Un an après les attentats de janvier dernier, France Télévisions déploie une programmation documentaire pléthorique en ce début d’année. Et parmi les films proposés tout au long de cette semaine, nous avons fait le choix de nous arrêter sur le documentaire de David André, « Du côté des vivants ». L’auteur de « Une peine infinie » et de « Chante ton bac d’abord » y livre un portrait tendre et sensible des survivants et des proches des victimes. Onze « moments lumineux où la vie résiste »… Le film a été diffusé sur France 2 mardi 5 janvier à 22h50. Il est aujourd’hui visible sur Youtube. Analyse par Fanny Belvisi.
Pour revenir sur les événements survenus dans le journal Charlie Hebdo le 7 janvier dernier, il fallait réussir à y insuffler une vision nouvelle. Il fallait choisir un camp. Et c’est précisément ce que fait David André en posant sa caméra Du côté des vivants. Avec une infime douceur, le réalisateur se penche sur ceux qui ont survécu au drame, qu’il s’agisse des collaborateurs de Charlie Hebdo ou de l’entourage proche des victimes. La caméra se glisse ainsi dans l’intimité du travail du deuil, sans jamais sombrer dans le voyeurisme.
Pourtant, David André ne filme pas que l’absence, mais plutôt la manière dont la vie reprend, s’organise autour de ce vide. Figures arachnéennes du film, les personnages tissent des fils pour colmater, ou en tout cas enjamber le trou qui a abîmé leur toile. Du côté des vivants capte ce processus, ce lent et douloureux retour à la vie.
Le film s’organise en une succession de chapitres, onze en tout, qui sont autant de petits portraits des dessinateurs morts dans la fusillade, mais aussi un état des lieux/d’âme de ceux qui y ont miraculeusement survécu. Le parcours de Charb, Tignous, Cabu, Wolinski ou encore Mustapha Ourad est ainsi esquissé, dessiné par petites touches. Mais la force du film est de rendre ces ébauches sensibles, car présentées à chaque fois sous un angle particulier qui transforme chacun de ces portraits en une personne singulière et attachante.
Quant aux autres, ceux qui ont échappé à l’horreur et qui ont bien voulu essayer de mettre des mots sur cet événement directement face à la caméra, leur parole brille par sa pesanteur et ses hésitations. Le témoignage de Zineb el Rhazoui laisse entendre, derrière sa force, sa fougue et la combativité de ses mots, la faille qui la traverse et que les cigarettes qu’elle fume nerveusement ne parviennent pas à dissimuler. Ici encore, l’habilité du réalisateur est d’éclairer chacune de ces personnes sous une facette particulière qui, parce qu’elle fissure leur mur de douleur, décloisonne leurs mots et offre du même coup au spectateur une porte d’entrée sur leur intériorité.
A l’invitation adressée par le réalisateur aux survivants du drame de venir parler, Luz choisit d’y répondre par l’écrit et le dessin. Non, il ne viendra pas se poser devant la caméra de David André parce que l’urgence de vivre est plus forte que celle de dire. Raconter et être filmé induisent une distance, un recul, un retour en arrière qui vont à l’encontre de la bataille qu’il estime à présent devoir mener : se mettre dans la vie jusqu’au cou et regarder le futur en face.
David André choisit résolument de se placer du côté de la vie en nous mettant sous les yeux la manière dont celle-ci s’incarne, notamment chez les figures féminines du film. Épouses, mères, fille ou amie des disparus devenues ambassadrices de la liberté d’expression, puisque c’est à elles désormais que revient le devoir de porter le flambeau défendu par l’être aimé. Dans Du côté des vivants, les personnages sont très souvent filmés en mouvement, à pied, à la nage, ou en déplacement, assis dans une voiture, un scooter ou bien un avion, comme pour mieux suggérer que la vie est une praxis, une action. Les paysages s’écoulent et glissent derrière eux ; le temps file. Conférences, remise de prix, café entre amis, inauguration d’école, autant d’évènements qui viennent activer le combat et les idées des dessinateurs de Charlie Hebdo, preuve que celles-ci sont bien vivantes.
La délicatesse du film de David André se situe pourtant dans sa parfaite maîtrise du rythme et dans l’alternance des tempos. Tout en filmant ses personnages dans une sorte d’élan vital, de force, prêts à « faire front », David André les saisit également dans leurs moments de suspension, d’arrêt sur image, plantés devant l’embrasure d’une fenêtre, les yeux rivés sur un horizon introuvable. Telles des notes de musique mal accrochées à leur partition, le réalisateur capte le flottement de ses personnages, leurs errances dans des pièces trop grandes et trop vides. Les silences des personnes filmées composent également la mélodie du film, dans lequel les musiques jouent un rôle prépondérant puisque c’est aussi elles qui impriment à chaque portrait une texture spécifique. Il y a, dans Du côté des vivants, un souffle, tout à la fois fragile et tenace, léger et grave, qui irrigue l’ensemble du film, module habilement des variations émotionnelles faisant osciller le spectateur entre l’expérience de la perte et l’énergie de l’espoir.
Les plans des bureaux abandonnés de Wolinski, Tignous ou d’Honoré sont particulièrement saisissants. Confits de solitude, ils donnent eux aussi l’impression que le temps s’est figé, que leur propriétaire s’est absenté momentanément, mais qu’il ne va pas tarder à rentrer dans la pièce et à reprendre ses crayons. Là encore, l’initiative de Maryse Wolinski de confier le bureau de son mari au Musée du dessin de presse et de d’humour pour qu’il soit reconstitué en l’état, dit la volonté de continuer de vivre et de faire vivre.
Le film aura débuté par des images d’archives de scènes de vie à la rédaction de Charlie Hebdo qui font entendre une succession de rires et de joyeux éclats de voix. Il s’achève sur cette interrogation : « Peut-on encore rire de tout ? ». A cette question, les personnages semblent répondre par l’affirmative. Là où leur raison, leur langage et leur pensée buttent, c’est toujours à trouver du sens aux actes du 7 janvier 2015. Rien, pas même les corps délabrés du Radeau de la méduse du tableau de Théodore Géricault que scrute Sigolène Vinson au Louvre, ne vient donner une explication à l’impensable. Reste alors cette furieuse envie de vivre : puisque le langage échoue à raconter, les vivants dont il est question dans le film de David André ont fait le pari de vivre encore plus vite et plus fort, pour deux.
Correction : c’est le parcours de Charb, Tignous, Honoré, Wolinski, Mustapha Ourrad qui est esquissé. Cabu est évoqué à travers une conclusion poignante.