Après la présentation du FID 2015 par Jean-Pierre Rehm, place aux films sélectionnés par le festival. Qu’elles soient ou non en compétiton, les propositions étaient on ne peut plus variées. Souvent inclassables, intrigantes aussi, et donnant assurément matière à réfléchir, elles ont participé au succès d’une manifestation singulière. Revue de détails avec Rym Bouhedda.
Le FID a cette réputation d’être un festival pointu et élitiste. Voilà qui est dit, même si c’est là révéler un secret de polichinelle. Pourtant, à bien regarder la programmation de cette 26e édition – et même les précédentes… – l’hétérogénéité des formats, des formes, des modes de narration nous dissuaderait plutôt dans notre tentative de définir quel « genre » de films voit-on au FID. Pour nous égarer encore plus, certaines propositions surprennent tant elles sont l’antinomie des préconceptions habituelles – « intellectualiste », « poseur », « soporifique » pour citer les sentences les plus fréquentes attribuées à des films parfois aussi poliment taxés d’ « exigeants ». A contrario, ne tombons pas dans le travers inverse, par mauvaise foi ou bonne conscience, en faisant l’apologie de la facilité, du rythme ou du réalisme. Essayons davantage de nous extirper de ces considérations…
Car en fin de compte, le propos d’un film et son intérêt dépassent largement les catégories dans lesquelles, par manie typologique, on s’échine à le ranger. Sans aucun doute, l’effet produit par une œuvre relèvera moins des discours de présentation que de la disponibilité d’esprit et de la croyance volontaire du spectateur.
Pour « voir », et croire, peut-être faudrait-il aussi botter en touche toutes les pensées parasitaires qui nous forcent à « juger » ce que l’on regarde au moment même où on le fait. En somme, s’efforcer de jouer le jeu avant de s’envelopper orgueilleusement dans sa posture critique. Tordre le cou à nos illusoires représentations. Voyons donc ici, avec une sélection de films divers, vers quels horizons ils nous ont mené.
Commençons par du cinéma direct. Business club de Chloe Mahieu et Lila Pinell, produit par Frank Eskenazi, nous immerge dans la vie pour le moins romanesque du vicomte Arthur de Soultrait, fondateur de la marque de prêt à porter « Vicomte A ». Ce film pourrait reposer les sempiternelles questions d’éthique liées à cette veine sociale du cinéma documentaire : de quelle manière peut-on s’autoriser à ridiculiser son « ennemi » -pour parler crûment – pour mieux montrer en quoi il se trompe ? Le procédé peut être condamnable par principe mais il semble revenir à chaque spectateur d’en juger par lui-même – l’approuver par (ré)confort idéologique ou amusement moqueur ; le rejeter par malaise ou excès d’empathie… Quoi qu’il en soit, quand le jeune vicomte se rend au Centquatre pour élargir sa cible marketing ou lorsque son équipe fomente une stratégie pour vendre plus à des « ploucs » du Qatar, il nous offre, tel un cadeau donné de bon coeur, son échelle de valeurs avec sa sincérité la plus noble – sans mauvais jeu de mots. Flanqué d’un rire absurde, on se cogne aux reliques d’une pensée aristocratique française qui se fond, dans une immixtion improbable, avec les passions néocapitalistes contemporaines.
Convoquant lui aussi des plans de cinéma direct, Le divan du monde, de Sven de Pauw, expose en huis clos, dans le cabinet du non conventionnel psychiatre Dr Federmann, un défilé de patients aux profils tragiques pour dresser en creux un diagnostic aussi social que médical. Là aussi, on rit parfois jaune devant l’attitude décomplexée du docteur qui n’hésite pas à railler gentiment ses patients pour mieux les pousser dans leurs retranchements. Dans l’Agora du FID, espace de débat prévu avec les réalisateurs après les projections, on aperçoit le personnage haut en couleurs, affublé d’un tee-shirt satirique « Sarkozy je te vois » comme quelques minutes plus tôt sur l’écran. Il nous parle de son engagement citoyen, qu’il s’oblige à ne séparer en aucun cas de sa profession, et du réalisateur qu’il aime à appeler « son maître » tant il a compris de sa propre pratique pendant ce tournage. Défenseur de l’Aide Médicale d’Etat (les étrangers arrivant en France ont besoin de protection, dit-il), il conseille par exemple à un réfugié mauritanien de devenir berger et non balayeur. A Strasbourg où il officie, lorsqu’il croise de jeunes immigrés algériens, il assure avec aplomb qu’il y a 99% de chances pour qu’il s’agisse de personnes traumatisées…
Hassen Ferhani évoque, entre autres et très justement, ces traumatismes sociaux subis par de jeunes Algériens en perdition dans Fi rassi rond-point (Dans ma tête un rond-point). Raflant le Grand prix de la compétition française, le film a ému le public dans une belle unanimité. Il nous donne à voir, dans les abattoirs d’Alger, une série de personnages philosophant sur l’amour et la vie entre deux dépècements bovins. La beauté de la composition des plans fixes aux couleurs surréalistes se conjugue dans un puissant écho au vibrant désespoir d’Algériens suspendus à leurs rêves. Le jeune réalisateur réussit ici à nous troubler en pointant la possible folie que génère l’étroitesse de la vie dans un pays-prison et les amitiés fraternelles qui maintiennent néanmoins le quotidien par compensation. Le film a également été distingué au palmarès en recevant le prix du jury Renaud Victor, attribué par des prisonniers des Baumettes qui l’ont accueilli avec émotion.
Elément notable pour de nombreux films sélectionnés: la recherche formelle et la composition narrative arrivent à se concilier avec (l’)humour. Les bêtes sauvages, d’Eléonore Saintagnan et Grégoire Motte (production de Red Shoes), est un drôle de film animalier qui brouille les pistes en nous contant trois histoires à la lisière du conte pour enfants, et cela avec une grande liberté scénaristique. Mêlant reconstitution fictionnelle, images vidéos, archives et séquences documentaires, ils mettent en scène des anecdotes avérées ou légendaires sur les perruches de Bruxelles, des renards franco-belges et les hippopotames de Pablo Escobar. Avec une grande complicité comique, les deux réalisateurs n’hésitent pas à représenter en papier mâché des têtes d’hippopotames flottant sur le lac d’Annecy et à faire parler Pepe le mâle dominant en Congolais. Le projet se veut collaboratif, réunissant plusieurs participants : acteurs, plasticiens, photographes occasionnels, conteurs, compositeurs, etc. Et avant le film, des expositions et des conférences des auteurs révélaient déjà un pan toujours surprenant de ces histoires faussement innocentes.
Humour cocasse et autodérision sont également de la partie dans Pawel i Wawel, road-trip islandais où le réalisateur Krzysztof Kaczmarek tente en vain d’organiser un festival itinérant célébrant le cinéma polonais. L’échec cuisant des projections est mis en scène dans des plans minimalistes et des dialogues parfois ubuesques. Mais l’essentiel du film ne se situe pas là. Le prétexte du festival agit en trompe-l’oeil pour attirer notre attention sur les à-côtés : le voyage et la musique. La musique comme narratrice du film esquisse des ponts entre des personnages musiciens rencontrés par hasard sur la route – hasard et improvisation sont d’ailleurs des éléments fondateurs d’une démarche s’approchant beaucoup de la performance. Des nonnes carmélites à un guitariste et son chien chanteur en passant par des danseuses adolescentes, le film se dessine comme un parcours ludique et psychédélique, véritable voyage mental et onirique au terme duquel on ressort littéralement « renversé » dans nos perspectives, confondant le ciel et la mer.
Avec un autre usage de la musique, plus explicite, la comédie musicale de Gaël Lépingle Une jolie vallée prend place dans un village du Tarn, où l’auteur recompose le spectacle d’une troupe de choristes interprétant un opéra inspiré des Trois mousquetaires. A ceci près que celui-ci se tient dans le décor trivial des salles de MJC et des routes départementales. Cette mise en scène anachronique réinvente l’espace et souligne la volonté transperçante de choristes de tous âges d’inventer des moments réenchantés dans le cours de ces instants chantés. Seulement le réalisateur nous dit qu’il n’a pas voulu précisément offrir une vision enchantée, mais voir la beauté là où elle est. Ne pas regarder les personnes pour ce qu’elles sont mais pour ce qu’elles font ; c’est-à-dire débarrassées pour un temps de leur fonction sociale. Un des personnages confie dans le film que la chorale représente pour tous la seule expérience réelle du sentiment collectif. Passer par une pratique fictive pour mieux éprouver des sentiments effectifs, voilà peut-être ce que nous disent ces choristes…
Le film de Benjamin Hameury, Les voisins, convoque lui aussi des personnages inattendus, anti-héros documentaires incarnant une classe moyenne française drapée dans sa manifeste tranquillité. Ou fausse tranquillité en l’occurrence, puisque est détourné par la forme d’un thriller burlesque le quotidien pavillonnaire de quelques couples de retraités du sud de la France, précisément là où le réalisateur a passé son enfance. C’est donc avec des acteurs non professionnels qu’il construit cette fiction barrée, à l’humour décalé, bâtie autour d’une intrusion suspecte dans le morne quartier résidentiel que les retraités tentent de percer au jour.
Enquête également, mais dans les plis de l’Histoire et face à l’incongruité de la cohabitation indifférente de monuments mémoriels qui se fanent, s’effritent ou rouillent, parfois vandalisés et pillés. Rastreador de estatuas (Le chasseur de statues), de Jeronimo Rodriguez, et Toponimia, de Jonathan Perel, ont en commun de faire apparaitre à l’écran des plans fixes de statues ou de bustes officiels de personnalités sud-américaines pour y retrouver les échos de l’Histoire. Mais la comparaison s’arrête là.
Le premier est la quête dense et dynamique d’un certain Jorge, personnage dont les péripéties sont contées à la troisième personne par un narrateur sonore et distant. Il nous mène de New York à Santiago de Chile sur les traces d’Egas Moniz, médecin inventeur de la lobotomie ; métaphore anecdotique finalement dépassée par la marche de la quête elle-même : une succession de plans de parcs, de stèles et de coins de rues où on atterrit par le biais de digressions comiques relatant les obsessions d’un personnage-enquêteur. Personnage que l’on n’aperçoit jamais, mais que l’on suit à travers ses yeux, en voyant et en s’étonnant devant ce qu’il découvre. Des noirs jalonnent le récit, marquant le passage d’un lieu à un autre, comme pour nous laisser reprendre notre souffle dans ce mouvement arpenteur et incertain, au cadre instable.
Toponimia a, lui, une structure parfaitement arithmétique en quatre chapitres, un épilogue et des plans au millimètre n’excédant jamais quinze secondes. Quatre villages fabriqués de toutes pièces par l’armée argentine durant la dictature sont examinés à l’écran dans une suite de plans régulée tel un protocole militaire : des documents administratifs ayant servi l’acquisition de terres léguées à l’Etat, un panneau de bienvenue, des colonnes à l’entrée de la ville, des rues, un terrain de sport, un château d’eau, le buste de la personnalité dont le nom a été donné à la ville, etc., pour finir platement sur un chemin vague. Le dispositif est aride mais diablement efficace tant il nous fait éprouver à travers ce cycle sans issue le cours implacable du temps et son effet dévastateur sur la mémoire contenue dans les choses matérielles et l’espace.
A l’espace aussi, mais ici immatériel, faisait référence le film au titre énigmatique d’Andreï Schtakleff, La montagne magique. Le réalisateur nous convie dans la moiteur et l’obscurité d’une mine de Colombie, où les travailleurs répètent inlassablement les mêmes gestes et sont comme appelés dans les tréfonds de la montagne par une divinité virile. De longs plans sculptés par la lumière font éprouver le temps des mineurs, ce temps d’enfermement où ils confient notamment soucis familiaux et ragots dans une séquence de cinéma direct jouant en contrepoint des plans allusifs précédents. Et c’est en serrant les dents que l’on assiste à une scène finale en caméra subjective digne d’un film à suspense…
De la même manière, c’est dans une autre dimension, mystico-scientifique si on devait la qualifier, que nous accédons dans Entrelazado, de Riccardo Giacconi, gagnant du Grand prix de la compétition internationale. Tour à tour avec des personnages aussi lointains qu’un marionnettiste, un tailleur, un médium et une physicienne, des histoires surnaturelles se tissent dans une ambiance « cheap » de lumières artificielles, au rythme de mains qui travaillent. Dans une lente progression vers le nœud du film, le son d’un thérémine dessine à notre esprit des ondes, comme un effet inconscient produit par les explications scientifiques que nous livre une physicienne sur la théorie de l’entrelacement (des particules connectées se transmettraient des informations plus vite que la lumière). Ceci expliquerait notamment comment survient l’inexplicable. L’image vrillée dans des lignes mouvantes, la lumière surréaliste et le récit de situations ésotériques dressent l’univers intriguant d’un film à la complexité fascinante, dont on ne peut que constater la cohérence et la correspondance plastique et narrative.
Cas spécial pour Télécommande, film d’une réalisatrice iranienne anonyme qui retranscrit en voix-off des commentaires acerbes d’Iraniens excédés par la campagne présidentielle qui se joue devant leurs téléviseurs. Des plans de différents écrans s’enchaînent, sans qu’aucun visage ne puisse être montré. Seules des voix s’insurgent, sur un ton mi-indigné, mi-fataliste, parfois teintées d’ironies cinglantes devant des images surréalistes. Discours racoleurs à la gloire de l’Ayatollah, larmoyants de patriotisme et de propagande bigote, auxquels répond également la réalisatrice, à la voix trafiquée. Quelques mots précisent à la fin du film que l’anonymat n’est pas une posture morale mais un moyen de s’emparer des « règles du jeu » décidées par le régime iranien.
Témoignant aussi d’une actualité récente, Home, de Rafat Alzakout, aborde le sentiment de perte et l’exil forcé d’un danseur et artiste polyvalent qui a laissé derrière lui, dans une Syrie désormais meurtrie, sa troupe d’amis et leurs habituels spectacles de marionnettes satiriques pour enfants. Malgré une certaine binarité appuyée dans la mise en scène – l’avant et l’après clairement annoncés – ce film aura eu le mérite de pointer la focale sur ce que nous avons rarement l’occasion de voir dans le traitement médiatique des conflits ; à savoir : la multitude de sentiments contraires qui cohabitent dans les esprits, et surtout la vigueur nécessaire de l’art, devenu vital à ce stade, prodiguant du sens et un partage collectif.
Des arts dans leur grande variété, il en est question en filigrane dans les approches singulières d’autres films. Khalik Allah, dans le remarquable Field Niggas, part de son travail photographique pour installer la trame de son film désynchronisé dans lequel apparaissent des images ralenties de silhouettes d’habitants de Harlem, afro-américains pour la plupart, les yeux rendus vitreux par le « spice » qu’ils fument dans la rue. L’œuvre filmique apporte naturellement un moyen d’exploration de la vie et un mouvement qu’on décèle pourtant déjà dans des clichés inspirés par la tradition documentaire américaine de la street photography. Le décalage rythmique de l’image et du son opère la distinction entre une parole libératrice et foisonnante, qui se doit d’être entendue, et des visages perdus dans un autre temps, qui se doivent d’être vus et observés lentement.
Dans Meurtrière, de Philippe Grandrieux, l’exercice de contemplation des corps est aussi ce qui meut la conception picturale de ce film-performance à l’écran vertical. Des danseuses s’entremêlent et se figent dans des poses lentement transformées par des surimpressions successives, tel un tableau mouvant où la peinture se mélange en surface. La pulsion incontrôlable du corps, figurée par des sursauts de convulsions et des bruits de râle, est rejouée de manière intense dans une forme qui éclate le cinéma dans un spectacle méditatif.
Pulsions cette fois inconscientes dans le récit autobiographique de Louis Skorecki, Le juif de Lascaux, OFNI que lui même rapproche de la forme poétique. Comme avec des mots assemblés sans recherche d’intelligibilité manifeste, des séquences jouées en extérieur par des acteurs-amis convoquent cuisine juive, Adam et Eve, un rat, et des sentiments familiaux troubles et troublés.
La diversité du panel de la programmation rend les trois compétitions (française, internationale et premier film) assez secondaires par rapport à une sélection qui se justifie dans la rencontre même entre des approches du monde hétéroclites. Rencontre entre les films mais aussi entre des réalisateurs et des amateurs de cinéma, le FID a pour lui d’aider à décloisonner aussi bien le regard que les barrières entre les genres.
Que l’on aime ou non, force est de reconnaître la volonté salutaire de proposer des formes et des propos qui ne s’alignent pas dans une pensée unique. Le désir de cultiver cet éveil représente en soi une perspective engagée. Celle qui fait le pari de sans cesse renouveler l’étonnement pour faire échapper à un statu quo aveuglant.
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