a aussi une personnalité bien à elle. Je la filmerai peut-être entourée de ses copines avec lesquelles elle joue au foot. Il y a aussi la coupe du monde de foot féminin qu’elles vont suivre. Mais je ne sais pas ce que cela va donner.
Peut-être qu’un jour, je reprendrais ma caméra pour filmer mes copines à nouveau. Mais je ne veux pas trop y penser et prévoir ces choses-là. On verra si à un autre moment de ma vie je trouve nécessaire de reprendre ma caméra auprès d’elles. Pour l’instant, nous sommes heureuses que le film soit terminé comme ça et nous continuons nos vies tranquillement, toujours toutes ensemble.
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