Troisième épisode de ce récit signé Pierre-Nicolas Durand sur Le Blog documentaire. Ce jeune documentariste nous fait ici généreusement partager les événements qui jalonnent son parcours de réalisateur. Après les joies et les peines du premier film, après la rencontre de Claude Miller pour le premier documentaire du cinéaste, voici venu le temps de travailler pour la télévision. Troisième épisode, donc, avec Les petites mains symphoniques…
Les films It’s not a gun et Marching Band ont été des opportunités qui me sont pour ainsi dire tombées dessus. En 2009, après la sortie du documentaire coréalisé avec Claude Miller et Hélèna Cotinier, j’ai essayé de trouver des sujets de films par moi-même, dans le but de réaliser un nouveau documentaire sans l’aide d’une co-réalisatrice ou d’un co-réalisateur. Je pense notamment à la fermeture d’une usine sidérurgique emblématique de Chicago ou aux coulisses de l’Insep, le temple du sport français de haut niveau. Mais la direction de l’usine américaine n’a pas voulu de la présence de ma caméra. Quant au documentaire à l’Insep, c’est une longue « aventure » sur laquelle je reviendrai plus tard.
Et puis un jour de début 2010, un ami me présente Eric du Faÿ, musicien professionnel et fondateur d’un concours national de musique classique pour les enfants de 6 à 12 ans. Je remarque tout de suite chez lui une énergie hors du commun et une forte volonté de démocratiser la musique et de valoriser la pratique amateur. C’est un garçon convaincu que la musique doit aussi être un plaisir et que beaucoup l’abandonnent car elle se résume trop souvent à un fastidieux apprentissage. Eric veut donner à certains enfants l’opportunité de faire de vrais concerts dans de belles salles sans forcément passer par de longues années de cours. Nous sommes tous les deux ravis de cette rencontre : Eric parce qu’il a vu et aimé Marching Band au cinéma avant de me connaître et que toute publicité sur son initiative l’intéresse ; moi parce que je trouve un nouveau sujet que je pense facile à réaliser compte tenu de mon expérience dans la mise en image de la musique et des aventures collectives. Un an et demi plus tard, je serai définitivement convaincu qu’un documentaire n’est jamais facile à réaliser…
Mais au début tout se passe bien : Eric m’accueille dans sa vie sans problème et je passe plusieurs mois à le fréquenter et à l’observer dans ses efforts pour faire de son concours une réalité. Marching Band avait pêché par manque de repérage et j’en avais tiré une bonne leçon. J’accompagne donc Eric à son bureau et observe ses rapports avec ses collaborateurs. Je vais également assister aux cours de musique qu’il donne en banlieue parisienne. Certains de ses élèves passeront le concours et peuvent devenir des protagonistes du documentaire. Tout au long de ces repérages, je prends des photos qui me servent à illustrer le dossier que j’écris petit à petit pour convaincre un éventuel producteur. Et puis ces photos ont une autre utilité : en les partageant avec les petits musiciens et leurs parents ainsi qu’avec Eric et son équipe, je leur montre que mon but est de produire des images qui leur plaisent aussi. Je leur montre qu’ils peuvent me faire confiance. Et puis ce procédé est aussi très utile puisqu’il habitue toutes ces personnes à la présence d’un observateur /filmeur.
La première vraie bonne nouvelle concerne la production du film. Au fur et à mesure de mes repérages, j’écris et réécris mon dossier de présentation jusqu’à arriver à une version qui me semble satisfaisante. C’est-à-dire que, selon moi, le dossier donne envie de voir le film et il est assez… comment dire… « intellectualisé » pour rassurer des diffuseurs ou financeurs potentiels. J’envoie donc ce dossier à une société de production qui me répond positivement. Trouver un producteur, et surtout un producteur qui travaille, c’est-à-dire qui vend vraiment des programmes aux chaînes principales de télévision, c’est effectivement une bonne nouvelle. Mais comme je l’ai dit plus haut, la partie n’est pas gagnée tant qu’un diffuseur n’a pas signé. Trouver un producteur m’a procuré le plaisir d’avoir gagné un set, pas d’avoir remporté le match.
Mais très vite, j’apprends qu’un accord est passé avec France 2. A 29 ans, j’ai l’occasion de réaliser un 52 minutes pour la plus grande chaîne publique et une fois encore je remercie du fond du cœur… la vie.
Tout va donc pour le mieux jusqu’à ce que quelques nuages viennent petit à petit assombrir mes perspectives.
J’apprends tout d’abord que le budget va être très serré, ce qui implique deux conséquences concrètes : non seulement le tournage se fera dans une économie de moyens mais je devrai continuer mes activités de monteur en parallèle pour continuer à vivre.
Et puis j’apprends que toute la post-production sera prise en charge par le diffuseur, ce qui implique que je devrai monter, mixer et étalonner avec des techniciens que je ne connais pas et avec qui je n’ai jamais travaillé. A l’époque, c’est surtout le montage qui m’inquiétait. Avec ma double casquette de réalisateur et de monteur, je suis bien placé pour savoir que la phase de montage est primordiale pour le documentaire et qu’une mauvaise entente entre le réalisateur et le monteur peut fortement nuire à la qualité du résultat final.
Mais qu’à cela ne tienne. Je vois l’opportunité de réaliser un troisième film, tout seul et pour un « grand » diffuseur, comme une chance extraordinaire pour laquelle je suis prêt à bien des adaptations, voire des compromis.
Mais ce qui commence vraiment à m’inquiéter, c’est la réalité même de ce que je m’apprête à filmer. Petit à petit, je m’aperçois que le réel commence à ne plus être en accord avec le film que j’ai promis. Le concours Petites Mains Symphoniques est une initiative privée portée à bout de bras depuis des années par son charismatique créateur. Mais à l’époque, les moyens que ce dernier arrive à récolter tardent à venir, les sponsors et institutions censées aider ce projet culturel font davantage la fine bouche que prévu. Les ambitions d’Eric sont de plus en plus mises à mal, et les miennes par la même occasion.
Nous voyons ici l’une des grandes contradictions du documentaire : il s’agit de filmer la vie, voire de la mettre en scène, et pourtant, quels que soient les événements qui surgissent, le film doit coller à un scénario plus ou moins préétabli. En tout cas, proposer à France 2 l’histoire d’un concours de musique qui ne va pas à son terme à cause d’un manque de budget ne paraissait pas une option.
Voici quelques précisions pour bien comprendre comment les choses se sont déroulées…
En juin 2010, ce sont 500 enfants venus de toute la France qui se rendent à Paris pour participer aux trois journées de finales du concours. Le matin, ils passent leurs auditions dans un Conservatoire et l’après-midi ils ont rendez-vous à la Salle Gaveau. Dans cette salle prestigieuse leur attend un grand spectacle au cours duquel ils connaîtront le nom des gagnants qui auront la chance d’avoir une place dans l’orchestre Petites Mains Symphoniques. Je filme moi-même ces trois longues et éreintantes journées, accompagné d’un ingénieur du son, et jusqu’ici tout se passe comme prévu. Les 120 petits gagnants, qu’ils soient violoncellistes, hautboïstes, percussionnistes, tubistes… doivent se retrouver deux mois plus tard dans un village d’Isère, sans leurs parents mais avec des professeurs, pour donner naissance à l’orchestre. Pendant 10 jours, ils vont vivre ensemble, apprendre à se connaître les uns les autres et aussi apprendre à connaître les partitions. Ils vont vivre une expérience très forte et je me réjouis d’avoir à filmer une telle aventure. J’ai pleinement confiance dans ma capacité à raconter une histoire drôle et émouvante avec cette belle matière première.
Seulement voilà, Eric, personnage principal du film, chef de l’orchestre et surtout grand maître d’œuvre de toute l’opération, n’est pas assez soutenu pour pouvoir mener à bien ce grand projet. Il veut alors attendre d’autres moyens et repousser toutes les échéances. Tout le planning de post-production et de diffusion va donc voler en éclat.
C’était sans compter sur la ténacité des producteurs qui n’ont pas accepté une telle remise en cause du projet et qui ont su convaincre Eric. C’était sans compter non plus sur ma capacité à élargir mon rôle d’observateur/filmeur à celui de co-organisateur de ce que j’allais mettre en images.
Eric ne pouvait plus organiser une académie de 120 enfants pendant 10 jours. Je l’ai donc aidé à en organiser une de 50 enfants pendant 5 jours. J’ai dû aider Eric à trouver les logements et des moyens de transport. Je l’ai aidé à téléphoner et à envoyer des messages à tous les parents pour organiser cet événement. Je suis même allé jusqu’à mettre mon nez dans la répartition des lits dans les dortoirs. Nous avons conçu tous les deux le programme de ces 5 jours. J’étais pour ainsi dire pris au piège, condamné à faire naître un événement de peur de ne pouvoir le filmer. Alors tant qu’à faire, autant organiser des activités qui peuvent devenir de belles scènes. C’est ainsi que je me suis permis d’inclure dans cette académie de musique quelque chose qui avait très bien marché dans mes deux précédents films mais qui avaient eu lieu sans que nous l’organisions nous-même : une séance de photo de groupe.
La question de la mise en scène du réel, de la ligne entre observation et participation est une question complexe et très débattue. Je pense que chaque réalisateur doit trouver son propre équilibre. Cela dit, ce n’est pas aux théories du cinéma documentaire que je pensais à cette époque, mais bien à la meilleure façon de m’en sortir en faisant plaisir à tout le monde, y compris à moi.
Une fois les 50 enfants réunis dans ce petit village d’Isère, ma vie de réalisateur a repris un cours assez normal pendant ces quelques jours. Avec une pression différente de mes précédentes expériences : les deux premiers films que j’avais co-réalisés avaient fait l’objet de plusieurs mois de tournage. Cette fois-ci, j’avais 5 jours pour faire la majeure partie d’un documentaire de 52 minutes. Pas question de se dire que l’on peut rater une répétition de l’orchestre car il y en aura d’autres. Tout est filmé et tout servira : les répétitions par famille d’instruments, les répétitions de tout l’orchestre, les interviews des enfants, les enfants qui appellent leurs parents au téléphone, qui vont se coucher, qui mangent… Avec un tournage si court, tout peut servir, et presque tout à servi.
Le montage a donc débuté quelques jours après dans les locaux de France Télévisions et je dois dire que je suis très bien tombé. La monteuse a bien compris ce que je voulais et elle a été une alliée de poids tout au long de ces deux mois de travail. Ma grande fierté reste encore aujourd’hui d’avoir réussi à lui donner tort sur un point précis : en arrivant dans la salle de montage, je me rappelle lui avoir dit que je voulais un film sans commentaire. Elle m’a répondu avec un sourire désolé que tous les jeunes réalisateurs qui travaillaient avec elle et qui mettaient un pied à France Télévisions pour la première fois lui disaient la même chose. Aucun d’eux n’avaient eu gain de cause jusqu’à présent. Les Petites Mains Symphoniques est pourtant un documentaire sans voix off…
Le reste de la post-production dans une antenne de France Télévisions en province a quant à elle été un véritable cauchemar sur lequel je ne préfère pas m’éterniser. Lorsque l’on tourne un film puis que l’on passe des mois à le monter, arriver dans une salle d’étalonnage ou de mixage est normalement un moment très agréable. L’étalonneur, le mixeur et l’opérateur de titres sont des magiciens qui viennent bonifier votre travail sous vos indications. Normalement…
Ce documentaire a été une expérience bien plus difficile que ce à quoi je m’attendais, pour un résultat sympathique, mais sans la portée sociale que je croyais pouvoir y mettre au tout début du projet. A de nombreuses reprises je me suis dit que j’allais laisser tomber la réalisation, que c’était bien plus facile et rémunérateur de travailler comme monteur. Mais que voulez-vous ? Toutes proportions gardées, Stanley Kubrick disait que tous ceux qui ont eu l’occasion de projeter leur film à un public savent qu’il y a peu d’émotions qui égalent cette joie. Et cette sensation peut tout aussi bien exister avec le documentaire, qui est lui aussi basé sur des personnages, une narration, du suspens, de l’humour, de la mélancolie… Qui lui aussi veut provoquer des émotions chez le plus grand nombre de spectateurs possible.
Je lis en ce moment Hollywood Story, l’autobiographie de Franck Capra. Un livre offert par Hélèna Cotinier, co-réalisatrice de It’s not a gun. Elle m’a conseillé la page 230 :
« Du point de vue de leur fabrication, il n’y a pas deux films identiques. Chaque film est pour le cinéaste un moment de sa vie passé dans un petit monde irréel qui a son identité, son intégrité, sa propre série d’événements mémorables et de coups de théâtre. On se met peu à peu à l’aimer et à s’habituer à ses particularités. Les rêves se matérialisent. Les valeurs que l’on voyait dans un flou diffus se précisent. On voulait que cela ne cesse jamais. Mais le film s’achève, lui. Le monde de rêve se dissipe comme la brume aux premiers rayons du soleil ; et une partie de soi-même se dissipe avec lui. Et on se retrouve brutalement plongé dans le monde réel – mal à l’aise, nerveux, difficile à vivre. Il n’y a qu’un remède. Un nouveau film. Un autre petit monde irréel, de nouvelles visions, de nouvelles expériences, de nouveaux coups de théâtre. Et voilà qu’on se remet à l’aimer, à s’y adapter, à espérer que cela ne finira jamais. Mais, un jour, ça s’arrête. Ça disparaît en emportant une autre partie de soi-même. C’est ça, faire des films. »
Pierre-Nicolas Durand
Je peux témoigner ici du fait que la famille de M.Durand n’a jamais été en mesure de lui proposer un piston dans le monde du cinéma…Article très sympathique au demeurant, l’auteur y livre des réflexions personnelles rares et fait état de difficultés rarement évoquées ailleurs par les réalisateurs.
Gageons que le meilleur est encore à venir…